2. Clan destin - Le peuple de la Terre
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2. Clan destin - Le peuple de la Terre
Le village
Quand Manon ouvrit les yeux, elle ne vit qu’un enfant asiatique qui la dévisageait en silence. Il ne devait pas avoir plus de quatre ans et triturait ses cheveux, intrigué par leur texture. Amusée, Manon le laissa faire en refermant les yeux. Il lui poussa sur le nez ; Manon imita le bruit d’un klaxon, qui surprit le bambin. Il prit ses jambes à son cou et quitta la pièce en criant dans une langue étrangère.
Cela termina de la réveiller complètement, ainsi que Félix et Zoé qui somnolaient à côté d’elle. Une dizaine de gosses déboulèrent immédiatement dans l’encadrement de la porte, commentant leurs hôtes sans que ceux-ci ne comprennent un traitre mot.
— Mais où est-on ? murmura Félix.
— On est dans un village de Papouasie ! répliqua Zoé d’un ton désinvolte.
— Arrête, ça me fait vraiment flipper !
— Mon dernier souvenir est d’être dans la prairie à attendre Elias, intevint Manon.
La veille, ils avaient attendu sans succès qu’Élias réapparaisse. Ils ne comprirent pas comment ils s’étaient endormis. Ils étaient morts d’inquiétude et trépignaient sur place, ne sachant où chercher leur compagnon. Félix était monté jusqu’en haut de la colline pour demander de l’aide au berger qu’ils avaient aperçu. Il ne restait rien de son passage, à peine quelques crottes attestant de la présence de ses bêtes. Aucune piste ne pouvait les mener à son habitation.
Manon croyait dur comme fer que les hommes le ramèneraient sain et sauf et qu’il leur suffisait d’attendre qu’ils reviennent. Félix, par contre, n’était pas aussi optimiste. Le serpent pouvait l’avoir tué.
— S’il est mort, avait avancé Zoé, les clandestins ne rendront pas le corps de peur d’être accusés de meurtre. Le mieux est que tu ailles chercher de l’aide au village et que nous restions ici à l’attendre. Au pire, on aura dérangé deux personnes, au mieux on sauvera ton frère !
— Je suis d’accord, émit Félix inquiet, mais j’ai promis à ta mère qu’on ne se séparerait pas !
— Mais il y a urgence, Félix ! argumenta Zoé, vas-y ! on ne bougera pas, je te le promets !
Félix accepta, soulagé.
Puis, plus rien. Oui, Félix se rappelait vaguement avoir couru quelques mètres vers l’aval, mais rien d’autre. Seule Manon se souvint d’avoir aperçu une boulette bleue s’écraser sur la cuisse de Félix. D’ailleurs, on y voyait encore une tache bleuâtre. Zoé ausculta sa sœur, y remarqua la même empreinte dans la nuque et elle réalisa qu’elle-même en avait une similaire, sur le bras.
— Bref, on nous a endormis, comme ils l’ont fait pour Élias ! en conclut Félix.
— Putain, c’est quoi cette galère ? grogna Zoé.
— Eh bien si j’étais clandestin, je n’aurais pas envie qu’on sache où je me cache, dit Manon. Donc si je sauve l’un d’entre eux, j’endors les autres pour les mener au village…
Ils restèrent quelques minutes sans rien dire ; Félix approuva d’un mouvement de tête la thèse de Manon.
— D’abord retrouver Élias, dit-il. Puis, on avisera.
Il se planta devant les enfants et leur demanda où était son frère. Les gamins le regardaient avec des yeux ronds, sans répondre, un petit sourire flottant sur leur frimousse.
Félix se mit alors à mimer en gesticulant dans tous les sens, ce qui provoqua d’énormes éclats de rire du côté de son public.
— Ils comprennent rien, se lamenta-t-il.
— Attends ! lança Manon. Je vais essayer.
Elle s’accroupit à la hauteur d’une fillette un peu plus grande. D’une voix très douce et à force de mouvements calmes, elle recommença :
— On cherche Élias. Il a été mordu par un serpent ; peux-tu me montrer où il est ?
L’enfant parla à ses condisciples, puis elle prit la main de Manon et l’emmena hors de la pièce.
Ils sortirent ensemble et découvrirent leur lieu de résidence. C’était un hameau composé de huttes sur pilotis. Au milieu d’une place, un gigantesque eucalyptus protégeait des rayons du soleil deux ou trois personnes âgées. Une immense yourte tronait non loin. Tous les autochtones s’arrêtaient à leur passage et commentaient celui-ci avec une certaine véhémence que les amis ne comprenaient pas. La gamine ne semblait pas s’en soucier et, quand un des adultes l’interpellait, elle répondait très sûre d’elle, en désignant une des cases, située à l’écart du village.
Au bout d’une centaine de mètres après la dernière habitation, trônait une hutte légèrement différente des autres. Elle était un peu plus petite et dégageait une odeur d’herbes brûlées qui incommoda les trois ados. La fillette y entra, la pièce était complètement enfumée et empestait au point de ne pas pouvoir y respirer.
Ils eurent un peu de mal à distinguer Élias couché dans un hamac attaché aux deux grands piquets qui maintenaient le toit. Il dormait d’un sommeil agité, émettait des syllabes incohérentes.
Une fois la première surprise passée, Félix observa l’endroit avec un brin d’effroi. Cela ressemblait furieusement à une cabane de sorcier : des plantes pendant au mur, quelques flacons remplis de liquides de couleurs indéfinissables, rangés à même le sol sur tout un pan de la hutte. L’un d’eux était ouvert. Un serpent, noyé dans une pâte légèrement gélatineuse, semblait avoir été importuné par une petite palette qui avait servi à appliquer sur la morsure la mixture de son bain. Élias transpirait à grosses gouttes, ses bras brassaient l’air dans des mouvements saccadés et désarticulés.
Félix n’y tint plus, il avisa les filles et leur déclara :
— Restez à côté de lui, je fonce à Abar chercher du secours.
— Comment tu nous retrouveras ? lança Zoé.
— Je ferai une piste, t’inquiète ! Quant à repérer Abar, pas de problème, je suivrai la rivière !
Sans attendre d’autres objections, Félix s’élança hors de la hutte vers le centre du village. Il n’avait aucune idée de la direction à prendre pour rejoindre cette foutue rivière, mais il ne désespérait pas de demander l’aide des enfants qui grouillaient encore autour de lui. Il mima la rivière, les poissons, le radeau ; peine perdue : les gamins étaient hilares, mais ils ne captaient rien des simagrées qu’il émettait.
Un peu déçu, il parcourut du regard la place, vit un homme assez jeune, avec sur l’épaule un bâton auquel pendaient une série de poissons.
— Bingo ! murmura-t-il, satisfait. C’est donc par là !
Il se précipita de ce côté du hameau et arriva rapidement à la lisière de la forêt. Dès qu’il s’y engagea, une panthère sauta devant lui, les crocs menaçants. Félix recula de deux pas.
« Élias avait raison, c'est bien une panthère. On n'est franchement pas rendu ! pensa-t-il. J'crois pas que j'arriverai à faire un pas dans cette forêt »
Il hésita un instant, puis se souvenant que c’était sûrement cet animal qui avait sauvé Manon, il espéra qu’elle le laisserait passer. Au premier pas engagé, la bête avança d’un air féroce.
— En effet, déclara le pêcheur, dans son dos. Tu n’iras pas beaucoup plus loin. La panthère protège le village. Elle ne permet à personne de le quitter sans autorisation.
— Et je ne peux pas sortir ?
— Tu te perdrais.
— Montrez-moi le chemin! il faut que j’aille chercher du secours mon frère est en train de délirer dans la hutte du sorcier !
— Je te signale que «sorcier» dans ta bouche est péjoratif. Appelle-la, femme-medecine, ou plus simplement Bégawan. Cela-dit, ton frère ne délire pas : il a été soigné et il est hors de danger.
— Je me moque de savoir comment il faut l’appeler ! s’énerva Félix. Il a de la température, il radote n’importe quoi ! Il est fragile, il risque une crise d’asthme !
— Silence, Félix ! Ressaisis-toi ! ordonna le pêcheur, d’une voix n’admettant aucune discussion. Élias n’est absolument pas chétif. Rien ne l’empêche de respirer, s’il transpire, c’est que sa fièvre tombe. Ne le couve pas comme ça ! Retourne près de lui.
( Félix ne réalisa que bien plus tard, quand Élias lui demanda ce qui s’était passé sans lui, que l’homme connaissait leur prénom. )
Un peu penaud, Félix fit demi-tour, laissant l’homme à l’orée du bois. Quand il fut à la croisée des chemins, il hésita un instant à prendre une autre direction, mais le pêcheur l’attendait déjà devant la porte de la hutte. Félix fronça les sourcils, comment était-ce possible que ce villageois soit déjà là ? La distance était trop grande pour qu’il puisse courir du bord de la forêt où il l’avait quitté à l’entrée de cette pseudo infirmerie. L’homme lui fit un geste en l’engageant à venir rapidement vers lui. Félix remit à plus tard ses interrogations, il arriva au petit trot. L’homme le fit entrer dans la pièce et le suivit immédiatement. Une vieille dame s’agitait, en transe, devant Élias. Les deux sœurs s’étaient réfugiées dans un coin, hypnotisées par la danse de l’aïeule. Félix tenta de les rejoindre mais le pêcheur l’arrêta en empoignant son bras. La grand-mère chantait une longue plainte, d’une voix monocorde, les mains au-dessus du corps d’Élias qui s’était complètement calmé, quoiqu’encore inconscient.
Félix se demanda si elle n’était pas en train de l’envoûter ; il piétinait, très anxieux. L’homme le fixa un instant en soupirant, puis il recentra son attention sur la mélopée de la sorcière. Celle-ci termina ses lamentations en agitant plusieurs fois ses poignets au-dessus de la tête du garçon. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle, elle découvrit les filles qui n’avaient pas bougé et leur octroya un petit sourire assez doux. Manon et Zoé s’approchèrent lentement du hamac. Le pêcheur lâcha enfin Félix.
— Laissez-le se reposer, il se réveillera tout seul dans quelques minutes, déclara-t-il, toujours avec ce même ton autoritaire.
Félix ne détachait pas les yeux de son frère ; il ne put s’empêcher de déposer deux doigts sur son front et constata que la fièvre était tombée. Élias dormait profondément, en ronflant gentiment.
Durant ce temps, Manon observait les deux hôtes qui se dévisageaient sans rien émettre. Ils remuaient la tête de temps en temps, levaient un sourcil, comme s’ils étaient en grande conversation. L’homme désigna Félix du menton puis réajusta son attention sur la sorcière. La vieille femme sourit, lança un coup d’œil vers Félix, puis se retourna sur son vis-à-vis en haussant légèrement les épaules. Elle semblait lui donner un ordre, que celui-ci accepta en hochant la tête avec conviction. Elle sortit, laissant le pêcheur avec les ados.
Extrêmement médusée, Manon n’avait pas quitté des yeux leurs hôtes. L’homme la scruta un instant ; il lui décocha un sourire un peu enjôleur qui provoqua quelques frissons chez la jeune fille. Méfiante, elle fronça les sourcils. "Trop séduisant pour être honnête" , se dit-elle, sur ses gardes.
Il la dévisagea un instant, d'un air un peu marri. Elle se demanda s'il l'avait entendue, puis balaya la supposition. " gardons les pieds sur terre" se dit-elle. Il fronça les sourcils, regarda ses pieds, puis secoua la tête en regardant les autres ados.
— Qu’est-ce qu’elle lui a fait ? intervint Félix encore fort anxieux.
Elle lui a remodelé son œuf.
— Son œuf ?
Tout être a autour de lui une enveloppe invisible qui le protège, expliqua-t-il. Quand celle-ci vient à se rompre à cause d’un élément extérieur, comme ici le serpent, il faut la reconstituer et la consolider. Une fois son œuf à nouveau vaillant, la personne est totalement guérie. Vous verrez, Élias va bientôt revenir à lui et, en plus, il sera dans une forme que vous ne lui connaissez pas.
Sans se donner le mot, les trois fugitifs lancèrent une avalanche de questions :
— Qui êtes-vous ?
— Où est-on ?
— C’est quoi, cette panthère ?
— Pourquoi nous suivez-vous depuis notre départ ?
— Pourquoi nous avez-vous endormis ?
— C’est qui l’homme aux bracelets ?
— Stop ! imposa le pêcheur en riant. Je vais vous raconter notre histoire, je répondrai ainsi à vos angoisses.
— On n’a pas peur, réagit tout de suite, Félix. On veut juste savoir tout ça.
L’homme fut très amusé par la remarque du garçon, lui octroya un sourire un peu condescendant qui fit rougir Félix. Il leur proposa de s’asseoir devant la hutte pour écouter son récit.
Le peuple de la Terre
« Depuis la nuit des temps, nous vivions dans la jungle, au milieu d’arbres immenses et cherchant perpétuellement la lumière. Les saisons ne correspondaient pas à celles-ci. Les plantes, les rivières, les animaux même étaient différents. Le village se déplaçait de quelques kilomètres quand le sol s’épuisait, pour permettre à la nature de se recomposer. Nous étions le peuple de la Terre, en harmonie totale avec elle. Au fil du temps, à cause de la déforestation massive, nous ne pûmes plus nous mouvoir comme nous le faisions. Nous torturions notre terre à force de séjourner au même endroit. Les tribus de notre peuple se décimaient immanquablement. Nous avons préféré tout quitter, avant qu’il ne soit trop tard.
Une longue transhumance s’en est suivie. Nous ne connaissions rien du monde au-delà de notre forêt ; nous l’avons traversé de part en part pour arriver ici. Moi-même, je suis né pendant ce voyage. En mémoire des régions parcourues, les enfants nés durant ce périple ont reçu comme prénom le lieu de leur naissance. Ainsi, je m’appelle Salween, du nom d’un fleuve qui prend sa source au Tibet. Je suis né non loin de là.
Ne croyez pas que nous ayons marché sans arrêt ! Nous avons fait de grandes haltes, le temps d’un accouchement ou d’un hiver.
Nous avancions de la tombée de la nuit jusqu’à son milieu pour ne pas nous faire remarquer. Nous n’avons jamais été inquiétés, grâce à notre panthère apprivoisée et à notre guide. Nous avons pris plusieurs fois la mer, jamais pour très longtemps, surtout afin de nous éloigner du danger. On empruntait alors deux ou trois barques, que les pêcheurs retrouvaient peut-être le lendemain, après avoir “ dérivé ” sur une vingtaine de kilomètres. Une nuit, alors que nous étions en mer, notre guide s’est levé, a regardé un point fixe et l’a désigné en déclarant que la fin du voyage se trouvait au-dessus d’une montagne dont on n’apercevait que la silhouette. »
— En gros, voici l’histoire. Je ne peux pas vous raconter quinze ans en dix minutes ! termina Salween.
— Comment se fait-il que vous connaissiez le français ? demanda Manon.
— Je ne parle pas le français. Nous avons traversé des pays entiers et nous étions à pied. Parfois, pour sillonner une contrée, il nous fallait des mois ; d’autant plus que, comme je vous l’ai déjà dit, on s’arrêtait pendant longtemps ! On était obligé de communiquer pour pouvoir vivre tranquille, alors nous avons développé la langue universelle. Vous m’entendez ; pourtant, regardez : je bouge à peine les lèvres.
Complètement abasourdis, les ados réalisèrent qu’en effet il n’émettait aucun son. Il s’exprimait uniquement par télépathie. Ils restèrent un moment silencieux. Manon fixait l’homme en pensant qu’il n’avait répondu à aucune question. Sa chronique avait quelque peu endormi leur méfiance ; ce type avait une autre idée en tête, c’était certain. Salween se tourna lentement vers elle, lui sourit amicalement. Cela ajouta une couche de suspicion et la raidit totalement. Elle le fixa, le front légèrement en avant, le regard dur.
— Dire que j’ai fait le singe devant tous ces gosses qui me comprenaient parfaitement bien ! coupa Félix, rompant ainsi le face-à-face muet entre Salween et Manon.
— Non, déclara-t-il posément. Les enfants ne connaissent pas cette manière de communiquer. Nous ne l’avons plus appris aux enfants qui sont nés ici.
— Hi hi ! intervint Élias dans leur dos. J’imagine la mine de ma prof d’anglais si je pouvais parler comme ça !
— Élias ! s’exclama Manon. Comment vas-tu ?
— Impeccable ! On peut repartir.
Salween grimaça un sourire, il se leva, puis il leur proposa de manger. Les quatre ados le suivirent jusqu’à la hutte où ils avaient dormi. Félix se préoccupait encore vaguement de la santé de son frère et il se rassura en le voyant taquiner les enfants qui couraient autour d’eux.
Zoé avait un paquet de Tic-Tac dans sa poche et elle en offrit aux gamins. Ils se mirent à observer ces petites « graines orange » avec étonnement ; ils ne comprenaient pas que cela pouvait se manger, jusqu’à ce qu’Élias en avale une et fasse encore plus de simagrées qu’Astérix ayant bu de la potion magique.
Seule, Manon marchait silencieusement derrière Salween. Mine de rien, elle détaillait le village et surtout les sorties envisageables. Elle se dit qu’il faudrait sûrement courir, pour rejoindre la rivière. D’ailleurs, il valait peut-être mieux éviter la rivière et rejoindre directement la bergerie. Elle avisa le soleil, détermina le sud grâce à sa montre. Elle s’aperçut à ce moment-là que les quatre chemins qui composaient le village étaient exactement tracés selon les points cardinaux. Coup de chance.
Ils empruntèrent le chemin ouest et s’arrêtèrent enfin devant la hutte.
" Dommage, se dit Manon, c’est celui qui est le plus éloigné de la bergerie."
Une femme arriva en même temps qu’eux, avec un grand panier de fruits et quatre galettes. Salween et elle discutèrent un moment ; du menton, il désigna Manon avec un petit air moqueur puis il reprit son conciliabule. La femme avisa également la jeune fille, tenta un sourire plus rassurant. Manon était verte. Élias avait également observé le manège ; il fronça les sourcils et mit une main protectrice sur l’épaule de sa copine. La femme déposa le panier dans la hutte et ressortit immédiatement pour se diriger vers le centre du village. Salween les invita enfin à entrer dans l’habitat, pour manger ce qu’on leur avait apporté.
— Ne vous dérangez pas, répondit poliment Manon. Nous avons de quoi déjeuner pour dix ; montrez-nous seulement le chemin pour rejoindre notre radeau.
Salween hésitait, les yeux braqués sur les arabesques qu’il dessinait avec son pied. Il releva la tête et répliqua:
— Vous avez compris que notre village doit rester secret ?
— Bien sûr ! rassura Félix avec force. Vous pouvez compter sur nous, nous serons aussi muets que des carpes.
— Les carpes peuvent faire du bruit malgré elles… rétorqua le pêcheur. Il s’agit, pour nous, d’une question de vie ou de mort, vous êtes d’accord ?
— Ouais ! lança Zoé, un peu vexée. Vous ne nous faites pas confiance ou quoi ?
Les villageois sont très partagés ; certains vous font confiance, d’autres non.
— C’est quoi votre plan ? lâcha Manon sur la défensive. Depuis le début vous nous baladez, vous n’avez répondu à aucune de nos questions. Qu’est-ce que vous nous voulez ?
— Que du bien, rassure-toi Manon, répondit Salween sur un ton mielleux.
Légèrement en retrait, Élias jaugeait l’homme en silence. Il était encore jeune, trente voire trente-cinq ans, bien bâti, tout en longueur. Il avait un corps d’athlète, comme la plupart des gens de sa tribu. Ses cheveux mi-longs étaient retenus par un bandeau. Il avait pas mal de classe. Élias supposa qu’il ne faisait que les intimider ; il tenterait donc le tutoiement, pour jouer « copain/copain ». Il prit son élan, écarta les mains de manière à tranquilliser Manon. Salween s’en amusa ; il afficha un petit sourire serein qui confortait la thèse du discutailleur invétéré.
— Tu as une autre solution ?
— Nous pourrions vous endormir et vous déposer aux abords du continent.
— Ridicule ! répliqua Élias sur un ton moqueur légèrement condescendant.
Salween en fut passablement vexé. Il le dévisagea sévèrement, puis rétorqua un peu plus sèchement :
- Et pourquoi ridicule ?
Élias perçut la mine courroucée et se radoucit pour calmer son adversaire.
— Imagine que tu nous largues ailleurs ; tôt ou tard, on nous trouverait. On se posera mille questions sur notre trajet. Nos parents voudront connaître les moindres détails et, malgré toute notre bonne volonté, ils comprendront assez vite qu’on n’a pas pu acoster comme ça, si facilement.
— Votre naufrage n’aura pas l’air si évident s’il ne reste que trois rescapés, répliqua Salween comme s’il demandait du sel à table. Ne prends pas nos intentions à la légère, Élias. Nous savons très bien où nous allons.
Ce type n’était pas en train de bluffer. Élias devait jouer plus serré. Même s’il n’en menait pas large, il garda son air serein et engagea l’argument suivant :
— Et le quatrième ?
— Le quatrième aura une autre histoire, répondit-il avec aplomb.
Les trois autres balanceront tout ; on se tient comme les doigts d’une main et je te jure qu’on vous retrouvera. La police, l’armée même passeront au peigne fin cette montagne et la vallée de cette rivière ! Sois-en sûr !
— J’en suis certain ! Mais nous avons des « moyens » pour qu’on ne vous cherche pas par ici !
— Quels moyens ?
— Les trois disparus n’auraient plus aucun souvenir de leur expédition, ni de l’île, ni de Ma…
Salween s’interrompit brutalement comme si le mot lui avait échappé et se reprit :
— Ni du quatrième. Ils débarqueraient dans quelques semaines, tellement choqués que personne ne comprendra ce qui s’est véritablement passé.
Élias sentit son ventre se nouer. Il n’arborait plus une mine désinvolte mais un regard déterminé, presque paniqué.
— Pourquoi garderiez-vous l’un de nous ? Ce serait qui, le quatrième ? souffla Élias. N’imagine pas un instant qu’on pourrait vivre comme vous ! C’est qui que vous garderiez ? Le « ma » que t’as lâché, c’est Manon ?
— De toute manière, le quatrième ne regrettera pas sa vie d’avant, bredouilla Salween. Il n’y a pas à se faire de mauvais sang.
— Qu’est-ce que t’en sais ? gronda Élias se débattant sur son échiquier. Vous tueriez le quatrième ! Celui-là se laissera mourir plutôt que d’entrer dans vos coutumes. Manon restera avec nous ! Ne nous séparez pas, c’est le plan le plus exécrable qui soit. Vous n’arriveriez jamais à nous déposer sur le continent sans que les garde-côtes vous surprennent. Ta panthère ne sert à rien sur la mer.
Salween sembla tout à coup interpellé par ce que disait Élias.
— Comment sais-tu que la panthère n’a aucun pouvoir sur l’eau ? lui demanda-t-il sur un ton plus songeur.
— L’évidence ! répliqua Élias en sentant qu’il marquait le point ; il ajouta :
— De toute façon, mon père est explorateur. Il nous recherche déjà. Je veux bien te parier qu’il est non seulement en train de descendre la rivière à pied, mais qu’il a récolté plusieurs indices qui le mettront sur notre piste. Il nous retrouvera avant ce soir. Et même s’il passe à côté du village aujourd’hui, demain il fouillera tous les chemins. Il les maîtrise tous. Vous ne résisterez pas longtemps.
Félix dévisagea son frère mi-amusé mi-sceptique. Salween partit dans un grand éclat de rire :
— Je tiens le pari ! lui dit-il. Élias, nous ne sommes pas si naïfs ! Vos parents ne s’inquiéteront que ce soir et l’enquête ne débutera que demain. En plus, tu n’as jamais pu sauter un repas ! Maintenant, entrez dans cette hutte, somma-t-il, et mangez ce qu’on vous a apporté.
— Élias bloqua l’entrée de la case, refusant de pénétrer dans ce qui pouvait ressembler à une prison. Manon se colla à lui, aussi déterminée à ne pas se laisser faire.
Trois individus approchèrent avec un air menaçant. L’un d’eux empoigna le bras d’Élias et le maintint à une certaine hauteur, la mine hargneuse. Élias ne se dégagea pas, il toisait l’homme froidement.
— Tu ne me fais pas peur, p’tit con ! grinça-t-il.
Le type le lâcha brutalement et s’en prit à Salween. Il le harangua en deux ou trois phrases très agressives, en bousculant Élias. Salween intervint calmement et autoritairement. Les autochtones reculèrent ; Salween avisa les ados et leur ordonna :
— Entrez dans cette hutte, s’il vous plaît. La situation est assez compliquée comme ça !
— Laisse-nous partir, Salween ! répliqua Élias. Et tu n’auras plus d’ennuis !
— Sûrement pas ! rétorqua-t-il. Entrez, c’est la dernière fois que je vous le demande !
— Et si on n’obé… commença Élias
— Je les rappelle, le coupa Salween passablement énervé, en montrant les hommes qui restaient à une distance respectable. Et ils ne seront pas tendres !
— Viens, Élias dit Félix enn le prenant par le bras.
Salween les suivit à l’intérieur. Il leur demanda plus calmement de rester là jusqu’à nouvel ordre.
— Et c’est quand ça, le nouvel ordre ? lança Manon, impétueuse.
— Nous allons tenir un conseil ; ce que vous avez argumenté n’est pas dépourvu de bon sens. J’en parlerai. Gardez votre calme, nous ne vous voulons aucun mal ; et acceptez ce repas, je vous en prie, vous n’aurez rien d’autre avant demain.
— Garde ta bouffe, lâcha Élias. Tu verras si j’arrive pas à sauter un repas !
Salween le dévisagea, sensiblement narquois.
— À toi de voir !