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Chapitre 2: François et Annie

Chapitre 2: François et Annie

Pubblicato 13 set 2024 Aggiornato 13 ott 2024 Fan fiction
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Chapitre 2: François et Annie

Pourtant comparable à un caisson d’isolation sensorielle, le square hermétique n’a pas pu retenir le vacarme feutré déchaîné par l’affaissement de l’escalier et les coups de feu. Cela n’a donc pas manqué d’alerter les quidams du secteur. Ils ont rapidement informé la police en accusant tour à tour les mafiosi, les Russes, les écoterroristes, les gamins du quartier si mal éduqués par des parents démissionnaires et, bien sûr, le voisin du cinquième qui passe son temps à bricoler. C’est François qui arrive le premier sur les lieux. Uniforme impeccable, toujours, les plis du pantalon saillants dans un parallélisme admirable, une chemise divinement blanche immergée en préambule à chaque lavage dans un bain de vinaigre et de bicarbonate, un képi ajusté comme un écrou aveugle sur une tige filetée, il arbore avec fierté un tabard élégant d’un bleu marine sévère, seul vestige médiéval d’une tenue moderne. La main droite sur le manche de sa matraque-taser accrochée à sa hanche, la gauche tenant à hauteur de son visage une lampe-torche dirigée vers l’avant pour percer les ténèbres, il s’avance prudemment. Ce qu’il voit en premier ce ne sont ni les cadavres qui trainent à même le sol ni l’amas infernal de ferrailles et de béton, mais la vielle qui couine calée confortablement dans un angle du patio comme le jouet d’un jeune chiot coincé au fond de sa gorge. Lentement, il abaisse son faisceau de lumière, desserre l’étreinte autour de sa trique électrique,  tente de s’approcher, tend sa main libre paume ouverte devant lui et dit avec douceur:

— N’ayez aucune crainte Madame, je suis de la police.

Elle se met à hurler au secours et au viol, repousse François par ses cris et l’haleine méphitique qu’ils contribuent à expulser. Elle se calme rapidement et lui lance un regard de défi et de malice. Il connait ce regard. Au moins un identique qu’il soutenait souvent, il y a très longtemps. Plongé dans ses pensées, il ne remarque pas l’arrivée de sa sœur.

— C'est quoi ce foutoir?

A ces mots il sursaute et se tourne vers Annie.

— Je n’en sais rien sœurette, je viens juste d’arriver. Je te rappelle que c’est toi qui m’as déposé à l’instant.

— A part effrayer une vieille dame sans défense, tu t’es rendu utile?

Il ne peut pas lui donner tort. Il n’a absolument pas observé en conscience la scène de crime. Il inspire bruyamment et renifle du nez pour mieux se concentrer. C’est donc d’un œil précis, d’une oreille absolue et d’un pif virtuose à rendre jaloux le plus fin des parfumeurs ou des œnologues qu’il consigne dans sa tête la pleine exhaustivité du spectacle. Il intègre des sons, des odeurs, des images que même la scientifique une fois sur les lieux ne pourra relever. Un exercice consciencieux de captation organoleptique sensorielle comme il se plait à l'appeler.

— Ne t’avise plus de m’appeler sœurette en service.

— Bien commandant.

— Continue ta prise de notes. Je reviens.

— A vos ordres commandant.

Il a déjà fini de toutes façons. Le processus est rapide, quasi instantané. Il n’a qu’à attendre avec une relative passivité. Il fixe cependant son attention sur la personne âgée. Agée, peut-être pas. Sans âge plutôt. Son odeur la trahit: son hygiène douteuse ne parvient pas à masquer l’absence d’effluve de sarrasin bouilli propre à son âge apparent qui devrait dominer. Sa peau est peu tachée et surtout par la crasse, sa voix est trop ferme, son regard trop net. Elle doit avoir quarante, quarante-cinq ans au plus, comme lui finalement. Malgré l’étonnement, il ne lui vient en tête que cette banalité, ce poncif éculé: «la rue ça n’arrange pas». Dès lors, il ne faut pas s’étonner que malgré les années et son somptueux talent, il soit resté sergent. Dans l’ennui de l’attente, il se souvient de sa riche jeunesse, de l’époque où du haut de ses douze ans et fort de ses cinquante kilos, il imposait à sa frêle sœur, son frère nonchalant, voire sa cousine tarée, toute son autorité. Seul ce sale clébard qui les collait tout le temps lui résistait alors. Maintenant sa sœur commande, son frère est on ne sait où et la pauvre débile a fini dans un trou. Il doit quand même s’avouer qu’il l’a beaucoup pleurée.

Annie est de retour, avec des petits cadeaux: une bouteille de rhum, une de vodka, une de gin, de savoureux appâts à destination d’une pochtronne qu’il faut éloigner prestement de la scène de crime. Elle agite ces offrandes au nez de la soularde et lui dit d’un ton mielleux:

— Suivez-moi. Vous pourrez choisir celle que vous préférez.

A ces mots la poivrote se lève, s’avance vers Annie qui recule d’un pas, puis d‘un autre, d’un autre encore au fur et à mesure que l’ivrogne s’approche. Elle progresse avec prudence à reculons dans la ruelle en prenant soin d’éviter les immondices qui prolifèrent. La vielle est toujours là, à trois pas devant elle. Enfin, elle atteint sa voiture, un vieux break décrépit stationnée à proximité, ouvre la porte arrière, dépose tout au fond les trois bouteilles pleines, s’écarte afin de laisser le champ libre à l’assoiffée de service. Celle-ci ne se fait pas prier, pénètre dans l’auto sans la moindre hésitation et ne réagit pas quand Annie ferme la porte derrière elle, trop occupée à déboucher le gin qui, visiblement, a sa préférence. Sans hâte, en confiance, Annie contourne son véhicule, ouvre difficilement la portière défoncée côté conducteur, s’assoit derrière le volant. Elle klaxonne sans attendre comme pour siffler François et le faire rappliquer. Il arrive à grands pas, s’apprête à entrer à son tour côté passager.

— Non.

— Pardon? Je ne vais pas rentrer à pied!

— Non plus.

— Alors quoi?

Elle désigne du regard l’arrière du véhicule.

— Non…non!

—Si. Surveille-la. Fais en sorte qu’elle ne vomisse pas sur les sièges.

Les yeux rouges de colère, de tristesse et de larmes, François obéit sagement à sa sœur comme depuis de nombreuses années. Il maudit déjà le temps qu’il passera à nettoyer son uniforme, blanchir sa chemise et essayer de retrouver un peu de dignité. Annie démarre en trombe au moment de croiser les gars de la scientifique qui arrivent enfin sur les lieux. Elle les salue à travers le pare-brise d’un geste approximatif qui veut dire en même temps « c’est à vous de jouer » et « salut les nazes ». Elle sait qu’ils ne lui servent à rien.

Elle a son frère. Elle possède son frère. Elle aime son frère. Elle sait exploiter son talent mieux que lui-même.

Arrivé jusqu’au poste, François parvient avec peine à extraire la vielle qui a attaqué le rhum, son choix numéro deux. Il la conduit tant bien que mal en salle d’interrogatoire où Annie les attend, un café fumant à la main. «Elle aurait pu aussi penser à lui», se dit François. Il assied son témoin avec prudence, craignant qu’elle ne pose ses fesses à côté de son siège et de devoir l’étreindre pour la relever.

— Apporte-lui à manger, dit Annie.

— Un paquet de biscuits fourrés p’tit gars, dit la vielle d’une voix qui ne trahis pas le litre et demi d’alcool fort ingurgité.

Abattu, humilié, défait, il se résigne à nouveau. Il se dirige aussitôt vers la salle de pause où se trouve un distributeur de nourriture. Il sait qu'il en sera de sa poche, une fois encore. Il insère un billet d’une valeur conséquente mais c’est tout ce qu’il a. L’appareil l’avale sans à-coup et...rien ne se passe. Il sent la rage monter en lui. Il tourne le dos à la machine, inspire bruyamment en reniflant du nez. Il parvient ainsi à se calmer. Son regard est attiré par un gros extincteur posé au pied du mur. Il se demande ce qu’il se passerait s’il essayait d’introduire l’extincteur par la fente à billets.

De retour dans la salle d’interrogatoire avec un paquet de biscuits fourrés à la vanille, requinqué par sa victoire contre le dragon mécanique de la salle de pause, il surprend Annie et la vieille en train de trinquer ensemble l’une avec le rhum, l’autre avec la vodka, comme deux copines de régiment qui reviennent miraculeusement indemnes d’une campagne meurtrière, un interminable sourire aux lèvres, même si celui d'Annie est, sans le moindre doute, surjoué. Il connait parfaitement sa sœur et n'a aucun souvenir de son dernier sourire, ni de son dernier rire.

A son air ahurit, la vielle éclate de rire à s’en étouffer et se pisser dessus. Après quelques instants, elle parvient à articuler d'une voix déformée:

— Alors, on ne reconnait pas Claudine!

Un concours de picole, une commandante austère, une morte ressuscitée, une salle de pause anéantie, un flic au bord du gouffre, la vie n’est donc pas aussi terne qu’on le dit dans les commissariats.

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