

Hemlock Slosher - Les serrures du Vide
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Hemlock Slosher - Les serrures du Vide
Chapitre I — Partie 1
Le visiteur masqué
Myr Solen — Journal, Entrée I.
Si l’on veut comprendre Hemlock Slosher, il faut commencer par accepter deux choses : la première, c’est qu’il possède un regard qui voit plus que la peau et la surface des mots ; la seconde, c’est qu'il ne se lasse jamais d’apprendre à qui veut bien l’entendre qu’une énigme est tout autant un festin pour l’esprit qu’un danger pour l’âme. J’ajoute enfin (d’une manière plus personnelle) que je ne me lasserai jamais de le regarder travailler. Sa manière d’ouvrir une porte, de poser sa main sur la table ou de faire jouer son sabre-laser à sa ceinture est, pour moi, une leçon de grâce discrète.
Nous étions assis dans la mezzanine du Temple de Coruscant — un secteur que le Haut Conseil appelait plus pompeusement « Salle des Archives et d’Étude », mais que mon maître baptisait volontiers « notre coin ». Les colonnes de pierre synthétique s’élevaient comme des arbres antiques, soutenant de vastes galeries d’holocristaux, et les bibliothèques circulaires diffusaient une lueur bleutée. C’était un matin humide ; la Ville-Planète respirait lentement sous un manteau de nuages lourds, et les dômes de verre s’embuèrent à mesure que le vent chargé de pluie fouettait les hauteurs. Hemlock triait des holocartes avec un calme presque cérémoniel, chaque fragment de donnée replacé comme une pièce de puzzle qu’il avait déjà vu mille fois. Pour ma part, je notais, comme toujours, la moindre de ses remarques.
J’avais reçu depuis peu le grade de Padawan ; il m’arrivait encore de douter que ce titre me fût destiné. Pourtant, j’éprouvais le besoin de tenir ce journal, afin de laisser une trace honnête de nos enquêtes et, peut-être, pour me souvenir un jour des détails que l’habitude aurait fait s’estomper. Ce carnet n’était pas destiné au Conseil, ni même à nos pairs. Il était pour moi — et peut-être, secrètement, pour lui.
La porte vint à s’ouvrir sur un visiteur dont la présence en elle-même semblait appartenir à une autre planète. Le son métallique du mécanisme résonna dans la salle silencieuse, attirant nos regards. L’homme portait un masque de bronze poli, à la fois simple et légèrement anguleux, qui dissimulait la moitié de son visage. Ses yeux, visibles à travers deux fentes étroites, semblaient brûler d’une attention calculée. Sa cape, faite d’un tissu sombre mais d’une coupe raffinée, trahissait un certain goût pour l’apparat : non pas la discrétion des conspirateurs, mais l’élégance étudiée de ceux qui savent que l’on parle d’eux en leur absence.
Il parla peu au début ; son ton était précautionneux, presque contrit.
— Maître Hemlock ? dit-il enfin.
Mon maître leva les yeux, comme s’il s’éveillait d’un songe ou d’une méditation intérieure. Il se leva, inclina légèrement la tête, et nous salua d’un geste à la fois respectueux et distant. Son doigt effleura distraitement le rebord de la table, comme pour y tracer une ligne invisible, puis il fit signe au visiteur de s’approcher.
Je remarquai tout de suite la manière dont cet homme observait : pas de nervosité, pas de défi ; plutôt une sorte d’horloge intérieure, réglée avec une exactitude froide. Chaque pas, chaque mouvement semblait avoir été mesuré à l’avance, comme s’il suivait une partition secrète dont nous ignorions la musique.
— Je me nomme, dit-il en baissant la voix, Aro Vey, Consul honoraire de la Maison Orlann. J’ai besoin de votre aide.
Il prononça ces mots comme un homme qui consent à une blessure d’orgueil. Le titre qu’il brandissait était censé le protéger ; pourtant il le posa devant nous comme une pièce de monnaie ternie, consciente de sa valeur mais honteuse de l’usage qu’on en faisait.
Je me rappelle la manière dont mon maître inclina légèrement la tête, une courtoisie mêlée d’ironie.
— Votre nom circule dans le Temple, dit Hemlock. On raconte aussi que les Orlann savent trouver des affaires… délicates. Expliquez.
Le Consul prit une profonde inspiration. Sa voix, d’abord hésitante, se raffermit peu à peu, comme s’il reprenait possession de son rôle. Il nous raconta une affaire qui commença comme tant d’autres, par une humiliation susceptible de compromettre une union politique. La saison précédente, il avait entretenu une liaison avec une artiste de la Cour nommée Irynn Sable — chanteuse et comédienne, renommée pour son art des illusions scéniques. Leur relation s’était achevée sans heurt, sans éclat, presque avec la bienséance d’un pacte tacite. Mais depuis quelques semaines, des holoplaques compromettantes — images, messages et fragments de confidences intimes — avaient ressurgi.
Ces reliques de passion, ces traces d’un instant trop humain menaçaient désormais d’être dévoilées, compromettant non seulement son honneur, mais surtout les fiançailles de son neveu avec une héritière de Corellia. L’affaire, à première vue, n’avait rien d’un crime. Mais dans l’arène des Maisons politiques, un mot, une image, un doute suffisent à faire basculer des alliances patientes.
Il ne semblait pas demander la disparition de la femme — loin de là ; son récit respirait même une sorte de respect persistant à son égard. Non, il demandait seulement la récupération de ce souvenir embarrassant, cette preuve d’une faiblesse intime, qui avait le pouvoir de briser une promesse politique.
Hemlock écouta, silencieux, la paupière basse, le visage immobile. J’appris bien vite que ce silence-là n’était jamais passif. C’était un tamis, un espace où chaque mot de l’interlocuteur se déposait, où chaque inflexion révélait davantage que la déclaration elle-même. Puis, au bout d’un moment, il se pencha vers moi, ses lèvres effleurant presque mon oreille.
— Tu sais ce qu’il faut pour convaincre une femme qui a quelque chose à cacher ? murmura-t-il.
Je répondis sans trop réfléchir, entraîné par la confiance qu’il plaçait en mes intuitions :
— La confiance.
Un léger sourire plissa la commissure de ses lèvres.
— La confiance, oui. Mais aussi la finesse. Et surtout la patience. Souviens-toi de cela, Myr. Nous prendrons ce cas.
Je compris que la décision était prise. C’était une chose rare chez lui : accepter une mission impliquant un dignitaire politique signifiait pénétrer dans des réseaux d’intérêts où les masques sont plus nombreux que les visages, et où le vernis social dissimule parfois des gouffres plus sombres qu’un champ de bataille. Pourtant, il se leva aussitôt, choisissant dans sa garde-robe une cape sobre, d’un tissu qui absorbait la lumière sans ostentation. C’était l’un de mes modèles préférés : ni trop noble, ni trop modeste, parfaitement indéchiffrable.
— Venez demain sur Cestus Prime, déclara-t-il au consul. Votre affaire réclame discrétion. Apportez des preuves de ce que vous avancez, pas seulement des mots.
Le consul s’inclina, un peu raide, puis repartit. Je crois qu’il quitta la salle moins rassuré qu’il n’y était entré, comme si la gravité de mon maître avait rendu plus lourde encore la charge qu’il portait.
Je notai aussitôt, avec cette conscience attentive qui me définissait alors, que mon maître avait déjà tissé un fil invisible entre lui et l’affaire : il ne parlait pas d’objectifs, mais d’angles. Il savait, comme un forgeron, où il fallait frapper la matière pour que la vérité se fissure et se dévoile. Et je compris, une fois de plus, que chaque enquête n’était pour lui ni un simple devoir, ni une distraction, mais une manière de sonder l’âme humaine.
Ce soir-là, tandis que les nuages s’épaississaient encore au-dessus de Coruscant, je repensai longtemps à ce masque de bronze et à ce regard mesuré. Je pressentais, sans pouvoir encore l’exprimer, que derrière l’affaire mondaine du Consul Aro Vey s’ouvrait un abîme où s’entremêlaient secrets, passions et manipulations — un abîme dont Hemlock Slosher avait déjà deviné les contours.
Chapitre I — Partie 2
La comédienne du Crépuscule
Myr Solen — Journal, Entrée II.
C’est une chose de recevoir une affaire ; c’en est une autre de se rendre sur place. La décision de quitter Coruscant pour Cestus Prime marquait toujours un basculement dans la texture de nos enquêtes. Le Temple, avec ses couloirs marbrés et ses silences méditatifs, imposait une distance presque confortable entre nous et le monde extérieur. Mais voyager, quitter l’ordre des Archives pour se confronter à la rumeur d’une autre planète, c’était comme plonger dans une eau trouble : on ne savait jamais ce qui remonterait à la surface.
Cestus Prime se présenta à nous sous une lumière métallique. Depuis l’orbite, la planète offrait déjà un visage ambigu : une sphère striée de zones industrielles étincelantes, avec de grandes forges et des complexes urbains, mais aussi, par contraste, des vallées obscures recouvertes de brumes lourdes. Les holomaps que nous avions consultées ne rendaient qu’une approximation schématique des réalités du terrain. Car la ville principale, toujours en expansion, était un palimpseste de constructions : des quais suspendus à plusieurs niveaux, des enchevêtrements de passerelles, des enseignes lumineuses projetées en langues croisées, et surtout cet éclat sans relief des néons publicitaires, qui finissait par éroder la frontière entre le jour et la nuit.
Nous descendîmes au quartier du Crépuscule. C’était un lieu dont la réputation précédait la visite : on disait que là s’assemblaient les amuseurs, les poètes et les secrets. Les tavernes s’ouvraient sur des escaliers plongeant dans des salles enfumées, et des musiciens se tenaient sur des plateformes suspendues, jouant pour un public mouvant. Les enseignes multicolores clignotaient, parfois en retard d’une seconde, créant une impression de décalage permanent.
Hemlock, en marchant, me confia ses instructions d’une voix basse, presque monocorde.
— Observe, Myr. Prends note. Ne juge jamais sur la première impression.
Puis, il ajouta cette phrase qui s’imprima aussitôt en moi.
— Un cœur qui s’étale trop vite se referme souvent sur un mensonge.
Nous avancions entre les odeurs d’épices brûlées et de fumées huileuses. Le quartier vivait de ce mélange : un parfum de liberté mêlé à la certitude que, derrière chaque porte, un marché parallèle pouvait s’ouvrir.
L’escalier qui menait à la loge d’Irynn Sable était étroit, couvert de tapis usés, dont les couleurs avaient été mangées par le passage des années. Le couloir sentait l’encens et le bois verni. Mon cœur battait plus vite. Je n’osais pas me l’avouer, mais l’idée de rencontrer « la femme au centre de l’affaire » me faisait penser à un examen. C’était comme si mon maître voulait voir si j’avais l’œil pour discerner ce qu’il faut — l’œil qu’il possédait lui-même avec une assurance désarmante.
La loge était petite, mais exquise. Des étoffes lourdes pendaient aux murs, créant des plis qui absorbaient la lumière. Un miroir, occupant tout un pan de la pièce, doublait l’espace et le rendait incertain. Une odeur de bois brûlé se mêlait à un parfum difficile à identifier — doux mais entêtant, comme un souvenir qu’on ne parvient pas à nommer.
Irynn était là, assise devant le miroir. Elle avait les épaules droites, les cheveux sombres relevés par une épingle de jade, et tenait entre ses doigts délicats un petit tiffin d’herbes sucrées qu’elle faisait tourner distraitement. Ses lèvres esquissaient un sourire léger, presque un koan. Lorsqu’elle leva les yeux, le miroir sembla interposer une distance supplémentaire : son visage paraissait être une image à lui seul, contenant plusieurs nuances à la fois.
— Vous êtes Hemlock Slosher, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix qui évoquait la soie.
Mon maître inclina légèrement la tête.
— Et vous, Irynn Sable, répondit-il avec une ironie mesurée, artiste, dame de Cour, et — si j’en crois mon dossier — la personne qui a tenu un rare pouvoir sur le cœur d’un consul.
Il y eut, dans l’échange, moins d’hostilité que de reconnaissance tacite. C’était un ballet de politesses, chaque mot ciselé, chaque silence pesé. Elle ne nia pas la relation. Au contraire, elle affirma qu’elle avait gardé des holoplaques pour mémoire, et qu’elle ne les considérait nullement comme une arme. Pourtant, son visage et surtout ses yeux contredisaient partiellement ses paroles. On y lisait quelque chose d’endurci, d’attentif, presque inquiet.
Je me hasardai à poser une question, peut-être plus naïve que prudente :
— Pourquoi garder cela ?
Elle tourna légèrement la tête vers moi, son sourire s’élargissant comme celui d’une préceptrice indulgente.
— Parce que, mon cher enfant, répondit-elle, le souvenir appartient à qui l’a vécu. Et pour certains souvenirs, la sauvegarde est le seul moyen d’affirmer qu’ils ont été vrais.
Ses mots flottèrent dans la pièce, et je sentis, sans le comprendre encore pleinement, que cette phrase avait un poids plus grand qu’elle ne voulait le montrer.
La conversation prit bientôt une tournure où Hemlock joua toute sa partition de chercheur de vérité. Il savait poser des questions qui n’étaient jamais directes, mais qui, par ricochet, faisaient tomber les masques. Il fit subtilement apparaître la jonction fragile entre l’orgueil politique du consul et la conscience artistique d’Irynn. Elle n’avait, à l’évidence, aucun désir de divulguer quoi que ce soit. Elle n’était pas vengeresse. Mais elle craignait que, dans le jeu mouvant des Maisons, les holoplaques ne tombent entre d’autres mains. Elle évoqua, à demi-mot, l’avidité de certains réseaux marchands, prêts à transformer en scandale ce qui n’était qu’un souvenir intime.
Hemlock observait sans relâche. Je savais qu’il ne se contentait pas d’écouter. Il relevait les contradictions : un verbe mal accordé, un geste qui ne correspondait pas à l’émotion affichée, la manière dont une bague était portée à un doigt qui ne semblait pas l’attendre. À un moment, il alluma une petite lueur dans sa paume, un globe de lumière qu’il fit circuler sur la surface du miroir, puis sur le coffret posé à côté. Ce geste, apparemment anodin, avait la précision d’un diagnostic médical.
La lumière révéla un détail. Sur le coin du coffret, une fine plaque d’oxyde, presque imperceptible, montrait que l’objet avait été manipulé, peut-être altéré. Ce détail, Hemlock l’aperçut aussitôt.
— Vous avez un… intermédiaire, dit-il calmement. Quelqu’un qui vient et repasse ces objets par une tierce main. Qui gagne à faire pression sur vous ?
Irynn le regarda, et je vis, dans ses yeux, la surprise. Non pas une surprise théâtrale, mais le sursaut de quelqu’un qui n’avait pas prévu que l’on puisse remarquer de telles précisions. Elle resta silencieuse quelques instants, puis son sourire se modifia, moins assuré.
Elle avoua alors l’existence d’un agent discret — ou plutôt d’un petit groupe de courtiers. Leur spécialité était de récupérer les objets intimes, les souvenirs compromettants, les traces de passions privées des personnalités publiques, et de les placer sur un réseau d’achat occulte. Là, les scandales devenaient des marchandises. Là, les mémoires les plus fragiles se transformaient en armes financières.
Ce simple aveu changeait toute la perspective. La menace ne venait pas d’une femme décidée à se venger, mais d’un marché opportuniste, avide de transformer l’intime en marchandise.
Hemlock referma la conversation d’une phrase polie, aussi souple qu’une révérence. Il se leva, me jeta un regard bref — un de ces regards qui contiennent plus d’un enseignement — et fit mine de prendre congé. Puis, à ma surprise, il indiqua d’un signe discret que je restais.
— Continue, dit-il à demi-voix.
C’était la première fois qu’il me laissait gérer un entretien sans intervenir. Mon cœur battait à tout rompre. Je sentis l’angoisse de l’élève face à l’épreuve, mais aussi un frisson d’exaltation.
Irynn, loin de me mettre en difficulté, se montra aimable. Sa voix perdit un peu de sa théâtralité, et elle me parla comme à un jeune apprenti qu’elle ne voulait pas effrayer. Elle m’offrit un conseil que je garderai toute ma vie :
— Lorsque vous cherchez une chose, cherchez d’abord pourquoi les gens la cachent.
Ces mots simples résonnèrent en moi, car ils faisaient écho à la philosophie même de mon maître. Ce n’était pas la possession du secret qui comptait, mais la raison pour laquelle il restait enfoui. Dans ce «pourquoi» se trouvait le cœur des intrigues, la clef des âmes, et parfois la vérité elle-même.
Lorsque je quittai la loge, l’air du quartier du Crépuscule me parut plus dense, plus chargé de murmures. J’avais l’impression que les enseignes elles-mêmes chuchotaient, que chaque visage pouvait cacher une intention. Et je compris, pour la première fois peut-être, ce que signifiait vraiment suivre Hemlock Slosher : ce n’était pas seulement enquêter, mais apprendre à voir derrière le voile du monde.
Chapitre I — Partie 3
Le piège allumé
Myr Solen — Journal, Entrée III.
Une fois de retour, je compris qu’il fallait tendre un fil et voir qui mordrait. Hemlock posa son capeau sur le dossier d’une chaise comme on dépose une carte sur la table d’un jeu long et patient ; il m’expliqua, sans empressement, le dessein qui se dessinait déjà dans son esprit : nous devions paraître utiles — suffisamment pour éveiller la convoitise des courtiers, mais pas assez pour effrayer l’acheteur. Il proposa un déguisement modeste : je devais me faire passer pour un jeune commerçant d’antiquités venues du Noyau Intérieur. L’idée était simple et, comme souvent, d’une efficacité cruelle dans sa simplicité : laisser paraître un appât intéressant pour les prédateurs de mémoire.
Je me vis revêtu d’un vêtement fruste mais de bon aloi, tenant à la ceinture une sacoche d’échantillons, des amulettes faussement patinées, des holominiatures supposément rares. Hemlock ajusta ma tenue avec un souci d’exactitude qui tenait du rituel. Il me corrigea la posture, réveilla dans ma voix un accent respirant l’aisance marchande. Puis, avant que nous ne partions, il me murmura, la voix douce mais ferme :
— Retiens ceci, Myr : l’appât doit paraître désespéré de vendre, jamais agressif. La convoitise est un appétit qui se nourrit d’accessibilité apparente.
Nous avions tendu un petit piège soigneusement préparé. Hemlock prit contact avec un courtier que nous savions opérer dans ce genre de transactions et l’attira avec une fausse rumeur : un lot d’antiquités «trouvées» dans un cargo en provenance d’Ithor, comportant un coffret dit «d’origine noble» et quelques holocartes prétendument inexplorées — un mensonge assez crédible pour provoquer une visite, assez fabriqué pour nous laisser la marge de manœuvre. Le soir venu, nous nous rendîmes sur un quai cerné de brumes artificielles, où la vapeur des réacteurs et le brouillard des usines se mêlaient pour effacer les contours. Les néons y tachaient les flaques d’une lumière malade ; l’air avait le goût métallique d’un monde qui se sculpte à coups d’étincelles.
Une silhouette se détacha des ombres. C’était l’intermédiaire — un homme aux traits émaciés, toujours en mouvement, qui tenait en main un petit holocube d’allure banale. Ses doigts, longs et sales, manipulaient l’objet comme si chaque face pouvait s’évanouir. Il parlait vite, la voix ratée par la fumée ; ses yeux, vifs, cherchaient une échappatoire dans chaque replis d’ombre. Hemlock l’accueillit avec cette courtoisie qu’il réservait aux êtres dont il voulait extraire la vérité sans les briser.
Le courtier, méfiant d’abord, finit par s’abandonner à la mécanique de la confidence. Hemlock le questionna avec cette façon calme et propice aux aveux qui me donnait toujours l’impression qu’il faisait plus que simplement écouter : il triait, pesait, lisait un livre dont lui seul en connaissait l’alphabet.
— J’ai reçu une commande élevée, avoua l’homme, le regard fuyant, pour obtenir quelque chose appartenant à Irynn Sable.
— Qui commande ? demanda Hemlock, la voix neutre comme la lame d’un couteau.
L’homme hésita, avala sa salive, puis lâcha une information qui fit vibrer l’air autour de nous : la demande venait d’un acheteur au profil dissonant, un preneur de risque — mais surtout, d’un compte qui payait plus que de raison. Il ne voulait pas seulement une image ; il cherchait la séquence complète d’un évènement : la scène, le son, l’intonation — une mémoire réassemblée, une expérience intégrale qu’on pourrait implanter, revivre, vendre. Dans de mauvaises mains, cela valait une fortune.
Je compris alors la gravité : ce n’était plus seulement un chantage politique, mais la marchandisation de l’intime. Hemlock sourit — un de ses sourires énigmatiques qui laissaient apercevoir des facettes de bonté froide et d’acuité. Puis il posa la question que je n’oublierai jamais :
— Et où entre-t-il en jeu, ce prix élevé ?
Le courtier trembla comme un bétail devant la corde.
— Les plus gros comptes s’achètent ailleurs, murmura-t-il. Dans la Bordure Extérieure, il existe un réseau qui vend ce genre d’expérience à ceux qui croient pouvoir se payer la mémoire d’un autre. Ils ont pour nom… Les Serrures du Vide.
À l’énonciation de ce nom, le monde sembla se resserrer. Pour qui avait fréquenté les bibliothèques du Temple, pour qui avait entendu parler des marchés où l’on troquait les reliques de l’âme, Les Serrures du Vide évoquaient des collectionneurs anonymes, des marchands tapis aux limites de la légalité, parfois au-delà — des entités pour lesquelles l’identité n’était qu’un matériau. Hemlock prit note, pas de la manière d’un enquêteur pressé, mais de celle d’un chirurgien prenant la mesure d’une maladie : avec un silence plein d’observation.
Nous étions sur le point de rentrer lorsque quelque chose effleura l’épaule d’Hemlock — une main posée, soyeuse et néanmoins ferme. Je levai les yeux et, à la lueur d’un réverbère fatigué, reconnus le profil d’Irynn Sable. Elle apparut avec la grâce d’une ombre familière, comme si sa sortie de la loge n’avait été qu’une extension naturelle de son être. Son visage était une conjonction de défi tranquille et d’indulgence; ses yeux brillaient d’une inquiétude contenue.
— Vous jouez un jeu dangereux, dit-elle, quand on manipule des souvenirs. Les souvenirs ne sont pas des objets. Ils vivent.
C’était une phrase simple et pourtant plus proche d’une menace douce que d’une requête. Je sentis, à la façon dont Hemlock répondit, que ce thème le touchait en profondeur. Son regard, soutenu, ne chercha pas à la rassurer par des paroles vaines.
— Nous cherchons seulement à les protéger, répondit-il, mesurant chaque mot.
Puis il se tourna de nouveau vers le courtier.
— Montrez-nous l’acheteur.
— Il vient de Corulag, dit l’homme, la voix presque réduite à un souffle. Il se cache sous un pseudonyme. Il répond au nom de «Varys-IX».
Nous restâmes immobiles un instant, comme si l’air froid avait figé nos pensées. Ce nom, Varys-IX, n’était pas une adresse évidente ; il sonnait comme une balise électronique, une bannière numérique déposée pour masquer une identité plus vaste. Hemlock eut ce sourire éclair, léger, semblable à un soleil qui perce un nuage : les plus grandes conspirations, semblait-il dire, ne naissent pas de titres ronflants mais des besoins les plus bas — le culte du sensationnel, l’appétit des riches pour le souvenir d’autrui.
La manière dont il prononça les prochains mots me montra qu’il nourrissait déjà des raisons et des directions.
— Nous n’irons pas droit au cœur, dit-il. Les Serrures du Vide se referment sur les imprudents. Nous emprunterons la piste doucement, pas à pas.
Sur le chemin du retour, sous la pluie fine qui rendait les enseignes vibrantes, Hemlock m’expliqua ce que le Temple savait des Serrures : une constellation d’acheteurs et d’intermédiaires répartis comme des fondations invisibles, commerçant non pas des biens, mais des expériences ; certains voulaient revivre amours défuntes, d’autres convoitaient les horreurs d’autrui comme si cela leur conférait une supériorité. Là où l’on payait le prix fort, les garde-fous moraux s’étiolaient. Les pratiques les plus extrêmes incluaient la recomposition de souvenirs fragmentés pour les implanter dans des cobayes consentants — ou non. Le risque n’était pas seulement juridique : il était neurologique. On parlait, à voix basse, de mémoires qui broyaient l’esprit, d’identités éclatées.
Je me sentis minuscule devant l’étendue de cette corruption. Hemlock, qui avait l’habitude de philosopher plutôt que d’alarmiser, posa sa main sur mon épaule.
— Nous protégerons Irynn et limiterons la vente, dit-il. Mais plus encore : nous tenterons de comprendre qui, parmi ceux qui paient, transforme ces expériences en armes. Car là est l’essence du mal : non pas l’achat en lui-même, mais l’usage qu’on en fait.
Il me confia une tâche précise : suivre le courtier, prendre note de ses haltes, trouver la logistique — ports, hangars, comptes. Ne pas l’affronter. Observer. Faire des copies des données contenues dans l’holocube, mais en veillant à ne pas déclencher de pièges numériques. Hemlock alla jusqu’à me montrer un geste discret pour isoler un holocube de ses signatures courantes ; il parlait de protocoles que je n’avais vus que dans d’anciens traités du Temple. Sa prudence était une leçon.
Avant que nous ne nous séparions, Irynn s’approcha de moi. Il y avait dans son regard une fatigue qui ressemblait à celle d’un soldat réticent.
— Si vous touchez à mes souvenirs, assura-t-elle, ne cherchez pas à les purifier. Cherchez plutôt qui voudrait les souiller.
Je promis, et je sentis la promesse peser comme une vérité nouvelle.
Cette nuit-là, en écrivant ces lignes, je compris l’ampleur de ce que nous avions réveillé. Tendre un fil, voir qui mordrait : l’image me revenait, mais avec un sens plus large. Nous n’étions plus de simples gardiens d’un secret mondain ; nous étions devenus les veilleurs d’un marché où l’on troquait l’essence même des êtres. Hemlock, par son calme, me transféra une responsabilité que je n’avais pas encore mesurée. Et c’est avec cette responsabilité que nous partirions, au petit matin, suivre la trace de Varys-IX — doucement, pas à pas — jusque dans les plis sombres où les souvenirs se vendent et se perdent.
Chapitre II — Partie 1
Au cœur du salon des souvenirs
Myr Solen — Journal, Entrée IV.
La traque nous mena à Corulag — monde d’industries propres et de lois mercantiles, mais aussi à des salons où l’on troque des tranches d’existence. Hemlock me conduisit dans un établissement discret appelé « Le Salon Obsidien », un endroit où la mémoire se monnayait avec des regards mesurés. Il me laissa à l’entrée en m’expliquant : « Lorsque l’on franchit ces seuils, Myr, tu dois te souvenir que la vérité n’est pas qu’un fait ; elle a des couches. Ta tâche est de lire la plus tendre. »
L'intérieur du Salon Obsidien était une succession d'alcôves, chacune conçue pour afficher un objet mémoriel : un vêtement, une pierre, une mélodie captée par les dispositifs d’écoute. Plus loin, des vitrines exposaient des holocubes marqués et scellés. Hemlock, en maître discret, observa les allées, jaugeant visages et intentions. Nous pensions trouver rapidement « Varys-IX » ; au lieu de cela nous fûmes confrontés à un labyrinthe d’ego et de transactions.
Hemlock utilisa son réseau subtil : il séduisit un curateur de vitrine par une question sur l’authenticité d’une statuette ancienne, emprunta une clef d’accès à une salle de consultation et, sous couvert d’une transaction sérieuse, consulta le registre des clients récents. La liste contenait des noms, des codes et des références ; l’un d’eux attira notre attention pour sa fréquence et sa discrétion : V-IX/Corulag/8271. L’empreinte du compte nous permettait d’identifier une cabine privée, réservée les nuits où l’activité du Salon était la plus basse.
— Nous irons discrètement, dit Hemlock. Et si quelque chose cloche, tu m’appelles par le code.
Je sentais le danger, la possibilité d’être ridiculisé. Mais Hemlock m’offrit un sourire rassurant. Nous progressâmes, évitant les regards et les gardes, jusqu’à la cabine. L’employée de garde ne demanda pas nos papiers : on avait appris à notre maître qu’il suffisait parfois de paraître certain.
La cabine était un sanctuaire timide. Sur la table trônait un petit dispositif de lecture, une sorte de reliquaire pour mémoire, et à côté quelques holocubes gris. Nous plongions dans l’odeur de bois chauffé et d’éther. Hemlock alluma une lueur dans la paume, analysa les cubes et reconnut la marque d’un code d’exportation : Corulag – Extérieur – Serrures du Vide.
— Ils ne prennent pas seulement des souvenirs, murmura-t-il. Ils… empaquètent l'intime pour ceux qui veulent acheter la vérité d’un autre. Voilà l’horreur.
Il choisit un cube et, par prudence, le copia sur notre propre terminal de bord. Pendant qu’il examinait le code, nous fûmes interrompus par un bruit de pas. Quelqu’un venait.
La porte s’ouvrit sur un homme petit et élégamment ordinaire, vêtu d’un costume aux multiples micro-fils. Il sourit et fit mine de vouloir s’expliquer ; sa voix était lisse, à la fois apaisante et dangereuse.
— Hemlock Slosher, enfin. J’ai tellement entendu parler de votre… réputation, dit-il.
Il se présenta comme Mael Varr, un agent d’artefacts rares. Ses manières étaient aimables, mais la finesse de son langage masque souvent la mauvaise intention. Hemlock entama un jeu de questions : il parla de plateformes, de prix, de manipulations et de clients. Mael Varr répondait sans rien dévoiler mais sans mentir franchement. Sa façon d’éviter la vérité me rappelait les étoiles voilées par une brume fine.
— Varys-IX ? demandai-je, plus audacieux que je ne devais être.
Mael eut un rire mesuré.
— Un nom de code, mon garçon. Un acheteur réservé. Mais vous savez, dans notre commerce, tout se vend et tout s’achète.
Il fallut peu pour que Hemlock, par un jeu de regards et un petit tour de passe-passe, découvre une piste : une réservation parallèle au nom de code, effectuée depuis un relais orbital. Nous avions notre fil : quelqu’un cherchant à acquérir la mémoire d’Irynn depuis l’orbite. Ce genre d’opération exigeait des ressources conséquentes : on ne payait pas pour des souvenirs comme l’on paye pour des étoffes.
— Ils veulent revivre ce moment, dit Hemlock, mais pas parce qu’ils l’aiment. Ils veulent quelque chose d’autre.
Il esquissa une hypothèse : celui qui achète cherchera à exploiter les intonations, à reconstituer une scène et à en extraire une vérité manipulatrice, qui distrait, efface ou remplace. Cela n’était pas seulement un vol de vie privée ; c’était une tentative de redéfinir la mémoire elle-même.
Chapitre II — Partie 2
La fausse mariée
Myr Solen — Journal, Entrée V.
Nous montâmes à bord d’un petit croiseur discret, choisi pour sa silhouette commune et son absence d’éclat. L’appareil avait la teinte grise des vaisseaux de transit, ses contours paraissaient ternes, comme s’il avait été conçu pour se fondre dans le trafic habituel des routes spatiales. À bord, tout respirait la sobriété : aucun signe distinctif, aucune gravure d’armurerie ou d’appartenance à une maison marchande. Hemlock l’avait exigé ainsi : les vaisseaux bavards condamnent leurs passagers avant même l’atterrissage.
La piste, après un voyage silencieux, nous mena vers un lieu inattendu. Nous avions d’abord supposé que nous serions accueillis dans quelque hangar anonyme, sous une lumière chiche et poussiéreuse, où les échanges d’ombres trouvent plus facilement leur place. Mais non : les Serrures du Vide avaient choisi de dresser leur théâtre dans un cadre fastueux, une réception organisée par une Maison mineure en quête de reconnaissance. Cela seul trahissait une stratégie subtile : il ne s’agissait pas simplement de vendre, mais d’exhiber, de séduire, d’amadouer ceux qui d’ordinaire ne se laissent pas corrompre. L’acheteur, pensions-nous, souhaitait approcher sa proie au milieu d’un jeu d’illusions sociales.
Le hall s’ouvrit devant nous comme un décor savamment composé. Des tentures violettes, brodées d’armoiries incertaines, descendaient le long des colonnes ; des musiciens, relégués dans une alcôve, parsemaient l’air de notes lentes, presque cérémonielles. Les convives, vêtus avec un goût qui oscillait entre l’opulence et l’affectation maladroite, se tenaient par petits groupes, échangeant des rires prudents, mesurant chaque mot de peur de se compromettre. Il flottait dans l’air l’odeur mêlée du vin épicé et des encens rares, comme pour masquer les relents d’anxiété qui traversaient les regards.
C’est dans ce décor que nous vîmes entrer une femme dont la présence imposa aussitôt le silence. Elle était grande, droite, d’une allure presque sculpturale. Ses cheveux cendrés, relevés avec soin, laissaient paraître des mèches libres qui ajoutaient à son mystère. Elle portait un manteau dont la coupe évoquait la noblesse ancienne, mais dont la teinte sombre et le tissu sobre laissaient entendre qu’elle ne cherchait pas à se vanter de son rang. Chacun, instinctivement, tourna la tête vers elle : la salle, en un instant, devint une scène, et elle l’actrice principale.
On l’annonça sous le nom de Lady Arielle d’Voss. Un nom qui sonnait comme une énigme. Aucun de nous n’avait entendu parler d’une telle maison, et pourtant, le respect qui entoura sa présentation prouva que, d’une manière ou d’une autre, elle inspirait une forme d’autorité. Hemlock, à mes côtés, se redressa imperceptiblement. Lui qui lisait les êtres comme d’autres lisent les cartes sut, en l’espace de quelques secondes, discerner l’essentiel : la valeur d’une personne ne réside ni dans son titre ni dans son vêtement, mais dans ses gestes.
Je le vis observer la manière dont Lady Arielle effleurait le verre qu’on lui avait tendu : l’index traçait de lents cercles sur la paroi translucide, comme si elle mesurait l’équilibre du monde dans le fragile cristal. Il nota aussi la concentration qui plissait légèrement sa lèvre supérieure, signe d’une pensée constante, d’une retenue presque martiale.
On la présenta à nous. Elle inclina la tête, avec la politesse d’un être qui prend soin de ne jamais se découvrir tout entier.
— Maître Slosher, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix claire, à la fois douce et assurée. J’ai entendu dire que vous avez l’art de récupérer des images embarrassantes.
Hemlock répondit sans détour, son regard plongé dans le sien, avec cette gravité qui lui était propre :
— Mon art consiste plutôt à comprendre.
Une réplique simple, mais lourde de sens. Car comprendre, chez lui, signifiait percer les couches de mensonges, de faux-semblants, et atteindre la racine des intentions.
Irynn, quant à elle, se tenait légèrement en retrait. Elle avait accepté d’être présente sous une fausse identité, rôle qui lui allait avec une aisance presque troublante. Ses complices l’avaient introduite comme une cousine éloignée, une héritière secondaire. Mais moi, je la connaissais assez pour savoir que ses yeux, d’une acuité perçante, observaient chaque détail de la salle, chaque souffle entre les phrases, chaque regard fuyant. J’éprouvai alors une jalousie étrange, innocente, presque enfantine : là où Hemlock lançait des filets pour capturer les vérités dissimulées, Irynn tissait patiemment des toiles invisibles qui retenaient tout ce qui passait à portée.
La réception suivit son cours avec la lenteur cérémonieuse de ces soirées où l’on attend qu’un événement surgisse. Des plats richement décorés circulaient, mais peu mangeaient vraiment : l’important n’était pas de se sustenter, mais d’être vu en train d’être servi. Les conversations tournaient autour des alliances commerciales, des menaces frontalières, de la valeur fluctuante des cargaisons d’épices. Mais sous ces banalités, nous guettions les signes d’approche.
Enfin, l’un d’eux survint. Un courtier, vêtu d’une veste trop brillante pour être honnête, s’avança vers nous. Il donna un faux nom, évident pour qui savait entendre, et proposa d’un ton mesuré une somme exagérée, presque provocante. Ce n’était pas la transaction qui importait, mais l’amorce.
Bientôt, un message parvint : un signal venu de l’orbite, crypté, accompagné d’une requête précise. Les véritables acheteurs se tenaient à distance, dans l’ombre, comme des marionnettistes tirant leurs fils. Hemlock donna l’ordre d’entrer en contact. Nous feignîmes l’intérêt, comme si nous étions séduits par l’offre. Tout se mettait en place pour le piège.
Mais à l’instant même où la transaction devait se conclure, un bruit sec se fit entendre : un claquement, suivi d’une vibration métallique. Sur une table voisine, un holodisque s’activa soudain. L’image projetée fut brutale, intrusive : une séquence volée, fragmentée, où l’on reconnaissait Irynn aux côtés du consul.
Le choix du moment n’avait rien d’innocent. L’intention était claire : provoquer, déstabiliser, éveiller les murmures. Pourtant, la projection n’était pas complète. Les fragments s’enchaînaient avec des coupures étranges, des absences calculées, comme si l’on avait délibérément ôté des morceaux essentiels. Cela donnait l’impression d’un vêtement dont on aurait défait certaines coutures, laissant apparaître des trous béants.
Hemlock fronça à peine les sourcils, mais son ton fut ferme, bas, comme une sentence :
— Ils cherchent à manipuler l’opinion publique. Leur plan est d’extraire des blancs, d’y poser des mots, et de faire croire ce qui n’existe pas.
Cette démonstration suffit à révéler l’essentiel : les Serrures du Vide ne travaillaient pas seulement pour de l’argent. Ils servaient quelqu’un qui aimait modeler les souvenirs, tordre la perception, faire de l’ombre une vérité.
La salle, jusque-là animée, se changea en tribunal improvisé. Chacun cherchait une explication, une défense, une condamnation. Lady Arielle, d’un geste sobre, apaisa la rumeur montante. Elle déclara qu’elle n’approuvait pas ce commerce, qu’elle souhaitait éviter l’humiliation publique, mais qu’elle reconnaissait en même temps que le poison avait déjà été distillé.
Un silence pesant s’installa. Puis tout bascula.
Un nouveau message, intercepté par Hemlock, nous apprit que l’un des terminaux orbitaux venait d’être désactivé. Ce n’était pas un détail technique : cela signifiait qu’une tentative de fuite était en cours. Les marionnettistes, ayant jugé la pièce trop dangereuse, cherchaient à quitter la scène.
Hemlock me jeta un regard bref, mais d’une intensité telle que je crus sentir son ordre avant même qu’il ne parle.
— Fais sortir Irynn.
Ce fut tout. Pas un mot de plus. Mais dans le ton qu’il employa, je perçus une nuance bouleversante : il ne s’agissait pas seulement de protéger une identité ou de préserver une mission. Hemlock savait qu’au-delà de la réputation, il fallait sauver l’âme. Et il m’apparut avec une clarté nouvelle que, dans ce monde de faux-semblants, la véritable bataille n’était pas contre les images volées, mais contre la corrosion lente des êtres eux-mêmes.
Chapitre II — Partie 3
La découverte des Serrures
Myr Solen — Journal, Entrée VI.
Nous pûmes, grâce aux réseaux silencieux qu’Hemlock entretenait depuis des années, installer un traceur sur le flux d’achat. C’était un geste qui n’avait rien de spectaculaire : un souffle de code, une insertion subtile dans les lignes de transfert, imperceptible aux regards ordinaires. Mais pour Hemlock, ces lignes invisibles étaient les véritables chemins du monde ; la vérité, disait-il souvent, ne se cache pas dans les grands gestes, mais dans la mathématique discrète des données. Et, de fait, le traceur nous mena droit vers un point précis de l’espace : une station relais orbitant autour de Corulag, un module privé que ses propriétaires avaient baptisé d’un nom étrange et évocateur — « Chrysalide ».
Le choix du terme n’était pas innocent. Une chrysalide est un lieu de métamorphose, de gestation, de transformation invisible aux yeux du monde. Ce qui y sommeille n’est jamais identique à ce qui en sort. L’image s’accordait avec ce que nous allions découvrir : ici, les souvenirs entraient sous une forme brute, maladroite, encombrée de silences et d’incohérences, et en ressortaient remodelés, reconfigurés, prêts à servir un récit autre.
Le module, vu de l’extérieur, paraissait banal. Une coque métallique ovoïde, ponctuée de hublots éteints, sans signe de vie ni de trafic. Il s’accrochait à son orbite comme une pierre grise, abandonnée, indigne d’intérêt. Mais Hemlock savait : l’invisibilité est la plus sûre des forteresses. Derrière cette façade neutre se dissimulait un atelier de falsification.
Les Serrures du Vide, ainsi que nous les appelions, n’y apparaissaient jamais sous leur véritable nom. Ils avaient revêtu pour l’occasion une identité nouvelle, gommée, brouillée par un entrelacs de comptes numérotés et d’alias imbriqués. C’était une hydre administrative : chaque fois qu’on tentait de saisir une tête, une autre surgissait ailleurs, certifiée par un sceau différent, protégée par un tribunal lointain. Leur force ne résidait pas seulement dans la ruse technique, mais dans leur maîtrise de l’art ancien de la confusion.
Hemlock, par prudence, décida de ne pas s’enfermer seul dans cette chasse. Il rédigea un message codé, bref et limpide, qu’il transmit au Conseil local des Sentinelles. Il signalait l’existence d’un trafic de mémoire, illégal et potentiellement dangereux pour l’équilibre de la République. Mais il savait déjà ce qu’il adviendrait : le Temple hésiterait. L’Ordre n’aimait pas s’aventurer dans ces zones où la politique épaissit l’air comme un brouillard. Car la Haute République se voulait un jardin entretenu, où la diplomatie était un parfum plus fort que la vérité nue.
Je perçus dans ses gestes une acceptation tranquille : l’aide ne viendrait pas aussitôt. Nous étions seuls. Et seuls, il nous faudrait pénétrer dans la Chrysalide.
La nuit orbital fut notre alliée. Nous approchâmes du module par le flanc, nos moteurs réduits à un souffle. La coque terne de la station reflétait à peine la lumière des soleils lointains, et le silence du vide semblait s’accrocher à nous. Lorsque la trappe latérale s’ouvrit, nous fûmes accueillis par un air sec, filtré, dont l’odeur évoquait à la fois la poussière ancienne et la stase des laboratoires.
À l’intérieur, tout paraissait figé. La lumière qui tombait du plafond avait cette froideur presque chirurgicale, un blanc bleuté qui caressait les parois recouvertes de boiseries sombres. C’était un contraste dérangeant : un décor raffiné, de bibliothèque ou de salon privé, mais éclairé comme une salle d’autopsie. L’atmosphère tout entière respirait la dissonance.
Les cavités de Chrysalide se succédaient comme les travées d’une cathédrale gelée. Les casiers de stockage s’alignaient en colonnes impeccables, chacun scellé par des protocoles de sécurité complexes. Les cliquetis discrets des systèmes automatiques rappelaient la présence d’un gardien invisible, mais aucun être humain ne se montrait.
Hemlock s’agenouilla devant le premier des coffres. Ses mains, d’une tranquillité presque rituelle, effleurèrent le panneau. Là où d’autres auraient forcé, il écouta. Il savait que les systèmes de verrouillage possèdent toujours un rythme, une respiration propre. Après quelques instants, il inscrivit dans le champ lumineux une suite de caractères codés. Le sceau se dissout sans résistance, comme si la machine s’était inclinée devant lui.
Nous pénétrâmes alors dans le cœur du trafic : des holocubes, des cristaux de données, des modules encapsulés. Tout cela était disposé dans des vitrines immobiles, comme autant de joyaux précieux. Mais ce n’étaient pas des joyaux : c’étaient des éclats d’âmes.
Je m’approchai. Chacun de ces objets contenait une voix arrachée, une intonation isolée, un fragment de mémoire capturé. Je reconnus des rires, des soupirs, des mots sans contexte. Les événements étaient morcelés, les récits amputés de leurs attaches. Comme si l’on avait dérobé à l’Histoire non pas ses pierres, mais le ciment qui les reliait.
Puis je vis un module particulier, marqué d’une inscription simple et glaciale : « Varys-IX ». Mon sang se glaça aussitôt. C’était le nom que nous traquions depuis le début, la clé de toute l’affaire.
Hemlock le prit avec la précaution d’un bijoutier manipulant une gemme fragile. Il le pesa dans sa paume, comme pour évaluer la gravité invisible qu’il contenait. Puis, calmement, il le posa sur sa paillasse portable et activa la lecture.
La projection qui s’éleva devant nous n’était pas une image nette, ni une séquence continue. C’était une stratification d’émotions. Une succession de couches superposées : un éclat de rire soudain, suivi d’un silence prolongé, puis d’une intonation arrachée à une phrase plus vaste. Les fragments ne racontaient rien en eux-mêmes, mais chacun possédait une force singulière, comme les morceaux d’un rêve trop vif.
Hemlock, le regard sombre, énonça d’une voix basse :
— Ils ne volent pas seulement des souvenirs… Ils les réécrivent.
Je compris aussitôt l’ampleur du péril. Car reconstituer un instant, c’est lui arracher son contexte. C’est pouvoir l’insérer dans une trame différente, l’opposer à lui-même, le travestir en preuve d’une intention autre. Une intonation déplacée suffit à accuser, un rire mal recollé devient un aveu. Les acheteurs de ces fragments ne cherchaient pas à «voir» le réel : ils désiraient contrôler ce que les autres croiraient voir.
Et cette machine, ce commerce, était plus dangereux encore que les armes les plus affutées. Car là où une lame blesse le corps, un souvenir falsifié détruit la confiance, et avec elle, tout lien social.
Hemlock demeura longuement silencieux. Puis il prit une décision. Nous emporterions une copie du module, pour preuve et pour étude. Mais il laissa derrière nous un leurre codé, un appât soigneusement conçu. Celui-ci simulerait notre ignorance et nos hésitations, de façon à provoquer une réaction de nos adversaires. Car il savait : parfois, l’ennemi révèle sa main non pas quand on le frappe, mais quand on feint de ne pas voir.
Nous quittâmes Chrysalide en silence. Je me retournai une dernière fois vers les vitrines immobiles, ces tombeaux de mémoire qui brillaient d’une lueur bleutée. J’eus la sensation étrange que chaque cube enfermait un cri étouffé, un fragment de conscience désespéré.
Lorsque la trappe se referma derrière nous et que notre croiseur se détacha de la station, un poids invisible m’oppressait encore la poitrine. Nous n’avions rien détruit, rien libéré. Nous n’avions fait que démasquer l’ombre. Et pourtant, je savais, au plus profond de moi, que cette ombre appartenait à un pouvoir d’une ampleur inquiétante.
La Chrysalide n’était pas la fin de notre enquête. Elle n’était que l’enveloppe. Et ce que nous avions effleuré dans ses coffres glacés annonçait une métamorphose plus vaste, plus noire, dont nous n’avions encore perçu que les prémices.
Chapitre III — Partie 1
Le stratagème d’Hemlock
Myr Solen — Journal, Entrée VII.
Il existe, dans les enquêtes les plus obscures, un seuil où l’observateur ne peut plus se contenter de regarder, d’écouter, de déduire. Ce seuil, Hemlock le nommait « l’arête du miroir » : un moment fragile où l’on cesse d’être spectateur et où l’on devient l’architecte même de l’illusion. C’est là que nous nous trouvions. Les Serrures du Vide s’étaient montrées, mais comme des silhouettes sur un écran voilé. Pour les contraindre à se découvrir, il fallait non pas les attaquer — cela n’aurait conduit qu’à les voir disparaître dans une autre cache — mais les séduire, les attirer, les forcer à se révéler par leur avidité même.
Hemlock prit alors une décision qui, plus que tout autre, marqua pour moi la mesure de son génie. Il imagina un plan digne d’une pièce en cinq actes, où chaque geste, chaque mot, chaque silence aurait valeur de réplique. Nous n’étions plus de simples chasseurs dans une ruelle ; nous devenions dramaturges sur une scène invisible, écrivant un texte dont nos ennemis seraient les acteurs.
L’idée centrale était simple dans son énoncé mais vertigineuse dans ses implications : il fallait retourner la ruse. Plutôt que de courir après les Serrures, nous leur offririons un appât qu’ils ne pourraient refuser. Et dans cet appât, Hemlock glisserait une graine de poison — un leurre technique qui, une fois manipulé, permettrait de suivre leur piste jusque dans leurs sanctuaires les plus secrets.
Il se mit à l’ouvrage avec une minutie presque artistique. J’observais ses gestes comme on regarde un peintre tendre ses couleurs. Il rédigea une lettre, anonyme mais soigneusement calibrée, qui annonçait la mise sur le marché d’une archive d’une rareté sans égale : une mémoire vivante, un fragment qui prouverait non seulement l’existence d’une liaison entre le consul et Irynn, mais qui contiendrait surtout l’ébauche d’un secret politique capable de faire chanceler une Maison entière.
La lettre devait séduire, être à la fois alléchante et terriblement dangereuse. Trop exagérée, elle aurait éveillé la méfiance. Trop discrète, elle n’aurait attiré que des amateurs. Hemlock chercha le point exact où la convoitise surpasserait la prudence. Son texte était tissé de demi-vérités et de promesses voilées, comme ces énigmes anciennes qui attirent l’esprit parce qu’elles semblent détenir un sens supérieur.
— L’appât doit respirer l’authenticité, m’expliqua-t-il. On ne pêche pas les requins avec du pain sec. Il faut un morceau de chair encore sanglant.
Pendant que je préparais l’artefact qui devait accompagner la lettre, je sentais la gravité de notre entreprise peser sur mes mains. Il s’agissait d’une boîte de bois poli, aux charnières incrustées d’un métal discret, contenant un holocube soigneusement programmé. Le cube projetait une image fragmentée, un faux souvenir, qu’Hemlock avait construit de toutes pièces. C’était un fragment convaincant : quelques secondes d’échange intime entre deux silhouettes rendues volontairement floues, accompagnées d’un murmure ambigu qui pouvait être interprété de mille façons. L’illusion était parfaite, mais son cœur contenait le véritable piège : un code dormant, dissimulé dans la structure même des données. Quiconque tenterait de copier ou d’exporter ce souvenir réveillerait la graine et révélerait sa position.
Pendant ces préparatifs, Hemlock ne demeura pas inactif. Il se mit à multiplier les apparitions en public, comme s’il voulait disperser des miettes de pain dans un jardin où rôdaient des oiseaux affamés. On le vit dans des salons, dans des bibliothèques privées, dans de petits cercles de discussion où se mêlaient collectionneurs et curateurs. Partout, il glissait une allusion, une remarque, un soupçon. Il savait que les rumeurs se répandent comme une onde dans l’eau : il suffit de lancer un caillou au bon endroit pour que les cercles s’élargissent d’eux-mêmes.
Je compris alors une leçon précieuse : dans ce commerce d’ombres et de secrets, il ne s’agit pas de prouver, mais de suggérer. L’acheteur potentiel, avide et pressé, construit de lui-même la conviction.
Nous n’attendîmes pas longtemps. Les signaux commencèrent à affluer, comme des insectes attirés par une flamme. Les Serrures du Vide ne furent pas les seules à s’y intéresser. D’autres réseaux, plus vastes, plus obscurs, se mirent en mouvement. Ce n’était pas seulement un marché parallèle ; c’était une toile entière de spéculateurs et de puissances qui flairaient une occasion de manipulation.
— Quiconque paie des fortunes pour une mémoire, dit Hemlock en souriant avec cette gravité qui lui était propre, n’attend pas les lenteurs diplomatiques. L’urgence est leur talon d’Achille.
Ainsi fut joué le piège. La lettre, accompagnée de son artefact, fut confiée à des intermédiaires que nous savions surveillés. Le bruit se répandit qu’une « pièce unique » allait être mise aux enchères discrètes. Le soir même, nos traceurs — ces lignes invisibles que nous avions enfouies dans la chair même de l’holocube — s’animèrent.
Je vis alors la danse des données se dérouler sur nos écrans : une succession d’adresses cryptées, de relais détournés, de faux circuits. Les Serrures, prudentes, tentaient de masquer leur chemin, mais chaque manipulation éveillait le signal dissimulé par Hemlock. Peu à peu, les couches de leur anonymat se soulevaient comme les voiles successifs d’un masque.
La traque nous mena d’abord vers une simple transaction dissimulée derrière un compte commercial de Corulag. Mais très vite, nous détectâmes une déviation, un flux qui se détachait pour rejoindre une autre source. Ce n’était plus la Chrysalide que nous traquions. C’était un appareil distinct, discret, qui venait d’entrer dans la zone orbitale.
Un vaisseau léger, sans signe distinctif, approchait silencieusement. Il répondait au même protocole de communication que nous avions observé dans la station. Les chiffres étaient clairs : cet appareil servait de relais ou de coffre-fort volant.
Hemlock, penché sur les relevés, murmura plus pour lui-même que pour moi :
— Ils ont de l’argent. Et l’argent n’est jamais seul. Il attire toujours des amis, des protecteurs, des parasites. Si nous voyons ce navire, c’est que derrière lui se tient une maison plus vaste, un commanditaire plus puissant que les Serrures elles-mêmes.
Je sentis alors le poids de la situation s’alourdir. Nous n’étions plus simplement en train de chasser des marchands clandestins. Nous approchions de ceux qui les utilisaient, ceux qui donnaient des ordres, ceux qui tiraient les fils depuis des salons drapés d’or et de velours. Les marionnettistes étaient là, à portée, et nous les avions contraints à bouger.
Mais dans mon cœur, une inquiétude se fit jour. Car forcer la main à un adversaire, c’est aussi l’obliger à se défendre. Et je craignais, pour la première fois, que notre propre pièce ne se referme sur nous comme un piège inversé.
Chapitre III — Partie 2
La confrontation
Myr Solen — Journal, Entrée VIII.
Nous attendîmes dans l’ombre d’un hangar déserté, vaste nef de métal où résonnait à intervalles réguliers le soupir d’une conduite fêlée. La nuit spatiale, au-dehors, se reflétait sur les vitres opaques du dôme, donnant l’impression que la salle tout entière flottait entre deux abîmes, suspendue au silence. Hemlock s’était assis sur une caisse abandonnée, les mains jointes derrière son dos, tandis que je ne cessais de tourner autour du leurre que nous avions préparé : une boîte de bois sombre, poli au point de miroiter comme une relique ancienne. À l’intérieur dormait un holocube muet, porteur d’une promesse de scandale et d’un poison de rumeur.
Le temps se déroula lentement, mesuré par le pas de sentinelles invisibles. Je percevais, sous le calme apparent de mon maître, une tension subtile, semblable à celle d’un musicien accordant son instrument avant un récital périlleux. Chaque respiration, chaque geste, semblait retenu, comme si la moindre hâte eût pu défaire l’harmonie fragile de ce piège tissé avec soin.
Enfin, un grondement sourd fendit l’air stagnant. Les senseurs du hangar s’animèrent, et une traînée lumineuse griffa les ténèbres. Le vaisseau approchait. Ce n’était pas un transport anonyme : ses lignes étaient élégantes, étudiées pour suggérer la distinction plutôt que la puissance brute. L’appareil se posa dans un halo de poussière magnétique, ses turbines émettant un souffle discret, presque respectueux de l’instant.
Deux silhouettes émergèrent. Le premier, un homme au port altier, arborait une coiffure étudiée, raide comme une bannière de défi, et un costume aux coupes précises : la signature de ces Maisons secondaires qui, faute de gloire véritable, s’appliquent à imiter l’éclat des grandes dynasties. La seconde, une femme d’âge mûr, vêtue d’une cape sobre mais riche en broderies fines, se mouvait avec la prudence d’une conseillère politique habituée aux couloirs des chancelleries. Leur duo évoquait une pièce de théâtre savamment répétée : lui, l’apparence de la puissance ; elle, la voix de la raison calculatrice.
Ils s’avancèrent vers le leurre. Leurs pas résonnaient sur le sol de métal, réguliers, comme si la scène leur appartenait déjà. L’homme tendit la main, caressa du doigt la boîte de bois poli, puis enclencha le mécanisme sans hésitation. La séquence holographique s’anima, et c’est alors que, dans le secret de nos instruments, se déclencha le signal de traçage. Invisible aux intrus, il filait à travers les réseaux de communication et envoyait, droit vers le Temple, la localisation exacte de la requête : un petit complexe orbital, officiellement neutre, mais scellé par des codes diplomatiques qu’aucune enquête officielle n’aurait osé briser.
L’important n’était pas de les accuser sur-le-champ. Non, la clef consistait à les laisser parler, à les pousser dans le labyrinthe de leurs propres aveux.
Hemlock s’avança enfin, sortant de l’ombre comme un acteur au moment choisi. Sa voix, douce et ferme, résonna dans l’espace.
— Intéressante est la curiosité, n’est-ce pas ? Une mémoire qui pèse plus qu’un traité.
L’homme, surpris mais non déstabilisé, inclina légèrement la tête.
— Nous ne faisons que répondre à une offre. Les reliques du passé sont une marchandise comme une autre.
— Non, reprit Hemlock, ce ne sont pas que des reliques, mais des instants volés de vies. Et ce que l’on vend ici n’est pas une mémoire, mais une interprétation.
S’ensuivit un échange d’une rare intensité. Les mots devinrent des armes affûtées. L’homme tenta de noyer la conversation sous des promesses voilées : avantages commerciaux, silence acheté, alliances tacites. Lorsqu’il vit que cela ne suffisait pas, il fit vibrer la menace, suggérant qu’une Maison, même mineure, peut se venger avec des griffes insoupçonnées.
Mais Hemlock ne cédait pas. Chaque phrase qu’il lançait était une corde jetée dans l’esprit de ses interlocuteurs, corde qui, loin de les secourir, les liait un peu plus. La femme, plus fragile, commit l’erreur fatale : voulant justifier leur empressement, elle laissa échapper la vérité.
— Il ne s’agit pas seulement de liaisons scandaleuses, dit-elle avec une pointe d’agacement. C’est une stratégie. Neutraliser un rival politique, recomposer une scène, en déplacer les contours, et la présenter comme une preuve… C’est une arme bien plus redoutable qu’un sabre.
Le silence qui suivit pesa comme un verdict. Hemlock, sans se départir de son calme, inclina légèrement la tête. Son sourire avait la mélancolie de ceux qui constatent la chute d’une âme déjà perdue.
— Vous l’avez dit vous-même, murmura-t-il. Une arme. Et ce que vous croyez manier n’est en réalité qu’un instrument forgé par d’autres.
Au même instant, je perçus la confirmation sur nos terminaux : la position était transmise, et les officiers de l’Ordre, prévenus, convergeaient déjà vers le complexe orbital. Le piège s’était refermé.
Les deux acheteurs furent appréhendés avec une efficacité discrète. Point de violence ostentatoire, seulement la main ferme de la justice. Leur cabine, fouillée avec rigueur, révéla un trésor sinistre : plusieurs modules de souvenirs fragmentés, des intonations trafiquées, des visages recomposés comme des masques de cire. Et surtout, au milieu de ces artefacts immoraux, une note manuscrite, anodine en apparence. Elle mentionnait un nom, ou plutôt un alias : Varys-IX.
Je sentis un frisson courir dans ma nuque. Ce pseudonyme revenait sans cesse, tel un spectre glissant entre les affaires les plus troubles. Hemlock, lui, ne montra pas d’émotion ; il se contenta de fermer les yeux, comme pour imprimer ce détail dans la pierre de sa mémoire.
La preuve était entre nos mains. Nous avions dévoilé la chaîne, arraché le masque, et porté un coup significatif à ce marché obscur. Pourtant, nul triomphe ne réchauffa nos cœurs. Hemlock, surtout, resta grave.
— La victoire publique, dit-il à voix basse, n’est qu’une surface. Ce que nous avons arrêté ici ne représente qu’une excroissance. Le mal réside dans le désir même qui nourrit ces trafics. Tant que des esprits corrompus chercheront à racheter des vérités, il y aura des Serrures du Vide pour les leur vendre.
Ses paroles résonnèrent en moi comme une mise en garde. Je compris alors que notre tâche n’était pas terminée. Ce que nous avions accompli ressemblait moins à un achèvement qu’à une ouverture : nous avions entrevu l’abîme, et désormais il nous faudrait apprendre à y marcher sans tomber.
Chapitre III — Partie 3
Le dernier acte — révélations et regrets
Myr Solen — Journal, Entrée IX.
La fin survint dans un désert de verres brisés et de roses fanées : la salle d’audience improvisée semblait flotter entre deux mondes, suspendue dans une lumière crue qui n’épargnait aucun détail. Les murs, recouverts de tentures sombres, portaient encore les traces d’anciennes audiences, d’anciennes tensions ; chaque fissure semblait murmurer les querelles de ceux qui avaient tenté de faire justice avant nous. Je notai la présence de notre consul, assis avec une gravité qui tirait son visage vers le blême, l’expression tendue mais digne, comme un acteur contraint de tenir son rôle dans une tragédie qu’il n’avait pas choisie. À ses côtés, Irynn Sable, debout, droite comme un mât de navire dans la tempête, portait cette dignité silencieuse qui effaçait toute offense, qui rendait le mensonge presque inutile.
Hemlock prit la parole avec l’élégance d’un homme qui sait que la vérité est un tissu vivant, capable de se déformer si l’on ne la manipule pas avec délicatesse. Il déposa sur le bureau du tribunal les modules que nous avions récupérés, les holocubes aux surfaces lisses et ternies, et expliqua avec précision comment les fragments avaient été recombinés, comment les intonations et les silences, isolés de leur contexte, pouvaient altérer le jugement et la perception. Chaque exemple projeté dans l’espace holographique semblait faire respirer la salle, chaque image déconstruite mettait en évidence la vulnérabilité des esprits face à la manipulation subtile des souvenirs.
Les juges écoutaient en silence, certains fronçant les sourcils, d’autres hochant légèrement la tête. Les avocats des parties concernées tentaient de masquer leur malaise derrière des formules convenues, mais Hemlock ne se laissait pas intimider. Ses explications étaient précises, méthodiques, mais toujours empreintes de cette humanité qui fait naître la compréhension avant la peur. Il montra comment une simple intonation, isolée et reproduite ailleurs, pouvait transformer une confidence innocente en accusation redoutable.
Pourtant, la conclusion ne fut pas celle d’un conte moral aux vertus parfaites. Le tribunal reconnut la culpabilité de certains acteurs : des courtiers furent sanctionnés, la Station Chrysalide reçut des mesures correctives sévères, mais il refusa de traquer jusqu’au dernier client. Varys-IX restait introuvable. Les traces que nous avions — bien qu’indisputables et documentées — montraient une provenance mouvante, fluide comme l’eau d’un fleuve que l’on tente d’épuiser à mains nues. Le politique, vieux maître des subterfuges, avait encore une fois pris le large, échappant à la portée de la justice.
Irynn obtint cependant une réparation qui n’était pas entièrement matérielle, mais qui lui rendait sa dignité. Le consul fut disculpé publiquement ; ses adversaires durent s’incliner devant l’évidence. Je vis pourtant dans son regard une ombre de malaise mêlée à la gratitude : la reconnaissance d’avoir été sauvé d’un scandale, mais la certitude d’avoir perdu quelque chose de plus intime, quelque chose que les tribunaux ne pouvaient restituer. Le monde, pensai-je, récompense les apparences et la prudence, mais il est lent à protéger ce qui est fragile, ce qui vit dans la sphère de l’intime.
Après l’audience, Hemlock me conduisit dans un coin retiré du tribunal, un vestibule faiblement éclairé où les murs absorbaient nos voix. Il s’assit, et d’un geste rare mais mesuré, prit ma main. Ses yeux, habituellement si impassibles, reflétaient un éclat que je n’avais vu qu’en de rares occasions.
— Myr, dit-il doucement, la vérité n’est pas toujours une chose qu’on peut posséder. Parfois, elle s’échappe de nos doigts, se glisse entre les lignes de l’histoire. Mais d’autres fois, elle nous enseigne à mieux voir.
Je notai ces mots dans mon carnet, leur donnant le soin de s’inscrire à l’encre invisible de ma mémoire. Tant de leçons s’étaient accumulées durant cette enquête : la complexité des cœurs, la dangerosité de la mémoire trafiquée, l’audace et la prudence nécessaires pour affronter ceux qui achètent la vérité des autres. J’avais vu comment une femme pouvait être plus vaillante qu’un conseil entier, comment un maître pouvait montrer sa grandeur par la modestie, et comment la justice, même lorsqu’elle est bien faite, demeure souvent incomplète, ne peut capturer toutes les nuances des vies qu’elle prétend protéger.
Et puis il y avait la vérité plus intime, celle que les tribunaux ne pouvaient juger : Irynn Sable, dans un moment que je croyais perdu, vint à moi et me remit un simple fragment, une image soigneusement emballée. Elle la posa devant moi, avec une gravité qui tranchait avec la simplicité de l’objet.
— Gardez-la, dit-elle d’un sourire triste mais confiant. Elle ne prouve rien. C’est juste… un souvenir.
Je regardai la plaque. L’image était humble, presque ordinaire : Irynn et le consul, leurs mains jointes, riant sincèrement, sans ruse ni stratagème. Un fragment d’humanité pur et intact. Dans un monde où la mémoire pouvait être volée, recombinée, manipulée à l’infini, cette simple image devint pour moi un trésor fragile.
— Pourquoi me la confiez-vous ? demandai-je, conscient de l’émotion qui me submergeait.
— Parce que parfois, dit-elle, partager la mémoire est un acte de foi. Et vous, Myr Solen, avez semblé croire en la vérité.
Je compris alors — et je l’écris sans aucune fierté, seulement avec une sincérité calme — que ma relation avec Hemlock avait fonctionné comme celle d’un maître et de son apprenti. Il m’avait appris non seulement à observer, mais à écouter la manière dont le monde murmurait. J’avais appris la patience de la morale, l’art discret de la prudence, et un peu de cette générosité silencieuse qui distingue les grands hommes.
La dernière entrée de mon carnet devint alors une confession, ou plutôt une espérance : le futur serait peut-être moins cruel, ou du moins plus clair pour qui sait regarder et écouter. Hemlock se tourna vers les lumières de la ville qui scintillaient au loin, et me lança un regard que je sentis profond et lourd de promesses :
— La prochaine fois, Myr, murmura-t-il, nous chercherons une énigme plus douce. Peut-être quelque chose qui ne demande pas de rendre un malheur public.
Je souris, car j’aimais les énigmes, même les plus sombres. Mais j’aimais encore plus la présence de mon maître, silencieuse, rassurante, implacablement sage.
C’est ici que je clos ces écrits. L’affaire des Serrures du Vide fut classée : certains furent punis, d’autres s’évaporèrent dans les ombres douces où le pouvoir se cache toujours. Mais j’ai conservé la plaque d’Irynn. Et parfois, lorsque la nuit étend son manteau silencieux sur la ville, je sors cette image et la contemple. On y voit deux êtres riant, tenant une coupe de vin, ignorants qu’un jour, des mains avides auraient payé pour voler ce rire.
Et dans ce simple rituel, je me rappelle la leçon d’Hemlock : ce n’est pas la preuve qui rend l’homme meilleur, mais la manière dont il tient ce qu’il sait, la fidélité avec laquelle il protège ce qui est fragile et précieux. Dans la mémoire que l’on choisit de préserver, il existe une lumière que ni le pouvoir, ni l’argent, ni la ruse ne peuvent éteindre.
FIN

