Chapitre 10 - Les négociations de Zenovia

— Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

Cain venait de présenter ses idées pour diffuser ses idées en Enfer à Samaël. Ce dernier avait décidé de les aider un peu plus activement qu’en les protégeant et en les logeant. Il avait écouté son jeune partenaire de travail lui parler de la possibilité de réécrire un article dans la presse ou, plus audacieux, d’utiliser l’influence du Saigneur pour qu’il puisse en parler à la télévision.

— Ce sont de bonnes idées, commenta le démon renard avec un hochement de tête approbateur. Cela dit, je me dois de te rappeler que la télévision est, comme les réseaux sociaux, contrôlée par Axon. Et après ce qu’il s’est passé il y a deux jours, je doute qu’il soit d’accord de te laisser passer dans ses précieuses émissions.

— Mince, c’est vrai ! soupira le blond en passant une main dans ses cheveux, se laissant tomber d’un air abattu sur le canapé. Il reste le journal, mais le problème, c’est qu’il n’y a que… qu’une poignée de démons qui le lisent…

Il préférait cette façon de le dire plutôt que d’utiliser le mot « fossile » qui aurait été beaucoup plus insultant ! Il souffla en regardant le plafond, essayant de trouver une autre solution.

— J’ai peut-être le média qu’il te faut, s’amusa Samaël avec un sourire.

— Lequel ? Tu l’as dit toi-même : les réseaux sociaux sont aussi gérés par Axon…

Le rouquin leva simplement une main gantée pour montrer la radio posée sur une armoire le long du mur.

— Tu es sûr de ton choix ? interrogea Cain en haussant un sourcil sceptique. C’est pas un peu… dépassé ?

— Mon cher, tu deviens vexant, répondit le Saigneur d’un air crispé. Je vous avais dit à votre arrivée que j’étais auparavant chargé d’une émission de radio, n’est-ce pas. J’y diffusais principalement de la musique, mais elle était assez populaire !

— Axon ne contrôle pas la radio aussi ? demanda le prince d’un air suspicieux. Il a l’air de gérer tous les médias des Enfers !

— Pas tous, le détrompa Samaël en secouant la tête. Les journaux dépendent de Blitz, une autre Saigneure. C’est aussi elle qui s’occupe de la distribution du courrier. Et même s’il s’occupe des émissions télévisées, des réseaux sociaux et de la technologie, mon désagréable collègue ne se soucie pas de la radio. Comme toi, il fait l’erreur de la croire futile et démodée !

— Sans vouloir le défendre, elle n’a pas l’air très populaire en Enfer.

— Uniquement parce que je suis le seul qui s’occupait de cette radio et que je me suis absenté pendant cinq ans. Mais je suis presque certain que si je ressuscitais mon émission, tous mes anciens auditeurs reviendraient !

— Tu crois que ça peut marcher ?! questionna le blond avec avidité en se redressant d’un coup. Tu ferais ça pour moi ?!

— J’ai dit que je t’aiderai, et je tiens ma parole, confirma le démon renard avec un sourire amusé.

Une sonnerie de téléphone se fit entendre à côté de Cain qui tendit le bras pour attraper son portable. Il jeta un coup d’œil à l’écran et vit « Papa » inscrit dessus.

— Je reviens dans une minute, lança-t-il à Samaël avant de sortir dans le hall d’entrée pour décrocher. Bonjour papa !

— Salut petit prince ! répondit Lucifer. Tu as l’air surexcité, ça va ?

— Ah, ça s’entend tant que ça ? s’étonna son fils avec un sourire gêné. Ça va, on était en train de parler de mon projet avec Samaël !

À l’autre bout du fil, le Roi lâcha un marmonnement peu enthousiaste à la mention du nom du Saigneur, mais il n’insista pas.

— Je n’ai pas encore trouvé grand-chose sur lui, mais j’ai une bonne nouvelle pour toi : j’ai obtenu ce rendez-vous avec le Paradis !

— Ooh, tu es le meilleur ! s’exclama Cain avec ravissement. Merci beaucoup !

— J’ai prévenu Zenovia, la Présidente du Conseil des Saigneurs, précisa Lucifer. Le rendez-vous est dans trois jours.

— Est-ce que tu sais où ça se passera ?

— Ces emplumés bénis ne vont pas laisser une seule âme damnée entrer dans leur BeAu Et PrÉcIeUx Paradis, railla le Roi avec mépris. Ils m’ont dit qu’ils enverraient l’un des leurs en Enfer. Comme j’ai dit que je ne voulais pas les voir chez moi, Zenovia s’est portée volontaire pour les accueillir chez elle. C’est dans le bâtiment où elle organise les réunions avec les Saigneurs. Une perle, cette démone ! Je lui laisse aussi le soin de choisir qui elle enverra à ce rendez-vous.

— Génial ! Je sais que tu n’as pas très envie de te mêler de tout ça, alors merci beaucoup, papa !

— Je préfèrerais que tu ne t’en occupes pas non plus.

Cain leva les yeux au ciel en se retenant de souffler d’exaspération. Le « je-m’en-foutisme » de son père était vraiment agaçant !

— Un jour, ces pécheurs risquent de profiter de ta gentillesse pour te manipuler, marmonna Lucifer avant de lâcher un profond soupir. Mais tu es aussi borné que moi alors…

— Oui, l’interrompit le jeune homme, n’ayant pas envie de se prendre du remontage de bretelle par téléphone. Et sinon, tu as fait des trucs intéressants dernièrement ?

Il y eut un court silence, aucun de deux ne disant plus un mot. Cain ne savait pas si c’était parce que son père avait compris qu’il posait la question pour un simple changement de sujet. Au début, il crut que le souverain était vexé qu’il trouve son discours agaçant, avant de se rendre compte qu’il entendait un murmure vaguement paniqué. Entre autres chuchotements, un « il va me prendre pour qui ? » lui parvint aux oreilles.

— Oh, tu sais, la paperasse habituelle, les obligations d’un Roi et tout ça, répondit finalement le monarque d’un air particulièrement forcé et mal à l’aise.

Tu ne t’occupes plus de ton royaume depuis des centaines d’années, songea son fils, devinant tout de suite sa supercherie grossière.

Il entendit Lucifer grommeler un « il va jamais y croire », pensant manifestement qu’il ne l’entendrait pas. En réalité, il savait que son père passait sans doute son temps à faire ce qu’il avait fait quand il avait six ans : essayer de devenir un écrivain. Père et fils partageaient une grande imagination, et il avait trouvé ce moyen pour l’exprimer.

Enfin… tenter de l’exprimer. De ce qu’il savait, il n’avait jamais rédigé un ouvrage complet ! Et c’était un sujet sur lequel il savait son paternel assez susceptible.

— D’ailleurs, il faut que j’y retourne, bafouilla Lucifer avec un manque d’assurance inquiétant pour un Roi. On se tient au courant, petit prince, et fais attention avec ce démon cafard.

Cain réfléchit quelques secondes pour essayer de comprendre de qui il parlait.

— Tu penses à Samaël ? interrogea-t-il avec surprise. C’est le démon renard, Papa, corrigea-t-il.

— Hein ? Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda le souverain, comme s’il avait vraiment un trou de mémoire.

— Laisse tomber, soupira son fils d’un air presque désespéré. Je te raconterai s’il y a du nouveau. À la prochaine !

— Au revoir, mon grand !

Lucifer raccrocha et Cain resta immobile un moment, écoutant simplement les sonneries de fin d’appel. Il finit par ranger son téléphone dans sa poche et repartit vers le salon pour informer Samaël. Mais au moment où il allait tourner la poignée, il entendit quelqu’un toquer à l’entrée. Il fit demi-tour pour ouvrir la porte et son regard croisa directement deux yeux violets. Avec sa cascade de cheveux argentés, ses traits sérieux et son aura d’importance glaciale, Cain aurait facilement reconnu Zenovia. La Saigneure portait un tailleur très moderne et une longue veste noire qui ne faisaient que renforcer l’impression de sérieux qu’elle avait déjà naturellement.

— Bonjour, jeune prince, salua-t-elle en s’inclinant respectueusement. Pourriez-vous me dire si Samaël est chez lui ?

Le blond resta stupéfait un moment. Était-ce parce que sa présence devant la maison était plus qu’inattendue ? Peut-être. Ou bien était-ce parce que la doyenne des Saigneurs le traitait avec plus de respect que n’importe quel autre démon ?

Sans aucun doute.

— B-bonjour, répondit-il après un blanc qui semblait avoir duré une minute. Je… je peux, oui, il… enfin il est…

Heureusement, le démon renard avait visiblement reconnu la voix de la Présidente du Conseil, car une ombre glissa sur le sol et il en sortit, son habituel sourire sur les lèvres.

— Bien le bonjour, Zenovia ! lança-t-il avec bonne humeur. Quelle heureuse surprise, je ne m’attendais pas à une visite de votre part !

— Bonjour, Samaël, dit froidement la concernée, insensible à son air jovial. Pouvons-nous nous entretenir un moment ? Ce ne sera pas long.

— Avec plaisir ! Je vous en prie…

Il invita la doyenne à entrer et la guida jusqu’au salon. Cain lui trouvait un air singulièrement gentleman, presque mielleux. Peut-être était-ce sa façon de réagir à l’aura de froideur de sa collègue.

— Je vais vous laisser, murmura le blond, se sentant de trop dans la pièce.

— Sans vouloir vous forcer, jeune prince, l’arrêta Zenovia, l’immobilisant net à l’entente de son ton franc, j’aimerais que vous restiez avec nous. Ce que je m’apprête à vous dire vous concerne tous les deux.

Hochant simplement la tête, Cain s’installa à l’extrémité du canapé. Lorsque la démone s’y assit aussi, il recula prudemment jusqu’au bord. Le rouquin regagna son siège habituel.

— Je tenais à vous informer personnellement que notre Roi a obtenu pour nous un rendez-vous avec le Paradis, reprit la Présidente d’une voix claire. Les autres Saigneurs ont été prévenus par lettre ou par message, mais il était important pour moi de venir ici. Je vous dois à tous les deux des remerciements. Samaël, ton… coup de théâtre lors de la dernière réunion était fondé, et je crois savoir que Sa Majesté était content d’avoir été averti de la présence de son fils en Enfer. Sans toi, nous ne l’aurions peut-être jamais su. Quant à vous, jeune prince, je dois bien admettre que sans vous, Lucifer n’aurait peut-être pas accédé à notre requête. Je vous remercie d’avoir insisté auprès de lui pour l’obtention de ce rendez-vous.

Cain soupira de soulagement : il avait eu un mauvais pressentiment sans fondement ! Il avait trouvé inquiétant l’apparition subite de la doyenne peu après l’appel de son père, mais si ce n’était que pour un merci, rien d’alarmant.

— C’est pourquoi je vous ai choisi pour aller à la rencontre des anges dans trois jours, acheva Zenovia d’une traite.

Le blond tourna si vite la tête vers elle qu’il entendit une de ses vertèbres craquer. En face de lui, le verre que tenait Samaël s’était fissuré dans sa main. Les deux hommes échangèrent un long regard entendu : ni l’un ni l’autre n’avait l’intention d’y aller !!

— Votre confiance est très… touchante, répondit diplomatiquement le Saigneur avec un sourire crispé, mais j’ai peur que nous ne soyons pas à la hauteur. Peut-être trouveriez-vous quelqu’un de plus adapté pour cette situation délicate.

— En ce qui concerne le prince, je ne l’oblige à rien, répondit la Présidente avant de le regarder droit dans les yeux. Mais toi, Samaël, ce n’est pas une proposition : c’est un ordre !

Une sonnerie de téléphone se fit entendre et la démone sortit son portable d’une poche intérieure de sa veste. Cain eut tout juste le temps de voir « Roi Lucifer » sur l’écran avant qu’elle ne décroche et ne se lève pour s’éloigner un peu d’eux.

À peine commençait-elle la conversation que le blond se tourna de nouveau vers son hôte. Il joignit les mains comme une prière et fit sa meilleure tête de chien battu pour lui faire signe de l’aider.

En réponse, le démon renard roula des yeux d’un air exaspéré. Il désigna le prince de la main, puis joignit ses mains derrière sa tête comme quelqu’un se prélassant au soleil sur une chaise longue. Il se montra ensuite du doigt et glissa son pouce sous sa gorge.

Cain plaqua sa main sur son front : comment ça, il n’avait pas de soucis à se faire ? Et comment Samaël pouvait dire que lui, Saigneur dégoulinant de puissance, était foutu ?

Essayant de faire comprendre à son interlocuteur silencieux qu’il n’arriverait pas à dire non à Zenovia à cause de son côté intimidant, il la désigna furtivement d’un signe de tête, avant de mimer qu’il était suspendu par le cou à une corde.

Mouais, pas la meilleure façon de l’expliquer…

Son partenaire inclina la tête en haussant un sourcil d’incompréhension. Comprenant qu’il ne pourrait pas le dire par des mimiques avec ses piètres talents d’acteur, Cain se pencha en avant et lui fit un signe du doigt pour qu’il en fasse de même.

Ce fut dans cette position très peu normale qu’il murmura :

— Elle me fout trop la trouille…

Mais la Présidente se retourna d’un coup vers eux, ayant senti l’agitation du côté des deux hommes. Immédiatement, le rouquin examina attentivement l’extrémité de ses gents comme une demoiselle admirerait sa manucure et Cain sortit son téléphone à toute vitesse, faisant mine de traîner sur les réseaux sociaux.

Dès qu’elle eut de nouveau le dos tourné, le blond fit semblant d’essuyer une goutte de sueur fictive. Son voisin d’en face tourna son index autour dans sa tempe, pour lui dire qu’il était complètement fou.

— C’est entendu, Majesté. Aucun problème. Bonne journée à vous également…

La doyenne raccrocha avant même qu’ils ne puissent continuer leur dispute muette et retourna s’installer dans le canapé.

— Le Roi vient à l’instant de me dire qu’il me conseillait de choisir des démons dotés de beaucoup de diplomatie, expliqua-t-elle en rangeant son téléphone. D’après lui, il vaut mieux éviter ceux qui ont un vocabulaire primaire. Samaël, tu es parfait pour ce travail !

— Je suis certain de ne pas être le seul à avoir une intelligence supérieure à celle d’une huître ici-bas, répondit l’intéressé avec un rictus agacé.

— Bien sûr que tu n’es pas le seul, confirma Zenovia avec un sourire cruel. Mais tu es le seul Saigneur qui n’a rien à faire !

— Je suis très occupé, rétorqua le rouquin d’un air vexé. Qu’en est-il des autres ?

— Tous tes collègues, moi inclus, ont un ou plusieurs commerces à gérer pour la bonne marche des Enfers. Nous avons tous un rôle à jouer. Mais je suis navrée de te dire que ton plaisir personnel ne contribue pas au bon maintien de notre monde !

Son regard était si foudroyant que le démon renard retint son souffle un instant.

— Alors pour une fois dans ta deuxième vie, sois utile à tes congénères et va à cette réunion !

À présent, une chose était certaine : le sourire de Samaël était totalement forcé. Il plissa les yeux jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une fente dorée, et il n’avait jamais eu l’air aussi frustré.

— Très bien, soupira-t-il avec dépit. Je vais y aller.

Zenovia tourna ensuite la tête vers Cain qui avait l’impression d’être scanné de la tête au pied.

— Jeune prince, je suis sûre que votre titre pourrait lui apporter un certain secours. Cela montrerait aux anges que la royauté des Enfers est toujours debout.

Il se retint de justesse de dire qu’en réalité, le Paradis savait parfaitement que Lucifer était un Roi transparent et que ses liens avec lui ne seraient absolument pas intimidants !

— Voudriez-vous bien faire ça pour nous aider ?

Malgré sa répulsion à voir des anges, le blond acquiesça d’un signe de tête mécanique. Au moins, il ne serait pas seul dans cette épreuve : Samaël serait avec lui.

— Excellent ! sourit la Présidente en sortant une feuille de sa poche. Vous avez ici toutes les informations qu’il vous faut à propos de ce rendez-vous ! Nous comptons tous sur vous ! Inutile de me raccompagner.

Elle se leva dignement en déposant le papier sur la table et partit à pas plus légers qu’à son arrivée. À peine entendirent-ils la porte d’entrée claquer après son départ que les deux démons poussaient un profond soupir de désespoir. Sachant parfaitement qu’aucun d’entre eux ne voulait parler de cette tâche infâme qui les attendait dans trois jours, Cain se laissa tomber contre le dossier du canapé.

— Qu’est-ce que tu disais sur ton émission de radio, déjà ?

Dessin original d'Elysio Anemo