Les fenêtres d'en face (II)
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Les fenêtres d'en face (II)
UN MASQUE CHARMANT
CHARMER, verbe trans. CNRTL
« soumettre à une opération magique » Étymol. 1150.
« apaiser, adoucir » 1560 (J. Grévin, Olimpe, p. 241 ds IGLF : Charmer l'ennuy des ans);
« faire céder à un pouvoir attrayant, fasciner » (J. Grévin, Olimpe, p. 266, dsIGLF)
Dér. de charme* « pouvoir magique »; dés. -er.
C'est la réalité qui m'est interdite. Elle est là, juste de l'autre côté, je la vois depuis mon étage. Mais elle est trop loin ; un mur m'en sépare. C'est mon mur, ma limite, ma frontière, de l'autre côté de laquelle tout peut arriver.
Une fois, par la lucarne de son appartement, j'ai entraperçu sa table de potions magiques, à moitié cachée derrière un rideau soyeux comme les ailes d'un papillon de nuit. Le lampadaire de la rue grésillait et clignotait sur son visage blafard, couleur vieux porridge. J'ai cru qu'elle enlèverait son foulard, mais non, dommage. Sur cette table, il y avait un miroir, digne de Blanche-Neige ; je ne doute pas que lui aussi était magique. Elle avait un étalage de petites bouteilles en verre, de petites boîtes avec de la poussière de couleur, des cendres d'astres tombés.
C'est à cette table que je l'ai vu se déguiser en femme de sang rouge et d'yeux enjoués, tout en fredonnant des incantations. D'abord, elle se massait le visage avec une potion qui lui redonnait de la vitalité de vivante. Elle, tellement pâle et dénuée de couleurs avec ses yeux gris métalliques, se peignait sur le visage une apparence rassurante et mortelle. Un peu de rose ingénu sur les joues, un peu de rouge sang sur les lèvres, hop la, voilà une dame de sang chaud. Un peu de cendre d’étoile sur la paupière et enfin, le masque était fini. Malgré la lumière blanche de la rue, elle étincelait de vie, une illusion parfaite. Ou presque : un dernier coup de parfum pour embaumer les esprits et s'insinuer dans nos âmes, et voila, une sorcière lâchée dans le monde, uniquement soumise à ses lubies.
Pour oublier ce qu'il se passe de l'autre côté du mur, mes voisins mettent de la musique d'époque, du jazz de promenade ensoleillée dans le parc, du Edith Piaf pour slows dans le salons avec ses parents, un soir d'été embaumé. Ils prennent un thé dans leurs petits jardins anglais, dos au mur, face à la maison, face au foyer. Ils font comme s'ils ne savaient pas que de l'autre côté, c'est le néant absolu de tout ce qu'on connait ; c'est le pot-au-feu d'une sorcière, c'est un mur et la fin abrupte de la terre réelle. Les petites mésanges du matin ne sont qu'illusion de paradis ; elles passent d'une terre à l'autre, d'un paradis à quoi, l'enfer ? L’inconnu ? Elles s'interpellent, jasent, avec cette petite tête railleuse, et font comme si la glycine fleurie poussait même derrière le mur et emmiellait l'autre côté de douceur.