Chapitre 7: Bouillon Club
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Chapitre 7: Bouillon Club
Le van noir roule à vive allure dans la nuit. Sa vitesse délirante, ses trajectoires serrées, ses virages hasardeux font de lui un danger pour quiconque le croiserait. Il a déjà heurté et tué sur le coup deux cerfs, un sanglier, un renard, un piéton qui attendait sagement, sac à dos à ses pieds, pouce tendu vers l'avant, qu'une âme charitable vienne le secourir à cette heure avancée.
— Tu devrais me laisser le volant, Annie. J'ai l’intuition que tu n'as pas exactement le gabarit du véhicule dans l'œil.
Une accélération brutale suivie d’un freinage sec plaque Michel sur son siège puis le catapulte vers l'avant. Elle fait aussi glisser, en un aller-retour, Francois toujours plongé dans un profond coma, allongé à l'arrière sur de vieux sacs de toile pour plus de confort. Le choc qui en résulte, son bruit mat et sourd, alerte Claudine qui, pourtant, ne se retourne pas. Elle préfère maintenir les yeux fermés pour prier les dieux, tous, au cas où, par principe. Elle s'autorise cependant une petite remarque.
— Fais attention à ton Frère, tu vas encore lui péter quelque chose.
— Alors, demande à ton cousin de ne pas me déconcentrer. Heure d’arrivée, Michel?
Michel déplie sa carte, prend quelques repères extérieurs visibles dans la pénombre altérée par les phares agressifs du véhicule dément: un étang sur lequel un vieux quartier de lune se reflète et ondule, les silhouettes inquiétantes des arbres, des bosquets, une montagne au loin que l’on devine faiblement au profil proche du shtreimel d’un rabbin .
«Encore vingt bonnes minutes à travers la forêt, puis tu coupes sur la droite pour rejoindre la route du col des Affranchis. Une fois au sommet, il n'y a qu'à plonger au fond de la vallée, rejoindre l’autre versant et stopper à mi-pente. Les derniers kilomètres seront à parcourir à pied. Une relative discrétion me parait nécessaire. Le véhicule n’est pas adapté. La conductrice non plus. Sur place nous croiserons tour un tour une mine de baryte abandonnée, une ferme label bio et ses cultures locales d’échalotte, d'ail, d’oignon, un élevage de volailles, mille gagneuses coffrées dans un hangar infâme du même proprio, pour atteindre au-dessus un vieux bâtiment gris en grande partie taillé dans la roche, cerné par des tourbières gorgées d’eau affleurante, surtout à cette saison. C’est une ancienne station météo désaffectée qui appartenait à l’armée. Un mat-support pour les différents capteurs-émetteurs, un seul étage, des bureaux, un labo, un mini hôpital, des sous-sols pas trop labyrinthiques, quelques caméras, des alarmes, mais rien d’insurmontable. D’anciennes technologies. Officiellement en tout cas. Nous entrons, nous frappons, nous reprenons.»
— Etrange, j’ai toujours pensé qu’il fallait frapper avant d’entrer, dit Claudine, toujours les yeux Mi-clos.
— Qui sont ces types Michel?
— Je ne sais pas Annie. Ce que je sais en revanche, c'est qu'ils me collent aux basques depuis que je suis revenu. Je suis convaincu qu'ils m'observaient déjà quand j'étais au château. A ce moment-là, je suppose que je ne les dérangeais pas. Je n'avais pas non plus mis la main sur les corps. Quand ils l'ont découvert, ils n'ont eu qu'une idée en tête: les récupérer et m'éliminer.
— Ça fait deux idées ça Michel, dit Claudine.
Michel sourit.
— Ce n’était pas plus simple de profiter de ton absence au chalet afin de les embarquer?
— Non. Ils ont toujours échoué à suivre mes traces jusque là-bas. En revanche, vous étiez surveillés, vous étiez leurs appâts. Robert leur taupe. Consentante, ou pas.
— Je l'avais oublié celui-ci. J'avoue ne pas trop savoir quoi en penser. Je crois que je vais le frapper. Tu en penses quoi Annie?
— Tant qu’il reste en capacité de répondre à mes questions…
*****
— Quelle odeur atroce! Je n'ai jamais rien senti d'aussi immonde.
— L'élevage de volailles, c'est le repoussoir idéal contre tout bon randonneur motivé pour admirer de là-haut une si belle vallée.
— Oui, à condition qu’il ait survécu aux douces exhalaisons d’œufs pourris et de soufre de la baryte putride puis à l'odeur de fion qui se dégage du tas d'oignon en décomposition.
— Allons-y, le plus dur est fait, en termes d'odeur en tout cas. L’ultime kilomètre est… différent…: cinq cents mètres d’une quasi-ascension où vos mains vous aideront puis cinq cents derniers, à plat, très rafraichissants, vous allez adorer, surtout toi François.
«Nous n’en doutons pas.» François est agacé d’entendre encore Michel étaler ses phrases vides de sens, saturées de sous-entendus. «Au passage, quelqu'un peut m'expliquer pourquoi j'ai une entaille au crâne et du sang dans les cheveux?»
*****
Michel rampe en silence, avec vivacité, telle une couleuvre dans la nuit finissante, le torse plaqué au sol, la tête relevée, entres les herbes hautes d'un chemin raboteux au milieu d’une tourbière humide, cotonneuse. Annie le suit sans peine, Claudine est parfois gauche mais s'en sort honorablement. François ferme le convoi. Il est grincheux, énervé à l'idée de froisser son costume, rapper sa chemise, salir son gilet. Il faut rester grouper. Une piste étroite presque sèche, seule connue de Michel, serpente au milieu du marais spongieux et permet de se soustraire aux points de vue imparables des postes d’observation. Ils progressent lentement. Un splash se fait entendre quand la main du leader s’enfonce dans la boue, suivi d’un bruit de ventouse quand ce dernier parvient à la retirer. Ils sont dans un cul de sac. Michel s’est trompé. Le train doit rebrousser chemin.
«Merde!» murmure Michel. «Quoi?» Chuchote Annie.
Michel n’a aucunement l’intention d’entamer une conversation. D'un geste non technique, sans ambiguïté, facile à comprendre, il donne l’ordre de reculer. François entame alors une marche arrière pénible, un moon walk délicat sur le sentier étriqué, rapidement imité par ses trois acolytes. A de nombreuses reprises, il plonge ses chaussures, ses mocassins vernis, dans la moiteur fongique de la tourbière brune. Il se demande s'il n'est pas en plein rêve et s'apprête à hurler pour se réveiller.
«Dans le doute, abstiens toi».
«Quel cliché! se dit François. Pourquoi, dans les moments délicats, dans les instants critiques où toute notre attention, toutes nos capacités devraient être exploitées, nous ancrer en conscience dans la réalité, sommes-nous assaillis par des digressions futiles et vaines, des citations faussement inspirantes.»
A cette pensée il baisse la tête par dépit et accélère. Au bout de quelques mètres, il relève les yeux. Il s'aperçoit inquiet qu’il est seul à présent. Il est allé trop vite, il est allé trop loin. Il a raté les signes, les mouvements de Michel, le bras tendu vers l’avant à l’embranchement précédent. Il discerne à peine Claudine, maintenant en queue de cortège. Il doit les rattraper, suivre leur moindre trace, ne pas en dévier. Ou finir enseveli dans cet affreux bourbier.
*****
Tâtonnant des deux mains à droite puis à gauche pour mieux borner la voie au fur à mesure que le groupe recule, Michel repère enfin la bonne intersection, la bonne direction, repart vers l’avant en faisant de grands gestes à ses trois poursuivants. Il accélère: le jour se lève.
*****
Michel, Annie et Claudine débouchent finalement derrière un petit muret qui surplombe une rampe d'accès pour véhicule, orientée vers un premier sous-sol. A l'extrémité supérieure de cette rampe stationne un hovercraft, un vieux modèle militaire léger, adapté à la progression dans les zones marécageuses. Ils se relèvent, au moins partiellement: l’angle des caméras n’est pas assez saillant. Ils progressent accroupis le dos collé au mur, atteignent une petite porte métallique elle-même encastrée dans une porte plus grande adaptée au passage des gros véhicules. Annie la désigne du doigt, l'air interrogatif. Michel fait non de la tête et indique un peu plus loin un conduit de ventilation forcée, d’un diamètre suffisant pour les laisser entrer. Il s’aperçoit de l'absence de Francois. Il interpelle Claudine du regard en pointant dans le même temps son index derrière elle. Elle se retourne, pousse un grand soupir. Michel interroge Annie d’un mouvement de sourcil. Elle hausse les épaules. Il hésite un instant mais sait qu’ils ne doivent pas attendre.
Il s’avance vers la grille, tire de son blouson un objet déroutant, un outil excentrique subtilement brillant. Il le regarde, pensif, tourne une molette située sur le côté puis appuie simplement sur une petite gâchette. Un accessoire nécessaire aux manœuvres qu’il lui faut opérer surgit sans un bruit. Les doigts de sa main droite glissent avec délicatesse tout le long de la grille, y repèrent quelques fils qu'ils commencent à bidouiller. Tous les gestes exécutés sont fluides, précis et nets. Une fois le tour de la grille effectué, il range son instrument après en avoir rétracté l’embout. Il saisit le grillage à l’aide de ses dix doigts qu’il enchâsse profondément dans le treillis serré puis tire d’un coup sec. Le passage est ouvert. Aucune alarme déclenchée.
Ils peuvent maintenant, tous les trois, s’engouffrer.
*****
La progression est aisée: le boyau de départ est évasé et éclairé par la lumière rasante du jour en plein levé qui se reflète sans fin sur les parois brillantes en acier galvanisé. Une inclinaison douce et régulière les conduit sans effort vers le premier sous-sol. Maintenant, la pente se renforce, la section se rétrécit, l’atmosphère s’obscurcit. Un premier embranchement se présente au trio. Michel doit faire un choix relevant de l’espoir ou bien de la foi. Ou juste du hasard, de l’amour du jeu, du « je n’en ai rien à foutre » qui le guide souvent.
— A droite, finit-il par dire.
— Tu en es certain? Nous ne voyons plus rien. Tu n’as pas une lampe torche? demande Annie.
— Allumer une lampe torche dans le trou du cul d’un âne n’a jamais permis de lui apprendre à braire que je sache, répond Claudine.
— Quel rapport?
— Aucun. Depuis trop longtemps. Et toi?
«Fermez-la» demande Michel. Il reprend sa progression. A l’embranchement suivant, il prend aussi à droite. Et toujours à droite à chaque intersection.
— Tu as pris un flingue au moins?
— Tu as déjà vu un curé sans sa bite à la main?
«Stop» dit Michel avec autorité.
— Pardon? Ne t’imagine surtout pas que tes attitudes de mâle dominant nous empêcheront de…
«Géronimo!» Il hurle et plonge brusquement tête en avant dans l’ouverture béante qui se présente à lui. Dans sa chute il sourit. Il aime ces moments où toute une vie se joue sur un coup du destin, une partie de poker, un beau saut dans le vide, un baiser volé, un sourire audacieux, une parole déplacée. Ses yeux restent grands ouverts pour identifier la moindre aspérité, un début de lumière, évaluer dès que possible son point d'atterrissage. Il se freine dans le tube exigu en écartant les jambes et les bras à la fois, en les collant au mieux à la lisse paroi.
Et la lumière fût. A travers une grille qu'il espère mal fixée. Sa vitesse est élevée. Soit il arrive dessus et elle s'ouvre sous son poids. Là, il amortira sa chute dans un roulé-boulé qu'il maitrise remarquablement à condition que la hauteur qui le sépare du sol soit limitée, trois ou quatre mètres, maximum. Ou elle est bien scellée, l’acier tranchant, le tamis pas trop serré. Il passera surement, les mains, les avants bras, les tendons, les biceps, une partie du visage dans le grillage d'acier, puis finira proche d'un juteux steak haché. Lui qui ne mange pas de viande, ce serait inconvenant.
Contact. La grille cède. Pari numéro un, gagné. La chute qui s'ensuit est assez courte. Moins de trois mètres. Second pari gagné.
Michel se rétablit avec agilité, regarde l'endroit où il a atterri. Une petite pièce borgne, simplement éclairée par un bloc de secours, aucune humidité, une odeur de savon, de chlore, de détergent, un balai contre un mur, un sceau, une serpillère, un tas de cartons pliés dans un angle éloigné, plusieurs étagères pleines de produits ménagers, de torchons, de linge blanc, d'éponges, de brosses. Du matériel que Claudine ne doit pas voir souvent. Tout au fond une porte close. Il aurait pu débouler dans un tombeau fermé, une verrue technique inaccessible d’où seuls l'air ou les fumées entrent et sortent. Troisième pari gagné.
Sous l'ouverture béante qui vient de l'accoucher dans cette buanderie, il interpelle sa sœur et sa cousine.
— Annie, Claudine, vous pouvez venir. Freinez-vous contre la paroi du conduit, je vous récupère à l’arrivée.
Michel a toujours aimé que les femmes lui tombent dans les bras.
*****
— Alors, chuchote Claudine?
Michel, l'oreille collée à la porte, lui répond avec la même absence d’intensité.
— Aucun bruit. J’entre. Annie, couvre-moi. Une fois à l'intérieur, silence radio pour tout le monde. Pas un mot jusqu'à nouvel ordre.
Michel ouvre la porte avec délicatesse et discrétion. Elle grince. Il la soulève, la recentre sur ses gonds pour limiter les frottements. Il capte un son de l'autre côté. Un homme qui parle, seul, qui tape des pieds. C'est la voix de Robert. Michel hésite et tend l'oreille.
«He ho, je sais que vous m'entendez. Vous ne m'avez pas obligé à avaler un micro il y a deux jours pour ne plus m’écouter maintenant. Si? Sérieusement, je crois que nous sommes partis sur de mauvaises bases. Je vous ai prouvé que vous pouviez me faire confiance, non? Ainsi, que vous me laissiez seul dans cet endroit lugubre, pourquoi pas, je le comprends. Cependant, de là à m’emprisonner dans une cage vulgairement cadenassée… Je suis peut-être un chien, mais je ne suis pas hargneux. Je suis du genre fidèle, prompt à lécher les mains de ceux qui le nourrissent ou à baiser les pieds de ceux qui le corrigent. Sachez que je ne vous en veux pas trop d'appartenir plutôt à la seconde catégorie.»
Michel écoute Robert couvrir sa présence et prononcer en boucle son discours de soumission riche d’informations. Il parle presque en hurlant, masque le moindre bruit émis par Michel. Il se demande si Robert est conscient de leur présence ou s’il agit par instinct. Aucune importance. Pari numéro quatre.
— Allons-y.
Arme au poing, Michel pénètre dans une grande salle à peine mieux éclairée. Il balaye du regard ce qui semble être un banal entrepôt. Un merdier bouillonnant, des palettes dispersées, disloquées, désunies, des cartons, des colis, des fûts, des caissons empilés hâtivement, multipliant ainsi les angles morts des caméras pourtant nombreuses. Un agencement idéal dans une partie de cache-cache géant. Nous en sommes donc à cinq paris gagnés.
Annie entre à son tour. Son constat est le même. Ils progressent chacun dans deux directions opposées à l'abri des regards, couverts par le bruit d'un Robert braillard qui à aucun moment ne leur jette un regard.
«Madame, corrigez-moi si je fais erreur: quelque chose me dit qu'il manque des pièces à ce subtil puzzle. Je suis insignifiant, donc indispensable ça, vous en conviendrez. Vous et vos camarades, ont totalement besoin de moi. Votre brillant cerveau, leurs six bras athlétiques et mon inconsistance sont des atouts précieux, s’ils sont correctement associés.»
Il n’est pas très subtil se dit Michel. Néanmoins si ses poursuivants ont été assez stupides pour venir se planquer ici, pourquoi ne pas parier. Une fois de plus. Le lien entre six bras divisés par deux et leur nombre de trois n’est pas à leur portée. Inutile donc de finasser. Autant rechercher l’efficacité.
«J'ai depuis plusieurs jours, en toute discrétion, observé, relevé, compulsé, lié certaines informations qui vous aideront. Tous ces renseignements, j’accepte de les céder contre de l’eau, de la nourriture, de la liberté, et une négociation bénéfique à chacun. Afin de lever vos doutes, venez me rencontrer. Nous discuterons. Si j'échoue alors à vous persuader, vous pourrez ordonner à vos hommes de me tuer. C'est toujours mieux qu'une cage, une laisse ou un collier.»
Entre deux larsens acides et perforants d’un antique haut-parleur, une femme déclare alors avec calme, autorité, d’un fort accent britannique:
«Nous arrivons.»
*****
A l’ouverture de la porte, précédée par trois hommes armés, elle clame d’une voix suraigüe:
«Well. Je présume que vous ne m'avez pas fait descendre pour ri...»
Deux coups de feu. Sans même se concerter, Annie et Michel tirent. Ils visent le même homme, le premier à franchir la porte déverrouillée: le molosse bestial, le capo du commando, une balle entre les yeux, une dans la poitrine. Il tarde à s’écrouler, continue d’avancer, comme si ni son cerveau déchiré, ni son cœur éclaté n’avaient d’utilité. Il s’effondre enfin à quinze pas de l’entrée. Dans la stupéfaction de voir s’agiter ce zombie hébété, les deux autres gardes armés en ont profité pour progresser et se jeter sur le côté, à l’abri d’un caisson à proximité. S'ensuit une fusillade acharnée, d’un ennui accablant, comme on en voit souvent dans les films d'actions niais ou les policiers navrants. Heureusement celle-ci est écourtée par Claudine qui, en toute discrétion, contourne la scène de chaos, planquée derrière des fûts dispersés, des racks surencombrés prêts à s’affaisser, des cantines empilées, longe un convoyeur à l’arrêt, atteint un chariot élévateur, se faufile dans sa cabine de pilotage, charge les deux gaillards les fourches relevées et s'offre ainsi une chance de les décapiter. Elle échoue d’un rien, la tête du premier rejetée vers l’arrière, les cervicales brisées, la gorge déployée dans un rire sanglant, et celle du second toujours attachée bien que vrillée au trois-quarts, la mâchoire fracassée. Elle se rattrape quand même en passant les cinq tonnes de l’engin de chantier sur leurs torses tatoués, d’une marche arrière habile et appliquée.
Le calme est revenu. Robert est silencieux. Annie et Michel toujours aux aguets. La femme mystérieuse ne s’est pas attardée. Elle doit être timide ou angoissée. Elle a préféré fuir par le grand escalier. Claudine, avec une grande solennité, admire son ouvrage. Elle se dit qu’elle maitrise, à peine moins que César, l’art de la compression et des belles œuvres d’art.
*****
«Merci», dit Robert en sortant de la cage ouverte d'un coup de feu tirés dans le cadenas qui retenait la chaîne.
«Sale petit fils de pute » dit Claudine en hurlant, en s'approchant de lui pour lui assener un coup de pieds violent entre ses cuisses entrouvertes.
*****
— Tu es calmée Claudine?
— Non.
— Tu comprends que Robert nous a sauvé? Deux fois.
— Juste pour sauver sa peau. Deux fois.
— Une seule fois en réalité, dit Robert. Objectivement, j’ai risqué ma vie en vous épargnant.
— Deux fois. Si nous étions morts empoisonnés, j'aurais trouvé le moyen de te buter quand même.
*****
Un hurlement derrière la porte. Un bruit de chute dans l’escalier.
«A couvert!» dit Michel d’une voix étouffée mais catégorique.
Puis un bruit visqueux, humide. «clipclaop, clipclaop, clipclaop». Régulier, le son flasque se rapproche un peu, un peu plus, soutenu par d’étranges borborygmes, des crachats épisodiques, des éructations glauques. Un concert oppressant, une musique spleenétique. Elle s’arrête derrière la porte clause qui après un instant s'ouvre tout doucement dans un grincement de circonstance.
«Bouge pas, connard», vocifère Annie bras tendu, canon en pointe, à l'apparition de la chose, crasseuse, gluante, suintante, souillure de boue, bouillon infâme, fille ou fils de cauchemar, rejeton d’un Morphée en proie à la psychose et à l’aliénation.
— On se calme, dit-elle. C'est moi, François.
— Enfin. Tu as mis du temps à retrouver ton chemin. Je vois que tu en as profité pour prendre soin de ta peau. C’est excellent à ton âge. Je trouve ton teint déjà plus net. Les filles adorent ça, de frère à frère, je peux te l’assurer.
«Sauf celle-ci semble-t-il», dit François. Il se retourne et désigne la femme bizarrement pliée dans l’escalier, façon origami, juste derrière la porte.
— Je me demande si elle n’a pas été indisposée par l’odeur. La prochaine fois, penses à te rincer correctement puis à te savonner énergiquement.
— En attendant, j’ai une ou deux tâches sur ma chemise. Et j’ai perdu mes pompes. Tu comptes faire quoi?
«C’est étrange», dit Annie qui s’approche du corps sans prêter la moindre attention à l’échange incongru entre les deux Fashion-Dupon.t.ds. «Elle me dit vaguement quelque chose».
Regarde-la sous un autre angle, dit François. Ne tiens pas compte des marques de pliures.
Annie s’avance, se décale sur la droite, penche la tête sur la gauche. Claudine, Michel et Robert s’approchent à leur tour.
— Oh.
— Quoi oh?
— Après tout, au point où nous en sommes…
Un teint plat, un front haut, les cheveux boursouflés, châtains clairs appauvris par des nuances de gris, un visage presque ovale, mais légèrement tassé, des sourcils agressifs, pointus, beaucoup trop arqués sur des yeux rétrécis par des dizaines d’années à ne voir pas plus loin que le bout d’un nez triste, posé là par hasard au-dessus d’une bouche fine étroitement fermée qui souligne l’intégrité d’une mâchoire resserrée. Le doute n’est pas permis.
Pari numéro six: perdu. Ou pas. Allez savoir.
La vie n'est définitivement qu'une suite de paris, plus ou moins réussis.