La glace au chocolat
Sur Panodyssey, tu peux lire 30 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 29 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
La glace au chocolat
Le premier embarras de ma vie fut quand j’appris que ma naissance n’était pas désirée par mes parents. Déjà deux filles dans la famille ! Ma mère espérait un garçon pour enfin s’arrêter d’accoucher. Mon père ressentait un manque inexplicable, une absence de dignité, de fierté, de continuité de sa génération, un vrai enfant dans la famille. Donc, ils attendaient avec impatience un garçon.
Maman prépara tous les vêtements en bleu, mangea des mangues vertes avec du piment, et était heureuse de sa peau couleur de sapotille qui prouvait que je serais un garçon. Papa fit les frais d’un hôpital privé pour accueillir « le petit bijou » de la famille. Ils attendirent deux semaines, maman mangea les meilleurs poissons blancs pour allaiter le bébé et but de la poudre de lait importée d’Australie pour les os forts de son « futur » garçon. Après deux semaines à l’hôpital, aucun signe de la perte des eaux. Ils rentrèrent à la maison, car la fierté coûtait cher. Malheureusement, le soir de leur arrivée, la poche des eaux éclata avec grande joie. On hospitalisa ma mère immédiatement à l’hôpital du village voisin.
L’humiliation. À leur grande surprise et contre tous les signes, c’était une fille.
L’amour maternel pour une fille était tellement fort sur cette île qu’elle me refusa tout de suite. Une fille trop brune, comme un singe. Pas comme les bébés aux joues roses dans les pubs à la télé. Une troisième fille qui serait une grande responsabilité pour elle. Son refus était justifié. Papa malchanceux la consola quand même en disant que je ressemblais à ma grand-mère maternelle décédée quelques années auparavant. La réincarnation sauva ma vie et je fus acceptée tout de suite. Mais le karma était tellement puissant que mes parents eurent une quatrième fille avant de gagner un garçon à la loterie, au cinquième tour !
Chaque fois que j’entendais cette histoire, je me sentais coupable de ma naissance et j'avais le sentiment que je ne méritais pas d’être dans ma famille. Je n’avais pas pu donner ce bonheur à mes parents dès ma naissance et j’avais toujours cru que ma naissance était une souffrance pour eux. Donc, je voulais être un garçon.
Partout, j’écrivais un prénom masculin « Samantha » en croyant que j’étais un garçon. Je refusais les poupées en coupant leurs cheveux, je voulais une coiffure de garçon, grimpais aux arbres et y restais pendant des heures, lisant des romans d’aventures. À l’âge de six ans, mes meilleurs amis étaient les garçons, ils devinrent les héros de ma vie. Je voulais faire exactement comme eux. Jouer au cricket, courir dans les champs de riz avec les cerfs-volants, assister aux fêtes de Vesak au temple... Je grandis comme un cocotier sans aucune courbe féminine, toujours avec la couleur d’un singe noir, comme ma mère disait souvent.
Mais cette liberté ne dura que quelques années. Un jour, à l’âge de 13 ans, j’eus mes premières règles. Ce fut la deuxième honte de ma vie. On dit qu'elle est tombée de l’arbre de jambose rose. Cela signifie avoir ses règles. Oui, je tombai d’un arbre très haut, celui de ma dignité. On m’isola dans une chambre noire loin des garçons, même mon père n’avait pas la permission de me voir. Il y avait des bougies pour la lumière et des feuilles de Neem sous le lit pour me purifier. On enleva aussi le miroir.
Les femmes du voisinage vinrent chez moi. Elles avaient l’air toutes gaies. Elles commencèrent à me donner des conseils que je n’avais jamais entendus. « Maintenant tu es une grande fille. Il ne faut pas faire ça et ça. » Quels droits avaient-elles sur moi ? On me donnait seulement du bouillon amer comme si j’avais attrapé une maladie. J’ai passé une semaine dans cet isolement en attendant le jour propice pour sortir. Je ne pouvais ni aller à l’école ni voir mes amis. Ce fut la semaine la plus noire de ma vie. Dehors, j’entendais les femmes qui rigolaient, se précipitaient pour préparer les friandises pour fêter mon premier sang. Maman consulta un astrologue qui dit exactement la couleur de la culotte que je portais et prédit que j’allais faire de grandes choses dans la vie car j’avais quatre planètes dans le même carreau dans mon horoscope. Un scorpion fort.
Une femme râpait la noix de coco pour préparer le riz au lait alors qu’une autre faisait frire le Kevum doré dans l’huile chaude. Papa était très occupé à inviter tous les villageois pour la cérémonie et il acheta beaucoup de bouteilles d’Arrack pour ses amis. L’astrologue recommanda la couleur rose pour ma robe de cérémonie. Moi, qui n’avais jamais porté de robes sauf l’uniforme à l’école, pleurais, refusant de porter une robe rose à fanfreluches. Je ne voulais pas être une Barbie. On m’a mis du maquillage partout. Le rouge à lèvres : je n’osais pas parler ou manger de peur de gâcher le maquillage, la poudre sur mon visage : je ressemblais à un clown, les talons qui coupaient mes chevilles : je me sentais comme un de ces pêcheurs sur échasses et cette robe longue ridicule m’étouffait.
Le matin de la cérémonie, je dus me réveiller très tôt car la Dhoby woman d’une caste inférieure, Redi Nenda, était venue me donner le bain rituel en dehors de la maison. D’abord, elle enleva mes boucles d’oreilles en or et les garda, disant que c’était mauvais pour la santé. Alors, elle versa un premier seau d’eau glaciale sur ma tête avec des fleurs de jasmin et du curcuma pour me purifier. Elle m’ordonna d’ôter mes vêtements devant elle et d’enfiler la robe. Je détestais tellement cette vieille femme que je commençai à pleurer.
Ensuite, je dus casser une noix de coco avec un énorme couteau pour éloigner le mauvais œil. Enfin, je dus allumer les lampes à huile et me prosterner aux pieds de chaque adulte présent. On m’offrit de nouvelles boucles d’oreilles en or, des colliers, des bracelets et beaucoup de cadeaux dont je ne voulais pas. Une femme me donna des verres ! Je n’en comprenais pas la raison.
Tout le monde était heureux sauf moi. Les villageois étaient ravis de ce repas royal et ils mangèrent pendant trois jours du riz jaune au poulet avec quantité de currys, burent l’alcool gratuit et commencèrent à faire la fête. Pourquoi étaient-ils si heureux ? Comment mon sang leur donnait-il de la joie ?
Je dus accueillir tout le monde devant la porte. J’assistai à ce spectacle comme un animal dompté dont le corps n’appartient qu’au « Maître ». Je ne pouvais pas m’amuser du tout. Quand tout le monde fut parti, je courus vers le frigo pour manger mon dessert préféré que papa avait commandé pour la fête : la glace au chocolat.
À ma grande déception, il n’y avait plus de glace au chocolat. Il n’en restait même pas une cuillerée. On avait tout fini pendant que je saluais les gens. Maman a dit que ce n’était pas bien. On n’avait pas pensé à moi. Je hurlai, pleurai, criai, déchirant ma robe rose. Je frémissais de colère.
Et à ce moment-là, cette petite envie de manger une glace au chocolat dont j’étais privée cruellement, car j'étais une fille, me glaça le cœur et je commençai à haïr mes gens et leurs rituels ridicules, pour toujours.
Charitha Liyanage il y a 24 jours
Merci beaucoup chère Jackie H pour votre commentaire. C'est l'histoire de beaucoup de filles de couleur au chocolat. La fête est également une sorte d'annonce au village qu'il y a des femmes prêtes au mariage . Samantha est à la fois masculine et féminine, même au Sri Lanka. Si si, j'ai bien accepté d'être Charitha :-)
Ne pas avoir un petit bout de glace au chocolat, comme une jeunesse désirée, mais pas vraiment goûtée!
Jackie H il y a 25 jours
Pour toute la société, c'était une joie et un rituel initiatique parce qu'en devenant pubère, vous deveniez adulte et vous entriez dans un ordre.
Pour vous, c'était un traumatisme parce que les autres essayaient de vous faire devenir tout ce que vous ne vouliez pas être... une fille, une jeune fille, puis une femme...
Et puis, après vous avoir fait comprendre qu'être une fille était un mal et une malédiction (maladroitement ou... ?) jusqu'à vous dégoûter d'en être une, voilà que tout le monde tout d'un coup se réjouissait de votre féminité et lui faisait la fête...
Il y avait de quoi ne plus rien y comprendre 😮. Et, bien entendu, personne ne vous expliquait rien 😮🙁...
Sinon, c'est si joli une fille à la peau brune 🙂 et Samantha, de ce côté-ci du monde, c'est un prénom de fille 🙂 mais je trouve que Charitha, c'est très bien 🙂
Ils auraient au moins pu vous réserver une petite coupe de glace au chocolat 🙁