Quitter Combray
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Quitter Combray
La première fois, je m’en souviens bien, c’était avec mes parents, ils avaient gagné ce voyage à Tahiti, tous frais payés. On peut pas dire que mes parents aient jamais eu beaucoup de chances, et pour éviter toutes déconvenues, ils ne la tentaient guère. Pourquoi ma mère avait-elle rempli et renvoyé ce coupon, au dos d’un paquet de biscuits à la vanille, je l’ignore. D’habitude, nos vacances, c’était plutôt sur l’île d’Oléron, avec mon oncle, ma tante et les cousins. On habitait Combray, alors, ça faisait un bout pour arriver à Saint-Denis-d’Oléron. Une fois, à l’été de mes douze ans, nous sommes allés à Londres, par le ferry de Cherbourg. Là aussi, quelle expédition ! Mon père, je le revois encore, avec son guide bilingue, apprenant par coeur des phrases toutes faites qu’il ne comprenait pas, et ma mère ressortant les pulls qu’elle avait soigneusement rangés au printemps, parce que de l’autre côté de la Manche, on est vachement plus au nord. J’aurais pensé, au vu du stress généré par ce voyage que tous les collèges environnants préparaient sans heurts, qu’il ne me serait jamais plus donné l’occasion de découvrir le vaste monde. La vie serait réduite à Combray, à des kilomètres de bocages et de campagnes plates comme une planche à repasser jusqu’à Saint-Denis-d’Oléron, et à l’étranger, c’était Londres, la capitale des voisins honnis, mais dont il fallait connaître la langue sous peine d’être un barbare, immense, riche, pleine de buildings scintillants, et d’une humidité qui surpassait la Normandie. Alors, lorsque je suis rentré du lycée, par une journée absolument anodine, je fus surpris par la mine réjouie de ma mère, qui étalait son sourire sur toute la table du goûter, composé d’un bol de chocolat chaud et de deux tartines au beurre. Elle ne tenait pas en place. « Cet été, nous irons à Tahiti ! » Honnêtement, j’ai cru qu’elle était devenue folle, pendant un instant, mais non, elle avait la lettre qui confirmait qu’elle était l’heureuse gagnante d’un voyage tous frais payés pour les îles polynésiennes. Elle avait appelé immédiatement et c’était confirmé. Elle devait juste préciser les dates dans les trois propositions qui lui étaient faites. « Ne vous inquiétez pas madame, vous avez toute la semaine pour nous rappeler » avait dit la demoiselle au téléphone. Voilà comment, à seize ans, pour la première fois de ma vie, j’ai pris un avion, puis un autre avion, puis encore un avion, pour aller à Tahiti, entouré de mes parents, plus excités que moi à cette idée. Car, cela va te surprendre, mais je n’étais pas plus motivé que ça, au début. J’aurais préféré qu’ils y aillent sans moi. J’aurais pu profiter de la maison, être enfin tranquille, inviter les copains. On se serait sans doute bien marrés. Mais je n’aurais pas vu Moorea et ça, ça m’aurait fait mal.
Notre avion a atterri la nuit. Je me souviens du poids de l’atmosphère en sortant de la cabine et en trottinant sur le tarmac : l’humidité de l’île et la chaleur – et la fatigue aussi – rendaient l’air particulièrement lourd et gluant. Tu as dû ressentir ça, toi aussi. J’avoue que j’avais un peu oublié cette sensation. Mais ça passe. C’est le lendemain matin, vers 6h, le soleil était déjà levé et illuminait le lagon, que j’ai compris où j’étais. Nous sommes descendus prendre le petit déjeuner et la lumière était tellement belle, les couleurs ressortaient avec une telle force que j’avais l’impression d’avoir vécu en noir et blanc jusqu’à présent. Tout était plus rouge, plus bleu, plus jaune, plus vert, plus vif ! L’eau du lagon translucide et les poissons multicolores qui te filent entre les jambes, les coraux, les anémones de mer, les raies, les requins de lagon, tout cela était là, en face de moi, je nageais au milieu d’eux comme de toute éternité. Nous mangions des fruits frais, noix de coco, mangues, ananas, corossol, papaye, et même de la fleur de tiaré. Le poisson – je n’aimais pas trop ça à la maison – était préparé de manière délicieuse, et j’ai goûté des trucs que je ne soupçonnais même pas. Et bien sûr, nous sommes allés à Moorea, nous avons vu le mont Rotui, et les danseuses de l’île. Nous étions logés dans un joli fare, sur la plage. Nous faisions de la plongée, du kayak de lagon, des petites randonnées. Tout était excitant. Tout était incroyablement beau. Notre voyage ressemblait à un conte de fée. La douceur du climat, la touffeur des après-midis qui s’étirent avec indolence, les hibiscus rouges et les colliers de tiaré ! Mes parents ont longtemps parlé de ce séjour polynésien, se promettant d’y retourner un jour, en sachant très bien qu’ils ne le feraient pas. Même lorsque bien des années plus tard je m’y suis installé. Ils étaient trop âgés, déploraient-i
Parce que, moi j’y suis retourné, par contre. C’était plus fort que moi. J’ai bossé dur pour me permettre le voyage. J’ai fait des études de sciences po, rencontré ta mère, et après deux ans dans une sous-direction du ministère de la Justice, nous avions assez d’argent pour nous y rendre, tous les deux. Chloé me suivait par amour, et moi je suivais ma passion. Cela faisait plus de dix ans que je n’y étais pas allé mais j’ai tout reconnu, immédiatement, j’étais chez moi. C’est curieux tout de même que d’être né à Combray, d’avoir étudié au Havre et à Paris, pour se découvrir polynésien. Chloé cependant était devenue parisienne. Elle avait ôté toute trace de son Roubaix natal. Sa conception de la géographie était que Paris était au centre du monde et permettait donc de profiter du monde aisément : les week-ends champêtres au printemps, en Bretagne, en Normandie, à Lille, les week-ends d’automne à Londres, Bruxelles et Genève, les vacances d’hiver au Maroc, les vacances d’été au Canada ou aux Etats-Unis. Les soirées parisiennes se ponctuaient de repas entre amis, sortie ciné, expositions diverses et parfois discothèque. Rien de branché, mais elle aimait sentir être au coeur des tendances du moment. Tahiti ne représentait absolument rien pour elle. J’espérais qu’en découvrant les beautés de l’île, comme la forêt équatoriale, en randonnant dans la vallée de la Fautaua, en faisant du toboggan dans les chutes naturelles – et froides ! - en découvrant la plongée sous-marine, j’espérais qu’elle changerait d’avis. Le cadre était paradisiaque. Et, lorsque nous sommes allés à Moorea, face au mont Rotui qui divise majestueusement la baie Cook de toute sa stature pyramidale, nous nous sommes enlacés. Le soleil se jetait dans la mer embrasée. Ce fut notre plus belle nuit d’amour. Tu es née neuf mois plus tard.
C’est rude, comme ça, à entendre, mais j’ai compris à ce moment précis, au moment de ta naissance, que Chloé et moi n’avions plus rien en commun. J’étouffais à Paris. Notre appartement modeste devenait une prison, j’errais comme un lion en cage, je sais que c’est un cliché mais je l’ai vraiment ressenti comme ça, et il m’a fallu avouer que je n’étais pas heureux, que je devenais fou dans ce monde. Chloé l’a mal pris, tu t’en doutes. Les médecins m’ont prescrit du repos. C’était absurde : rester toute la journée chez moi était un enfer, comment espéraient-ils que je me soigne ? J’ai tenu, pour toi, bien sûr, puis il fallait bien entendu « être réaliste ». La Polynésie n’attendait pas après moi. Je n’étais rien pour elle. Je n’existais pour personne là-bas. Je suis resté à ruminer dans le béton de Paris, à me coltiner des expos trop sympas, des films français intello-niaiseux, j’ai pris ma carte à la cinémathèque comme tout le monde, j’ai voté Mitterrand pour qu’il continue, sans y croire et puis, quand tu as eu 10 ans, que tu comprenais que je n’étais pas vraiment là, que mon âme était en veille, j’ai demandé ma mutation pour Tahiti. Je l’ai eue grâce à un désistement surprise. Et je suis parti m’installer à Punaauia, dans une maison avec vu sur Moorea. Tous les soirs, je voyais le soleil disparaître derrière l’île. Tous les soirs j’en appréciais l’enchantement. L’éternité, c’est le lagon en allé avec le soleil et une île. Clairement j’étais heureux à Tahiti, et je reconnais que je vous ai abandonnées. Chloé m’en a voulu, tu m’en as voulu, on ne s’est plus jamais revus. C’est ma faute. A Punaauia, j’ai rencontré Rosalie, une marquisienne, kiné et danseuse. J’ai eu la chance de rester dix ans en Polynésie, avec quatre ans aux Marquises au milieu. Ces territoires isolés effraient les hommes urbains qui ne les perçoivent que comme un tremplin dans une carrière et non pas pour leur beauté naturelle, leur fragilité et leur philosophie de vie, justement. Je ne me suis pas entendu avec les popas de l’administration, qui jugeaient avec condescendance les autochtones, trouvant leur nonchalance détestable, leur crédulité proche de l’idiotie, et leur obésité signe de leur décadence. Mais ils n’avaient rien demandé. Ils n’avaient pas à être productifs, avant. Il n’y avait pas de MacDo et de soda, avant. Alors, quand on a mis l’économie libérale au milieu du Pacifique, que pouvait-on espérer ? Et les fonctionnaires étaient bien contents de voir leur salaire doubler, tous les mois, tandis que les fainéants d’autochtones n’avaient pas les moyens d’avoir une assurance chômage. Une assurance santé. Je ne crois pas que la situation se soit améliorée depuis. Je sais que cela peut paraître étrange, mais au milieu du Pacifique, quand tu n’as rien d’autre à l’horizon que des dégradés de bleu, la vie n’a pas la même saveur que lorsque tu trottines sur les trottoirs, que tu fais la queue devant la boulangerie à 19h, en costume cravate, au milieu des costumes cravates, que tu enrages d’enrager après le dix-neuvième mendiants de la journée qui amputé d’une jambe te réclame un ticket resto, un ticket de métro, ou cinquante centimes d’euro. Cela n’a aucun sens sous ces latitudes. Nous sommes pris d’une forme d’acédie positive, d’une crise de simplicité métaphysique. Rien n’a de sens en-dehors du poisson grillé, des frites de mape et du lait de coco.
Je suis resté longtemps quand même et j’espérais que tu viennes me voir. Tous les étés je guettais une lettre qui me disait que tu allais venir. Mais tu n’as répondu qu’à une dizaine de mes lettres. La première fois, c’était pour me dire que tu avais eu ton brevet et que tu voulais devenir archéologue. Et que tu allais sur des fouilles, cet été, quelque part en Grèce. J’étais très fier de toi. La dernière lettre me souhaitait un bon anniversaire pour mes 40 ans. Nos échanges n’ont pas été très denses. Pourtant, j’ai toujours pensé à toi. Sache-le, Angèle. J’aurais aimé que tu viennes me voir. Mais j’imagine que Chloé t’a fait une description abominable de l’archipel. Après tout, je l’ai quittée pour un océan parsemé d’îlots. De la folie ! Mais, tu aurais compris pourquoi j’ai tant insisté pour que ton deuxième prénom soit Moorea. Chloé ne voulait pas, bien sûr, mais c’est moi qui ai déclaré ton nom à la naissance. Angèle Moorea. Chloé tenait à Angèle, j’ai rien dit. Et c’est joli, Angèle. Je regrette de n’avoir pas su trouver les mots pour que tu fasses le trajet. Alors, quand tous les soirs je voyais le soleil glisser derrière Moorea, je pensais à toi, dans la grisaille parisienne, dans les courants d’air du métro et la pollution des grands boulevards, naviguant entre les couloirs de bus et les pistes cyclables pour rejoindre ton bahut dans un concert de klaxons. D’une certaine manière, je te voyais tous jours. Puis, après dix ans, j’ai dû rentrer. Je ne voulais plus voir Paris alors le ministère m’a envoyé dans un greffe à Combray. Ironie du sort, pas vrai ? Cette ville que j’avais fuie me retombait dessus. Mes parents ont trouvé ça amusant puis, ils sont morts. Tu n’es pas venue à leur incinération parce que tu étais en voyage aux Etats-Unis ou dans les Alpes, je ne sais plus ce que Chloé m’avait dit à l’époque. Bref, Rosalie et moi sommes restés, malgré tout. J’ai gardé la maison, et curieusement je me suis réhabitué à cette vie pluvieuse où tout est un peu gris mais où on vit quand même pleinement. Je ne suis plus retourné en Polynésie. Rosalie s’y rendait tous les deux ans. Jusqu’à l’an dernier où comme tu le sais elle a été emportée par une méningite. Je n’ai pas pu lui dire adieu… La vie s’est assombrie brutalement. Il n’y avait plus rien de lumineux à vivre à Combray. C’est pourquoi je suis content aujourd’hui que tu sois là, que tu sois là près de moi, qu’ensemble nous ayons fait tout ce voyage jusqu’à Moorea. Il n’est jamais trop tard, hein. Je ne pensais pas que tu acceptes de conduire ton vieux père sur le chemin de son ancienne félicité. Mais nous y voilà ! Là, regarde bien, nous marchons sur le sentier que j’avais pris avec ta mère il y a trente-cinq ans. Regarde bien le mont Rotui, comme il est beau ! Le soleil va bientôt passer derrière lui. C’est le moment, vas-y, tu peux libérer mes cendres maintenant.
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