Chapitre 1 : Le nouveau monde
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Chapitre 1 : Le nouveau monde
« Les hommes demanderont de plus en plus aux machines de leur faire oublier les machines. »
Philippe Sollers
Chong Zhu est en retard. Il n’aime pas cela. Mais il fallait qu’il porte ce pli urgent au vieux Hou-Chi. Le chef lui a demandé de le faire, alors, il le fait. Pourquoi faut-il qu’il soit toujours en retard pour ses rendez-vous importants ? Et celui-là est de taille XXL. Ce soir, dans quelques minutes, Zhu se retrouvera devant le chef, celui qu’on appelle Tête de Dragon. La peur au ventre, sur son vélo, il pédale dans le flou artistique de la ruelle sombre, éclairée de loin en loin par des lanternes rouges qui dessinent un halo de lumière incertain dans le brouillard qui s’installe. Cette trouille au ventre, il pressent que c’est celle qui le mène vers son destin.
Est-ce en rapport avec son goût immodéré pour internet, pour les logiciels, pour le plaisir qu’il ressent à aller fouiller dans les ordinateurs des autres ? Il sent bien que son talent d’informaticien formé à l’école des copains n’est pas bien vu par certains. Il s’en moque un peu. Pour lui, c’est un jeu, comme pour ses potes du réseau social chinois Renren, le Facebook chinois côté à Wall Street. Pour Zhu, au lendemain de ses dix-huit ans, c’est le grand soir. C’est ce que son cousin Li lui a dit. Mais Zhu, il ne voit pas pourquoi ce soir serait plus grand que les autres. Ce ne serait pas logique. Les étoiles sont toujours là dans leurs tailles naturelles et les minutes ne connaissent pas l’inflation. Li lui a dit que ce soir, il serait initié. Pas le temps de réfléchir à la signification d’une initiation quand on court contre la montre pour porter une nouvelle, bonne ou une mauvaise, dans la sacoche de son vélo. Il ne l’a pas vraiment voulu. D’autres l’ont voulu pour lui. Mais bon ! Finalement, il est très fier d’entrer dans la grande famille du 14 K. Même pas peur, même si au fond de ses tripes la peur le dispute à la crainte. On lui a bien dit de ne pas ébruiter ce qui allait lui arriver ce soir. Surtout pas sur Renren, au risque de connaître les pires turpitudes. Et celui qui lui a dit cela ne semblait pas rigoler.
Pourquoi lui ? Son cousin Li lui a apporté peut-être un début de réponse. Lui aussi fait partie de la grande famille du 14 K que d’autres appellent Sap Sze Wui. Ses origines ethniques, sa famille et son lieu d’habitation y seraient pour beaucoup dans l’honneur qu’on lui fait aujourd’hui à l’instar de « bon sang ne saurait trahir ».
Cela fait déjà longtemps qu’il a le sentiment d’être observé, évalué, jugé. Des petits riens qui lui reviennent à la mémoire depuis que son cousin Li lui a organisé une rencontre avec le Grand Frère, la Tête de Dragon, le chef de clan. La 14 K est fortement implantée dans le monde. La 14 K de Canton est la maison-mère de l’organisation. Elle réside toujours sur les terres historiques de la Triade Hung Mun, 14 route Po Wah. Elle abrite le siège social avec ses contingences de management locales et internationales et héberge la Loge cantonaise qui fait toujours partie de l’élite de la Triade. Elle est crainte et respectée pour cela.
Avec son short d’une couleur incertaine, son polo usé et ses sandales poussiéreuses, rien ne distinguait le chef des autres cantonais, sauf peut-être ce regard dur et perçant d’un homme déterminé, voire dangereux. Pas photo pour l’apparence vestimentaire, chaud devant. Le mode de vie méridional de Canton est bien à l’opposé des coutumes des provinces du Nord. Le chef lui a expliqué que faire partie de la société secrète est une tradition chinoise millénaire, que c’est un prestige et un honneur d’appartenir à ce groupe constitué de plusieurs personnalités que Chong Zhu connaît bien. Après sa course folle, essoufflé, il ouvre la porte de la maison basse qu’il connaît de vue, mais qui n’a jamais retenu son attention jusqu’à ce soir. Elle est tellement semblable aux autres dans ce quartier déshérité de Canton. L’air est électrique. L’orage n’est pas loin avec sa promesse d’une pluie lourde et grasse. Il y a une heure à peine, on lui a donné l’adresse de cette maison banale, juste avant que le chef lui donne l’ordre d’aller porter ce pli au vieux Feng qui habite au diable Vauvert, près de Dongshan Lake que borde le Zhuijiang River. Pas facile de se faufiler avec son vélo dans un chaudron de près de quelques treize millions d'habitants. Mais le chef lui a fait dire qu’il est impératif qu’il soit à l’heure pour son grand soir.
Lorsqu’il passe la porte d'entrée principale de cette maison traditionnelle siheyuan dont aucune ouverture ne donne sur l'extérieur, il se dirige vers une deuxième porte à fleurs tombantes fermée pour protéger l'intimité du lieu, puis il entre dans une cour intérieure carrée plantée en son centre d’un jujubier. L’arbre joue la star dans ce qui ressemble au centre du monde. Son cousin Li l’attend dans la cour et avant qu’il ne l’introduise dans une salle de réception, il remarque machinalement que là, comme dans beaucoup d’autres maisons traditionnelles, les quatre points cardinaux structurent rituellement la distribution du lieu. Il sait que cette architecture traditionnelle renfermée sur elle-même, protège des vents mauvais de la région et marque la séparation entre l’intérieur apaisant et l’extérieur agressif.
La cour fait office de lien familial et de prétexte au raffinement. Il n’est pas surpris de voir autour du jujubier un petit jardin planté de fleurs et de végétaux à feuillage luxuriant. Un peu plus loin campe une petite pièce d’eau où nagent des carpes muettes d’admiration devant l’ego prononcé du jujubier, cet arbre qui s’enorgueillit d’être très résistant à la sécheresse et aux maladies. Il n’a pas le temps d’approfondir cette réflexion botanique qu’il est accueilli par son cousin Li qui lui présente un homme comme étant le Maître de l’Encens, chargé de l’initiation rituelle des impétrants lors des cérémonies. Sa tunique de cérémonie semble en attester. Le jeune Zhu n’est pas seul. Trois autres garçons sont déjà là. Il les connaît tous pour avoir joué avec eux lorsqu’il était enfant. Li lui a dit que ce sont des lanternes bleues, en clair, des postulants comme lui.
Pour entrer dans la grande pièce rectangulaire, ils doivent passer sous la voute d’acier, composée de deux sabres entrecroisés à angle droits portés par deux 49 vêtus de noir pour ensuite passer sous un tissu jaune, avant de traverser le cercle du ciel et de la terre tenu par deux autres 49.
Il y a beaucoup d’autres hommes en toge traditionnelle, bien campés sur leurs sandales, droits comme la justice expéditive et disposés en fer à cheval le long des murs de ce qui ressemble à un temple. Il les connaît tous aussi. Là un autre cousin, là un voisin… Dans cette salle que les participants appellent Loge, le Maître de l’Encens est là debout sur la gauche, revêtu d’une toge blanche sur laquelle tombe jusqu’aux sandales une grande écharpe rouge- orangée serrée à la taille par une ceinture blanche. Sa tête est sertie d’un bandeau rouge d’où surgissent, telle une couronne de lauriers, six nœuds de la même couleur. Tous les autres hommes sont assis. Dans les fumées d’encens et à la lumière des bougies, le Maître de l’Encens décapite un coq dont le sang est versé dans un bol où il y a de l’eau. Zhu tombe de la chaise.
- Alors sérieux, c’est ça l’initiation ? dit-il à voix presque inaudible à son voisin qui lui lance un regard interrogateur.
Après l’accueil rituel, le Maître de l’Encens leur fait répéter :
— Que ce premier encens s’élève jusqu’aux cieux…… Que ce quatrième encens atteigne les étoiles, la lune, le soleil.
En maintenant un sabre dans sa main gauche croisée sur sa main droite tenant l’oriflamme de la Triade, le Grand Frère est impressionnant dans sa toge rouge-orangée frappée à la hauteur du plexus d’une figure octogonale au centre de laquelle se détachent le yin et le yang. Un Frère 49 expliquera plus tard à Zhu la signification de ce symbole de complémentarité, que l'on peut retrouver dans tous les aspects de la vie et de l'univers.
Le Grand Frère enchaîne :
— Une fois encore, nous nous rassemblons autour de notre Maître de l’Encens qui nous a introduit parmi les patriotes. Nous proclamons et jurons aux cieux impériaux que nous vivrons et mourrons ensemble. Ce soir, nous amenons plusieurs novices vers cette association des cieux et de la terre afin qu’ils prennent Hung comme nom de famille, Chin-Lan comme prénom et notre groupe comme famille. Comme ceux des Anciens dans le jardin des Pêchers, nous nous engageons dans la confrérie, prenant pour base la loyauté et la sincérité, puis comme règles les principes de gentillesse et de droiture, en accordant une importance primordiale à l’amour filial et à l’obéissance. Une fois que nous aurons rejoint la famille Hung, nous devrons nous considérer comme les membres d’un seul corps ; attendant une aide mutuelle et nous appuyant sur la foi et la générosité de chacun, encore plus que si nous étions nés des mêmes parents. Il n’y aura pas de distinction entre ce qui est toi et ce qui est moi. « Alors Chong, mon nom de famille disparaît », se demande-t-il ?
Après cette lecture, deux Sandales d’Herbes, des officiers chargés des liaisons et de la communication entre les membres, entrent dans la pièce et reçoivent du Maître de l’Encens un rouleau de papier jaune sur lequel sont écrits les trente-six serments. Les deux Sandales d’Herbes ouvrent le rouleau en s’agenouillant et tenant chacun le parchemin par un coin. Le Maître de l’Encens et tous les membres se prosternent pendant la lecture des trente-six serments.
— Après avoir franchi la porte des Hung, vous serez loyaux envers votre chef et ne jaserez pas sur votre père, fils ou frère ou toute autre personne, de même que vous ne devrez rien leur dire lorsque le temps de l’action sera arrivé. Que les Cinq Patriarches soient témoins de ceux qui agiraient contre cet ordre.
La tension des membres de la communauté est palpable, à tel point que les mouches ne se sentent pas autorisées à prendre l’air. Le Maître de l’Encens, impérial, stoïque, continue sa lecture dans ce silence religieux. Sous le coup de l’émotion, Zhu écoute religieusement tout en prenant conscience que son monde bascule. Il se regarde mourir à une vie vulgaire et dénuée de sens pour renaître dans une autre vie, pleine de promesses, de fraternité et d’action.
Lorsque la lecture du trente-sixième serment est achevée, le Maître de l’Encens lui donne une aiguille avec laquelle les quatre candidats et tous les membres de l’assemblée se piquent le deuxième doigt de leur main gauche et laissent couler le sang de leur blessure dans le bol contenant l’eau et le sang du coq.
Les vœux que prononce Zhu à la fin de son initiation devant le Maître des Encens lui interdisent à tout jamais de quitter ou de trahir la 14 K sous peine d'une mort immédiate causée par un rituel tenu secret dans d'atroces souffrances. À cet instant, il devient un 49 fanatique comme les novices qui sont à côté de lui. Les nouveaux initiés s’habillent avec leur nouvelle tenue de cérémonie. Tous les 49 sont vêtus de noir. Le Maître de l’Encens lui apprend à communiquer grâce à un langage secret, fait de signes, de mots codés et de différentes façons de tenir sa tasse de thé. Seuls les membres de la 14 K connaissent ce langage. Zhu a bien compris qu’il ne révélerait jamais le début d’un de ces signes de reconnaissance au risque de mourir.
Devant un Zhu liquéfié et ses camarades en passe de devenir ses Frères, le Maître de l’Encens brûle les trente-six serments. Il en ramasse les cendres et les versent dans le bol qui contient le mélange d’eau et de sang. Il y ajoute trois petites briques faites des plumes carbonisées du coq. Le bol circule de bouche en bouche de chacun des novices pour qu’ils boivent une petite gorgée de sang mêlé, en témoignage du serment de fraternité qui vient de se sceller.
— Allez Zhu, bois ! lui intime le Grand Frère.
Après avoir bu ce breuvage peu ragoutant, les candidats sont proclamés Frères.
Le jeune Zhu se sent bizarre, tout chose, lui le vaurien corvéable à merci comme l’a démontré sa course folle pour porter un pli dérisoire à un vieil homme, se sent avalé, adopté par une fraternité d’hommes qui le considèrent désormais comme leur égal. De quoi décoiffer le cerveau de plus d’un. Et les vents sont violents dans la région de Canton. Le Grand Frère lui donne un cachet du 14 K enveloppé dans du papier de soie rouge qui scelle son contrat de fraternisation. Avant de se séparer, le Sandale de Paille réunit les nouveaux 49 pour leur expliquer l’organisation de la Loge. Il leur dit :
— Les officiers sont au nombre de 4. Le N° 489 est attribué à notre chef qui s’appelle Tête de Dragon, Maître de la montagne ou Grand Frère. Mais, nous l’appelons Grand Frère. Ensuite, il y a les officiers que vous avez identifiés par la différence de leur tenue. Ils constituent le Comité des officiers. Chaque membre du Comité a le sien. D’abord, il y a le 438 pour désigner le Maître de l’Encens dont vous avez vu le rôle incontournable dans le rituel d’initiation que vous venez de vivre.
Il poursuit :
— le 432 est le numéro du Sandale de Paille, le 426 celui du Bâton Rouge. Ce dernier est chargé de la sécurité et de la discipline. Craignez-le. Il est impitoyable. Le 415 est le numéro de l’Éventail de Papier, chargé de l’administration et des finances. Vous, vous êtes des soldats et vous portez tous le numéro 49. Votre rôle est d'exécuter les ordres. Le Comité des officiers coordonne nos activités.
Le temps viendra où les nouveaux Frères comprendront que le rôle des 49 est de s'occuper des sales besognes ou des opérations spéciales, qu’ils sont le bras armé de l’organisation. En attendant, dans l’ordre de la Triade, il est devenu un 49, un Sey Kow Jai, autrement dit un soldat, un membre ordinaire. Pourquoi 49 ? a demandé Zhu au Maître de l’Encens. Il lui a répondu :
— 4 x 9 = 36, c’est le nombre de vœux que tu as fait pour appartenir au groupe.
Les chiffres ont une charge symbolique très forte dans la culture chinoise et particulièrement dans une Triade. Chaque grade commence par le chiffre 4, considéré comme bénéfique pour la confrérie mais souvent effrayant pour les autres chinois. Pour ces derniers, le chiffre 4 qui se prononce « si », est un homophone du mot « mort ». Ambiance… Un jour, Chong Zhu apprendra que les chinois non-initiés appellent la 14K Hak Sh'e Wui, l’Association de la Société noire.
Lorsque tous les membres s’en furent partis dans la nuit chaude, le Grand frère retint Chong Zhu et Sūn Ning, le plus âgé des frères Sandales de paille.
— Zhu, viens ici. Ton génie de l’informatique va servir notre cause. Apprête-toi à partir pour New-York pour aider nos Frères de la famille Genovèse. Attends mes ordres. Tu peux rentrer chez toi maintenant.
Il fait venir Ning près de lui et lui demande :
— Où en sont nos accords avec ceux de Tirana et avec la famille Genovèse de la Cosa Nostra de New-York ? Avons-nous des nouvelles de notre ingénieur infiltré chez Genoteek à Paris ? Je suis encore stupéfait de la facilité avec laquelle il a pu introduire notre virus dans leurs logiciels. Une simple clé USB contenant un petit logiciel Cheval de Troie introduit dans leur logiciel de bureautique ordinaire a suffi pour entrer dans leur système informatique hyper sécurisé et faire tomber un à un tous leurs verrous numériques.
Ning lui répond :
— La semaine prochaine, nous avons une réunion à New-York pour démarrer la commercialisation de l’accélérateur cérébral. Pour l’instant, nos deux taupes chez Genoteek à Paris sont muettes. Il semble que tout soit calme chez Genoteek, les français ne se sont aperçus de rien. Je vais les recontacter pour m’en assurer.
La nuit étoilée comme un général de brigade avale les pas chancelants de Chong Zhu alors que résonnent encore dans sa tête les vingt-et-une règles, les dix interdictions et les dix offenses passibles de punition. N’est-ce pas Confucius qui a dit : « Celui dont la pensée ne va pas loin verra ses ennuis de près. ».
Mais ce soir, il n’a plus envie de penser. Trop fatigué. Va pour une envie de pisser mais pas plus. Ensuite il faut qu’il dorme.
Alors que Chong Zhu s’en va vers une nuit agitée, le Grand Frère appelle le 426, le Bâton Rouge, chargé de la sécurité et de la discipline.
— Shang-Ti, l’heure est grave. J’ai reçu une information inquiétante de New-York. Un de nos honorables correspondants m’a fait savoir que Feng Zhang, le hacker que nous avons missionné pour aider le laboratoire du Triangle noir à New-York, nous a trahi. Mais nous ne savons pas pourquoi et pour qui. Je te demande d’appliquer la procédure pour rétablir l’ordre. Rappelle Feng Zhang à Canton pour notre cérémonie annuelle. Ensuite, nous enverrons Chong Zhu pour le remplacer à New-York.