

Restructuration urbaine, revitalisation et réorientation des centre-ville, un effort nécessaire, positif et possible
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Restructuration urbaine, revitalisation et réorientation des centre-ville, un effort nécessaire, positif et possible
La fin du « tout bagnole »
Ca paraît fou, mais plus de 80 % de la surface des villes est consacré à la voiture. Des artères gigantesques, des places de parc partout, des garages, particuliers ou collectifs. Un immeuble parking, c'est un immeuble d'habitation ou de bureaux en moins qui devra donc être construit plus loin, ce qui cause l'expansion de la ville. Pareil pour les rues. Si une artère fait 50 mètres de large au lieu de 20 mètres, sur une longueur de 1 km, c'est plusieurs dizaines de milliers d'habitants en moins. En réduisant cette artère à une seule voie dans un seul sens, on peut littéralement construire une nouvelle rangée d'immeubles, sans augmenter la surface de la ville. Avec en plus des avantages écologiques et de confort, parce que moins de voitures, moins de pollution atmosphérique et sonore et moins torride en été. Ce qui caractérise les grandes artères c'est vraiment ça : en été, c'est brûlant, jusqu'à 15° plus chaud que la température de l'air, il fait toujours beaucoup plus frais dans les rues étroites.
Il faut donc des plans de circulation. Dans un premier temps on limite le nombre de voies en les mettant dans un sens unique, avec une voie de retour dans une autre rue et on verdit l'espace en créant de petits espaces végétalisés. Pour réduire le soulèvement de poussière, on limite la vitesse à 30 km/h. Avec tout ceci on diminue drastiquement la pollution, la qualité de l'air et la santé de la population s'améliore, ainsi que la qualité de vie, qui en fait également partie, parce qu'il n'y a pas que les poumons qui sont intoxiqués par la pollution, l'esprit aussi. La pollution atmosphérique fait des ravages dans la population, mais la pollution sonore aussi, même si on en parle moins. L'un et l'autre étant également source d'attrition de la biodiversité, les animaux souffrent comme nous de la pollution atmosphérique, ils s'intoxiquent et tombent malades, mais également de la pollution sonore. Et si les plantes aiment bien le CO2 et que les suies sont de l'engrais, quand elles recouvrent les feuilles des arbres, gênant leur transpiration, c'est problématique. Il existe une grande politique de gestion de l'environnement sonore comme il existe la politique de qualité de l'air.
Il existe d'autres moyens de réduction du trafic, comme la réalisation de quartiers résidentiels, où on peut mettre des chicanes —qui servent également à ralentir la vitesse— végétalisées avec des parcages alternés réservés aux résidents possédant un macaron. Le passage, à faible vitesse, devient trop fastidieux pour les usagers de transit, d'autant que la rue peut être mise en bordiers autorisés. Puis il y a la zone de rencontre, une zone d'échange entre les piétons, prioritaires, les vélos, trottinettes, et la circulation automobile, limitée à 20 km/h. C'est très pratique, parce que cela permet de pouvoir y accéder quand même si on doit charger ou décharger, sans avoir besoin d'une autorisation, mais c'est bien trop fastidieux pour la considérer comme un endroit de passage en transit ou pour en faire un raccourci. Il y a le péage urbain, qui permet de limiter la circulation sans l'interdire en hypercentre. Pour qu'il soit efficace il doit toutefois être régulé, par un nombre maximal de droits de passage mensuel ou hebdomadaire, parce que sinon les riches s'en fichent et paient systématiquement, ce qui est source d'inégalité. Les taxis et véhicules de service bénéficiant évidemment de passe-droits. On interdit ou limite le parcage dans les rues, en mettant des potelets sur les côtés. L'avantage des potelets est qu'ils permettent la régulation du parcage. On trouve toujours quelques places de loin en loin, mais très limitées en temps, ce qui permet toujours d'accéder aux commerces, mais pas d'y laisser son véhicule longtemps sauf disposition locale spécifique, avec un macaron.
Enfin, il y a l'arme ultime : la zone piétonne ! Objectivement, la zone piétonne est un lieu agréable. Parce que puisqu'elle n'est pas prévue du tout pour la circulation automobile (on peut y trouver quelques vélos, bien qu'ils doivent en principe aller à pied ou des trottinettes, également interdites) on peut l'aménager comme on veut. On peut y créer n'importe où un espace végétalisé, y implanter des arbres, y créer un petit jardin avec des jeux pour les enfants, placé au milieu comme ça tout le monde participe à la surveillance et la protection des enfants. On peut y trouver des marchands ambulants, de cornets de glace, de frites, des vendeurs à la sauvette. Des artistes, musique, clowns, statues vivantes, magiciens. Et même parfois des jardins nourriciers urbains, des bacs avec des fruits et légumes entretenus en commun. C'est un quartier très animé, apaisé, très humain, potentiellement de haute teneur culturelle où on aime bien s'asseoir en terrasse à l'ombre des arbres pour déguster une glace ou une crêpe et donc très apprécié, que l'on voit volontiers figurer sur les plaquettes publicitaires touristiques.
Le biais statistique des conséquences de la zone piétonne
La fin du tout bagnole semble tout-à-fait idyllique. Elle est de toute façon nécessaire, même si on n'aime pas ça. Moi je ne vais que là où je peux me garer devant, autant dire que ça me ferme l'accès à la ville. Ce qui est d'ailleurs l'objectif même de toute cette évolution. Plus il y en a comme moi et plus l'objectif est atteint. Il ne s'agit pas d'avoir le plus possible de piétons, mais d'apaiser la ville en plus de la dépolluer. Il y a 15 ans, quand je suis arrivé dans le Sud-Ouest, j'allais à la Préfecture à Pau en voiture, on se garait devant, on entrait dans le parc par le portail et il y avait des places juste devant les entrées de l'immeuble. Puis toute la grande place est devenue piétonne. Désormais il y a un parking sous-terrain et il faut marcher quelques centaines de mètres. C'est trop loin, mais comme on n'a plus de raison d'aller à la Préfecture, le coin est passé de centre administratif rébarbatif à haut lieu culturel animé, quand même bien plus souhaitable et du coup ceux qui n'y allaient que pour des raisons plus ou moins désagréables y vont désormais même sans raison, boire un verre en terrasse, acheter un cornet de glace au marchand ambulant, jouer avec les enfants.
La zone piétonne a donc toutes les qualités. On ne peut de toute évidence toutefois pas rendre toute la ville piétonnière, elle doit vivre, fonctionner. Et, en tout état de cause, on ferme les yeux sur ses conséquences avec des statistiques systématiquement présentées comme favorables mais qui ne prennent en compte que les chiffres après un certain nombre d'années. Il faut 10 à 15 ans pour qu'une zone piétonne fonctionne, des années durant lesquelles elle cause des dégâts inimaginables, entraînant des faillites autant des commerces que des propriétaires des locaux commerciaux qui voient leur valeur s'effondrer et donc les loyers qui correspondent. Quand Neuchâtel a rendu piétonne la rue du Seyon et les rues adjacentes, j'ai même connu un commerçant que j'ai vu pleurer. Il avait une boutique de semi prêt-à-porter, il était tailleur, il avait travaillé toute sa vie, plus de 40 ans, et investi ses économies d'une vie dans l'achat de deux locaux commerciaux pour sa retraite sur lesquels il a fait faillite. Les commerces qui occupaient les locaux ont fermé, il a fallu baisser le loyer, baisser le loyer, finalement il n'avait plus les moyens de payer le crédit, les locaux sont partis aux enchères à vil prix et lui avait perdu toute sa vie de travail. Les loyers ont tout bonnement été divisés par dix au m². Imaginez, vous vous faites votre petit investissement immobilier. Pour ce faire vous créez une SCI dans laquelle vous mettez votre maison familiale et vous achetez un joli local commercial de 215 m², bien placé, qui a toujours marché, pour 1, 5 million. Le loyer est de 25 k/mois, soit 1400/m² (je ne mets pas la monnaie, que ce soient des dollars, des couronnes, des euros ou des francs suisses...). Les années passent, tout va bien. Un jour on commence à faire des travaux d'aménagement. Votre locataire vous demande de réviser le loyer, parce que les travaux vont durer deux ans durant lesquels sont chiffre d'affaires va plonger. Vous n'avez pas le choix, vous y consentez. Enfin les travaux sont terminés et maintenant c'est une zone piétonne. Le commerce ne tourne plus, il ferme. Vous vous retrouvez avec votre local à 25 k baissé à 15 k vide. Il n'y a pas de nouveau locataire, il faut subdiviser la surface et louer à 180/m², quasiment dix fois moins. Si vous avez acheté avec un crédit, c'est la fin de la route. On vous prend le local, qu'on vend aux enchères, et pour couvrir le reste du crédit on vous prend la maison familiale, que l'on vend aux enchères. Comme ça ne suffit pas, vous êtes endetté à vie. Vous êtes passé de confortable propriétaire avec un joli local qui vous mettait du beurre dans les épinards à retraité en studio pourrave endetté à vie avec une saisie sur sa pension.
Et ça, c'est dans 100 % des cas et ce ne sont pas les seules conséquences. Par le passé je me suis intéressé à cette réalité et c'est en vérité pour le moins très discutable. Il y a une dizaine d'années je l'avais fait pour la zone piétonne de la Rue du Seyon à Neuchâtel, au Grau d'Agde et Saint-Cernin à Toulouse, mêmes résultats pour les trois. Au Grau d'Agde il y avait un restaurant toqué, un super restau apprécié des habitants, qui marchait très fort. Il a fermé moins de deux ans après la piétonnisation. Et c'est loin d'être les seules conséquences, il y a également des conséquences démographiques significatives. C'est bien pour le quartier, qui est apaisé, mais on a substitué une économie de grande valeur à une petite économie touristique, partiellement saisonnière, favorable à l'Airbnb. Ca gentrifie le quartier qui se transforme en dortoir. On a plus de passants, mais le nombre de clients étrangers (d'autres villes ou d'autres pays) explose, tandis que le nombre de résidents s'effondre. Pourtant, les études sont unanimes sur le fait que c'est vraiment très rentable et positif. L'un des biais se trouve ici : "a key factor is the store density of the pedestrianized place". Autrement dit, ici il y avait un grand magasin d'électricité ? Eh bien il y a désormais un marchand de cocktails, un crêpier, un marchand de lunettes de soleil et casquettes et un point chaud boulanger. Ici il y avait un magasin d'ameublement ? On trouve une petite pizzeria, un glacier, un McDo, une boutique de smartphones. C'est ça la réalité.
Je ne dis pas que les zones piétonnes ne marchent pas, je dis qu'il faut en passer par la faillite des commerces et l'effondrement des baux commerciaux avant que ça marche. Après, ça crée une nouvelle zone d'activité qui a poussé les commerces dans les galeries marchandes périphériques. Même chose avec une méta-étude éloquente : "that creating or improving active travel facilities generally has positive or non-significant economic impacts on retail and food service businesses abutting or within a short distance of the facilities, though bicycle facilities might have negative economic effects on auto-centric businesses". CQFD Le commerce "centré sur l'automobile", c'est le prêt-à-porter, l'ameublement, l'électroménager, l'électronique de divertissement, etc. Donc, vous voyez, votre étude confirme ce que je vous dis. Et donc l'étude ne compare pas le chiffre d'affaires des commerces avant la zone piétonne, mais le chiffre des affaires des commerces de zone piétonne avec les mêmes commerces qui ne sont pas en zone piétonne. Mais la zone piétonne produit un chiffre d'affaires globalement plus bas. J'ai étudié d'un peu plus près les 3 cas auxquels j'avais directement accès, mais ce que je dis je l'ai constaté dans des dizaines, pour ne pas dire centaines, de cas. Aussi à Stockholm, Copenhague, Helsinki, Paris, Milan... c'est un processus systématique. La piétonnisation met en faillite les commerces. Les loyers des baux s'effondrent, divisés par dix, mettant en faillite les propriétaires, les locaux sont rachetés par d'autres qui en profitent et les subdivisent en plus petits morceaux moins chers et s'installent des commerces adaptés.
La lutte contre la désertification historique
Enfin, indépendamment des restrictions de circulation, il se produit un phénomène de désertification urbaine, où des rues entières ont leurs commerces fermés parfois depuis des décennies. Les commerces de centre-ville datent d'une époque où l'automobile n'était pas reine et la grande distribution n'existait pas. Donc on s'approvisionnait en ville. Et comme la vie était plus simple, la diversité des produits était plus faible. Avec le développement économique, vêtements, nouvelles nourritures, ameublement, gadgets, bijoux, déco, tapis, électronique de divertissement, électroménager, musique, etc. Tout ça est nouveau, ça n'a que quelques décennies. En 1940 on trouvait dans une rue une pharmacie, une droguerie, une mercerie, une librairie, un garage d'automobiles, une épicerie, une boucherie, une laiterie, c'était à peu près tout, Il existait bien sûr d'autres commerces, mais c'était très limité, la rue typique ressemblait à ça. Et c'est après que des dizaines de types de commerces supplémentaires sont venus se greffer. Puis l'automobile a permis d'aller plus loin faire ses courses, jusqu'en périphérie où s'est installée la grande distribution, proposant souvent des prix plus intéressants et en tous cas bien plus de choix. En ville la surface nécessaire pour offrir autant de choix n'existe tout simplement pas. Et, de toute façon, de devoir faire ses courses dans 10 ou 20 magasins à une époque où tout va vite et où les gens doivent travailler pour vivre, ce type de distribution n'était plus compatible. De plus, un supermarché se fait approvisionner plusieurs fois par semaine par des semi-remorques. Autour d'une ville il y a plusieurs zones commerciales avec quantité de grandes surfaces, de bricolage, d'alimentation, d'ameublement, de prêt-à-porter, c'est des centaines, sinon des milliers de semi-remorques chaque semaine. Autant dire que si c'étaient les commerces de centre-ville qui devaient assumer cette demande, ça poserait de sacrés problèmes de livraisons. Aussi, les villes ayant eu de plus en plus de bureaux, la clientèle s'étant largement déportée vers la banlieue, et ayant une voiture pour aller faire ses courses dans la grande distribution, les commerces ont fermé les uns après les autres. Et lorsque trop de commerces ferment, la rue n'est plus assez dynamique pour faire vivre les derniers qui ont résisté, souvent grâce à de petites spécialités que l'on ne trouve pas en grande distribution, ou moins bien, librairie spécialisée, quincaillerie, droguerie, herboristerie, mercerie, épicerie, La législation a aussi évolué, mettant fin aux armureries. Même les magasins de chasse et pêche ont dû fermer, parce que l'accès aux armes est devenu tellement restrictif que le marché n'était plus suffisant pour tous. Alors, tout le monde ferme. Les habitants de la rue s'en vont, parce que les immeubles n'étant plus rentables ne sont plus entretenus et se dégradent, la rue devient moche et sale.
Il existe des projets de revitalisation qui ont plus ou moins marché, consistant à faire de grands travaux de rénovation subventionnés, pour rendre la rue plus attrayante. On y organise aussi des événements, mais c'est loin d'être suffisant. Certains commerces sont convertis en petit artisanat d'art, comme la carterie, on trouve aussi des prestations de petits services, comme les clés ou le changement de pile de montre, peut-être une boutique de fleuriste. Mais ouvrir un magasin de primeurs ou une pharmacie, une épicerie, relèvent de la gageure si toute la rue n'est pas animée. Or aujourd'hui, grâce à internet, il y a d'autres possibilités en interfaçant les commerces de centre-ville avec la logistique de grande distribution et la livraison à domicile. Le modèle actuel de la grande distribution avec ses grandes surfaces a vécu, condamné à terme. A la place de ces immenses zones commerciales, qui finiront par se réduire, il y aura de grands entrepôts, rassemblant quantités de marques. Les commerces de centre-ville pourront alors servir de vitrine. On pourra aller faire ses courses en ville, à pied, à vélo ou en prenant les transports collectifs. Comme le rôle du magasin n'est plus de vendre directement, mais essentiellement d'exposer, on pourra aller faire les boutiques. On règle nos achats directement dans le magasin. On peut tout-à-fait prendre directement certains articles, une pizza surgelée, une boisson, des fruits, une bouteille de vin. Mais l'essentiel reste en magasin qui expose très peu de chaque article, ce qui lui permet de mieux exploiter la surface et proposer une beaucoup plus grande diversité d'articles. La commande est passée en votre nom auprès de l'entrepôt logistique qui stocke les volumes de marchandises que vous avez sélectionné dans les commerces. Vous, vous rentrez chez vous, les bras vides ou avec seulement l'urgent que vous avez ramené. Une fois chez vous, vous signalez que vous souhaiteriez être livré et dans les deux heures vous avez un drone de livraison qui vous amène votre commande. Terminé les flots incessants de voitures qui font des kilomètres pour faire leurs courses dans les zones commerciales. La livraison à domicile est collective et donc beaucoup plus efficiente, plus écologique, avec des véhicules électriques autonomes. Le centre-ville est apaisé et on y trouve absolument tout ce qui existe dans la grande distribution, qui peut également être réduite et rendre une partie des surfaces à la nature. Et pour vous c'est très confortable de vivre là, tout est disponible, proche de chez vous, les courses sont une source de qualité de vie, parce que c'est une balade, qui n'a plus rien de fastidieux.
Thierry Curty

