Un soupçon de 1922 aux allures de Genève

utant de couleurs alignées avaient de quoi lui faire chavirer le coeur et circulant entre les rangées,
elle sentait avec ravissement le cuir respirer entre les étagères comme prêtes à la retenir. Dos de reliure et pièces de titres rivalisaient de textures ou de styles pour appâter le regard.

La LIBRAIRIE ANCIENNE de Monsieur Bader située au n°20 de la Grand-Rue, venait juste d’élargir son offre aux beaux livres.
En discutant avec lui elle avait eu le plaisir d’apprendre qu’il songeait aussi à ajouter des ouvrages de science ainsi que des instruments scientifiques
- les sujets de prédilection de Dora.
Elle s’intéressait surtout aux améliorations mécaniques qu’August Kholer avait apportées au microscope : un éclairage uniforme permettant de photographier le sujet d’étude.

La rue dehors semblait aussi calme que l’intérieur de la boutique : à peine le vrombissement d’un Cyclecar sur le pavé qu’une montée rendait inégal.

Elle était venue expressément aujourd’hui pour suggérer au libraire de se procurer le modèle de Kholer quand elle avait remarqué deux messieurs en grande conversation avec le libraire et les ayant identifiés, elle s’était réfugiée derrière un rayonnage pour les éviter.
Il fallait dire que le premier interlocuteur était Werner de Candolle accompagné de celui que Dora avait baptisé « le suiveur » : les deux se prétendaient érudits curieux.
Vaste ambition !

Telle une antenne le regard de de Candolle se dirigea droit sur elle pour la dénicher dans la fine percée que deux livres écartés avaient révélée.
Diable ! Le voilà qui approchait.

- Mademoiselle Hauth-Trachsler, quel plaisir …
Un bonbon au poivre n’aurait pas eu même effet !
- Monsieur de Candolle.
Réponse brève mais efficace.
- Vous furetiez peut-être ?
Insinuait-il qu’elle s’introduisait partout sans en avoir le droit ?
- Cela vaut mieux que tripoter.

Malgré un soupçon de haut-le-corps il demeura stoïque contrairement à son camarade, le désobligeant Daniel Chouet qui ne put retenir :
- « Tripoter » me convient parfaitement.
- Qui en serait surpris ? marmonna-t-elle de façon à être entendue.

L’imbécile en sourit tandis que de Candolle se crispait un peu plus.

- Daniel soyez assez aimable pour chercher l’Encyclopedia Americana dont nous discutions avec Bader.
Ce qui eut le mérite de faire disparaître l’acolyte malgré l’anxiété de demeurer seule avec ce grand …
avec Lui !

Mais elle se souvint à temps d’être membre à part entière de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, habituée à se battre notamment contre la misère sociale due à la guerre. La section suisse appelait aux actions contre la faim et le renchérissement : Dora participerait bientôt à la création de centres de liaison sur le plan cantonal.

N’en déplaise à de Candolle !

Elle venait qui plus est de finir - dans le plus grand secret - la réalisation de l’affiche sur le suffrage féminin.

Elle n’était pas n’importe qui et pouvait lui rabattre son caquet.
Peut-être était-ce cela justement qui le contrariait.
- Dora …
Pourquoi tant de douceur la fâchait ? 

Il se mit à chuchoter en vérifiant la distance entre eux et Chouet :
- Vous n’allez pas encore vous faire remarquer n’est-ce pas ? Avec tous vos combats vous allez vous attirer des ennuis …

Il était tellement paternaliste et, le malheureux, sans s’en rendre compte.
Son inquiétude la touchait tout autant qu’elle l’agaçait. Elle devrait refaire son éducation : lui apprendre par exemple la différence entre protéger et soutenir. Elle ne disposait que de quelques mois pour réfléchir à un plan qu’elle mettrait toute une vie - très certainement - à appliquer.

- Je vous aime Dora. Ne le savez-vous pas ? Avoua-t-il avec une gêne émue.

Oui, elle le savait.

C’était pour cette raison qu’elle avait accepté sa demande en mariage ;

et puis surtout …

- Je vous aime aussi Werner, soupira-t-elle.

Photo de couverture : Joseph Zimmer
Lettrine et affiche : Chantal Perrin Verdier