

CHAPITRE 2
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CHAPITRE 2
— Tadam.
Le mot roula dans la gorge grave de son père, mais il y avait, pour une fois, une chaleur douce qui vibrait dedans. Une chaleur qui fit lever la tête à Esteban. Lorentzo se tenait devant la maison, bras écartés pour la présenter, le torse légèrement bombé. Les pierres sombres, la terrasse boisée... tout ça imposait autant que lui. Son sourire, discret, semblait forcé, mais dans ses yeux brillait cette lumière rare qu'il n'offrait qu'à eux. Esteban soutint ce regard, surpris par ce ton inhabituel. Son père n'aimait pas les phrases inutiles ; il parlait surtout par gestes, par ordres, par ce silence pesant qui disait tout. Mais parfois, juste parfois, il savait poser une note de tendresse dans sa voix.
Derrière lui, la maison se dressait, massive, élégante, perdue au milieu de nulle part. La forêt l'entourait, dense, avec une brume qui rampait sur le sol, accrochée aux branches. Sous le ciel bleu de l'après-midi, tout paraissait calme. Pourtant, il y avait là un souffle différent, quelque chose qui étouffait.
Super. On passe du Pays basque et de ses falaises aux forêts paumées. Génial.
Il croisa le regard de sa mère. Paskala esquissa ce sourire discret qu'elle réservait à Lorentzo, un sourire où se mêlaient moquerie tendre et force tranquille. Ça disait « on tient encore debout », même si tout s'était effondré. Esteban soupira. Lui, ce jour-là, n'avait plus la même solidité.
— Ouais, c'est notre "location de vacances"... Elle est belle, hein ? Mais complètement perdue, genre au milieu de la pampa forestière, lança-t-il, bras croisés.
— Et t'as vu les kilomètres qu'on a roulés sur ce chemin défoncé ? ajouta Eneka, la voix plus lasse que d'habitude.
— Et en plus, je voulais faire un petit concert de métal... Là, c'est un trou perdu, non ? grommela Paco.
— Elle est jolie ! lança Laia, radieuse, serrant sa licorne contre elle.
— Mouais... un peu trop moderne à mon goût, marmonna Elena en croisant les bras.
— On a la wifi ici ? lâcha Yorick, la console collée aux mains.
— Ama*, pipiiiii ! geignit Arno en tirant sur le bras de Paskala.
Les voix, les plaintes, les commentaires s'enchaînaient, un brouhaha familier qui emplissait l'air. Au milieu de tout ça, son père restait impassible, mais ses yeux suivaient chaque mouvement, chaque enfant. Puis ils se posèrent sur Paskala. Elle hocha doucement la tête avant de parler, sa voix douce mais ferme.
— Les enfants... Ceci est notre nouvelle maison. Pour y vivre. Définitivement.
Le mot cogna. Fort. Un frisson remonta dans le dos d'Esteban.
— Quoi ? s'étrangla Eneka, aussitôt suivie par les autres.
— Donc ça veut dire qu'on va vivre dans ce trou perdu ? Y a la wifi, au moins ? lança Yorick, plus fort.
— Heu... je dis ça... mais on est loin de tout, lâcha Paco, le ton plus amer. Adieu les concerts dignes de ce nom.
Esteban n'entendait déjà plus rien. Tout se refermait dans sa tête. Ce n'était pas des vacances. Il l'avait deviné. Mais l'entendre... l'ancrer dans le réel... Définitif. Sans retour. Il allait répliquer quand la voix calme d'Elena coupa le bruit.
— Cela veut dire... que nous ne sommes plus sous la coupe d'Ettore ?
Le silence s'abattit. Brutal. Les cœurs cognaient trop fort. Le visage de sa mère se figea, celui de son père se durcit. Puis la voix grave retentit.
— Nous pouvons parler de cela sereinement. Ici, nous sommes à l'abri. Nous nous sommes libérés du joug d'Ettore. Il n'est plus notre alpha... Je le suis désormais.
Esteban sentit son estomac se contracter. Soulagé ? Terrifié ? Impossible de trancher.
À l'abri ?
Le mot sonnait trop beau pour être vrai.
Paco demanda, hésitant :
— C'est vrai ? Comment ?
Paskala répondit, posée, ancrée.
— Au départ, nous aurions dû partir en août, pour que vous fassiez la rentrée ici. Mais un contretemps a tout bouleversé. Il fallait attendre le bon moment, sans vous mettre en danger. Votre père a été courageux. Il a fallu des mois de préparation, d'entraînement, pour couper le lien du clan... et, par enchaînement, défaire aussi les vôtres.
Un léger froissement. Eneka venait de glisser sa main contre celle d'Esteban. Il la serra, à peine. Il se tourna vers elle. Ses yeux brillaient, mais elle se tenait droite.
— Alors c'est fini ? souffla-t-elle. Fini d'être des parias ? Des... expériences ?
Le mot résonna, lourd, douloureux.
— Oui, répondit leur père.
Eneka lâcha sa main pour se jeter contre lui.
— Aita !
Le cri transperça Esteban. Il détourna les yeux, incapable d'avancer. Elena s'approcha. Puis Laia, serrant sa licorne. Paco suivit sans un mot. Yorick posa enfin sa console pour se rapprocher aussi. Son père leva les yeux vers lui, silencieux, mais son regard appelait.
— Mon fils... Je te promets que plus rien, plus personne ne te touchera. C'est fini. Vraiment.
Esteban inspira. Fit un pas. Puis un autre. Puis il céda. La chaleur des corps, l'étreinte maladroite mais solide l'enveloppa. Un nœud lâcha, quelque part, et les larmes montèrent sans prévenir.
Arno gigotait encore, criant :
— Ama ! Pipi !
Un éclat de rire secoua le groupe. Même Esteban sentit ses lèvres se relever, juste un peu.
Quand Paskala s'éloigna avec le petit, Lorentzo lança, la voix encore un peu rauque :
— Allez, venez. On va visiter notre nouveau chez-nous !
Esteban suivit, traînant des pieds, avant de s'arrêter. Son père s'était tourné vers la forêt, les lèvres remuant dans un murmure.
Il plissa les yeux.
Un esprit de la forêt ?
La voix d'Eneka l'appela, vibrante d'un enthousiasme soudain. Il la rejoignit. Peut-être que cette maison valait le coup, finalement.
*maman en basque
Le soleil déclinait derrière les troncs immenses. Les arbres filtraient la lumière en éclats dorés qui dansaient sur le sol humide. Un frisson lui traversa la nuque. Pas de peur. Plutôt ce mélange étrange de fatigue, de nervosité, et cette tension sourde qui lui collait à la peau depuis le départ.
À l'intérieur, le chaos. Les voix de ses frères et sœurs rebondissaient dans les couloirs, entre rires, cris et premières disputes sur les chambres. Il resta près du grand escalier central, en apparence absorbé par les reflets du bois patiné, mais surtout pour éviter ce remous familier qui lui pesait.
La voix de sa mère monta du salon :
— Ils arrivent !
Il se rapprocha de la baie vitrée. La vitre vibra légèrement sous ses doigts. Deux camions blancs émergeaient de la forêt, silencieux dans la lumière déclinante. Des hommes en descendirent. Les déménageurs. Rien d'excitant. Rien d'inquiétant. Juste une étape de plus.
Puis il la vit.
Une femme.
Elle descendit du second véhicule sans se presser. Chaque geste semblait mesuré. Le long manteau sombre glissait derrière elle, ses cheveux brun auburn happant les derniers rayons. Il ne sut pas pourquoi, mais son regard refusa de lâcher cette silhouette.
Quelque chose vibrait. Elle n'avait pas ouvert la bouche et, déjà, l'air s'était figé. Même la forêt, dehors, paraissait retenir son souffle.
— Bonjour ! Vous êtes sûrement notre nouveau gardien et sa petite famille, je présume ?
Sa voix, claire, traça un sillon dans le silence. Il sentit ses épaules se raidir.
— Petite est un doux euphémisme, répondit son père.
Lorentzo s'avança et tendit la main. Elle la serra, ce sourire fin plaqué aux lèvres.
— Carmilla de Trécamelot, se présenta-t-elle.
— Lorentzo...
— Ker Bleiz, termina-t-elle. Je suis votre future supérieure. Et je sais tout de vous. Père exemplaire d'une famille de sept enfants. Votre femme a un certain goût du courage...
Le frisson remonta avant qu'il ait le temps de le chasser. Il haussa les épaules, secoua vaguement la tête comme pour se débarrasser de cette sensation. Eneka, près de lui, s'était figée. Son regard, dur, fixait la femme sans ciller. Elle aussi l'avait sentie. Quelque chose n'allait pas.
Il croisa les yeux de Paco : un haussement de sourcils, sans un mot. Même Yorick avait cessé de tapoter sur sa console pour mieux observer.
Carmilla parlait. Les mots coulaient, mesurés, étudiés. Pas une hésitation, pas un souffle de trop. Esteban ne savait pas si c'était sa voix, trop égale, ou son sourire qui lui donnait envie de reculer d'un pas.
Il croisa les bras. Impossible de mettre un mot sur ce qu'il ressentait. Méfiance. Intrigue. Un truc plus sourd, plus viscéral.
Puis son regard accrocha la fratrie, rassemblée face à elle.
— C'est rare, une famille aussi nombreuse ici, dit-elle. Les arbres n'ont plus l'habitude d'autant de bruit.
Il pinça les lèvres.
Pourquoi elle dit ça ?
À côté, Eneka restait tendue, prête à bondir. Seuls Arno et Laia semblaient détendus. La petite, fascinée, murmura :
— Qu'est-ce qu'elle est belle...
Esteban hocha à peine la tête. Belle, oui. Mais ça sonnait faux. Et dangereux.
— Vous allez devoir apprivoiser ce lieu, tout comme il vous apprivoisera, ajouta-t-elle, son regard sombre effleurant les arbres.
De nouveau un frisson remonta dans sa colonne. Il détourna les yeux, fit semblant de s'intéresser à la forêt derrière elle. Sa voix sonnait trop juste pour n'être qu'une phrase. Elle croyait à ce qu'elle disait.
Les déménageurs annoncèrent que tout était en place. La femme hocha lentement la tête, salua Lorentzo, puis disparut dans le camion. Avalée par l'ombre.
Le silence resta, épais.
— C'était... ta future supérieure ? demanda Elena, la voix blanche.
— J'en ai bien peur, répondit leur père dans un souffle.
— Elle fait flipper, marmonna Yorick.
Esteban se contenta d'incliner légèrement la tête.
— Elle est belle, insista Laia.
— Et puissante, ajouta leur mère, les yeux plissés.
Il tourna la tête vers elle. Même sans le don, Paskala l'avait sentie. Une présence qui s'imposait. Une force qui ne disait pas son nom.
Une boule froide se logea dans son ventre. La forêt, censée être un refuge, se refermait déjà sur eux.
Les jumeaux étaient restés dehors, seuls sur le seuil, pendant que le reste de la fratrie s'était précipité à l'intérieur dès que les cartons avaient été déchargés. Les mains dans les poches de son sweat, Esteban fixait la façade trop lisse de la maison. Tout sonnait trop parfait. Trop neuf. Quelque chose en lui refusait encore cette idée de nouvelle vie.
Tu crois vraiment qu'on est en sécurité ?
La voix d'Eneka vibra dans son esprit, douce mais tranchante. Elle ne posait jamais de question pour rien.
Cette femme...
Il haussa les épaules, le regard happé par les ombres mouvantes de la forêt derrière la maison.
— J'sais pas trop quoi penser. Elle est chelou. Peut-être que tout le monde ici l'est. En tout cas, je ferai pas semblant que tout va bien. Faut rester sur nos gardes.
Elle acquiesça, ses yeux reflétant le même refus d'illusion que le sien. Ils savaient trop bien ce que coûtait la naïveté.
— Tu as raison... Mais... cette forêt, cette maison... Peut-être qu'on peut se permettre d'y croire un peu. Juste un instant.
Une brise fraîche s'engouffra sous son sweat. Ils finirent par rentrer, gravirent l'escalier sans un mot. L'étage baignait dans une lumière dorée qui coulait par les grandes fenêtres. Esteban s'arrêta devant l'une d'elles. La forêt s'étendait à perte de vue. Immense. Calme. Irréelle.
— Cette vue est dingue... souffla Eneka.
— Bientôt, on y courra à quatre pattes, répondit-il avec un sourire en coin.
Il en rêvait depuis des années. Courir dans les bois, sentir le vent lui fouetter le visage, cette rage vivante sous sa peau. Sa sœur, elle, restait silencieuse. Pas le même feu. Pas la même impatience. Huit mois encore avant leurs dix-huit ans. Huit mois d'attente interminable pour lui.
Il pensa à leur famille, à ce qu'ils avaient traversé pour en arriver là. Leur mère, d'abord. Paskala. Une louve sans pouvoir. Une Oméga divergente, rejetée par les siens parce qu'elle n'avait jamais pu se transformer, ni tisser ce lien de meute que tous les autres portaient en eux. Elle avait fini par se cacher parmi les humains, solitaire, fragile. Jusqu'à ce que Lorentzo croise sa route.
Il se souvenait de ce qu'elle leur avait raconté, les soirs venues, tous sur le canapé, écoutant leur histoire. Ce grand type taciturne qui avait posé son regard sur elle sans jugement. Qui avait patienté, qui avait compris. Qui n'avait pas fui quand elle avait avoué sa différence. Lui aussi portait la sienne : Un alpha silencieux, massif, impressionnant, dont la puissance se lisait dans chaque geste, mais incapable d'imposer sa volonté aux autres. Trop peu d'ascendant pour régner. Une honte pour le clan, mais une bénédiction pour elle.
Et puis leur nom de famille Otchoa. Un nom bancal. Une faute vieille de plusieurs générations : un greffier qui avait déformé le mot basque Otsoa — le loup — en Otchoa. L'erreur était restée, transmise comme une cicatrice. Et quelque part, ça leur ressemblait. Une famille de travers, à côté des codes, mais debout.
Il revoit les souvenirs, en accéléré : Paco, le grand frère solide. Elena, la douceur posée. Puis leur naissance à eux, les jumeaux, cette rareté qui avait attiré Gorka. Le patriarche du clan en personne, qui avait posé son regard de pierre sur eux et murmuré que leur destin serait marqué. Yorick était venu après, dans les années où la maison respirait encore. Puis Laia, née presque le même jour que la mort de Gorka. Et avec sa mort, Ettore.
Le monstre. L'alpha qui écrase, qui domine, qui ne laisse rien respirer. Le tyran.
Douze ans plus tard, Arno était arrivé. Et ce jour-là, tout a basculé. Le lien entre lui et Eneka s'était réveillé. Cette voix qui passait, claire, entre eux, même sans transformation. Télépathes, avant l'âge. Trop tôt.
Ettore avait flairé ça comme une odeur de sang.
Esteban serre les poings. Les souvenirs remontent, griffes acides sous sa peau : les tests, les murs glacés, la douleur. Les nuits sans fin. La peur plantée dans leurs os. Sa mère qui tenait debout pour eux, même brisée par le chagrin. Eneka, son reflet, qui encaissait tout avec ce regard d'acier.
Il se le promet encore une fois, là, devant cette fenêtre : Ettore n'aura plus jamais ce pouvoir. Pas sur eux. Pas sur elle. Plus jamais.
Le jour viendrait. Leurs corps changeraient, et alors, ils seraient libres. Sauvages. Vivants.
— Les enfants ! Rassemblement au salon !
La voix grave de leur père fendit le silence. Peu à peu, des pas résonnèrent dans les escaliers. Tous descendirent. Lorentzo les attendait, dos droit, un papier froissé dans la main.
— Bon, annonça-t-il. Répartition des chambres : Elena, Eneka et Laia dans la grande chambre côté forêt. Paco et Esteban, celle en face des escaliers. Yorik, c'était un bureau, mais t'auras ta chambre à toi, avec une connexion qui tient. Arno, avec nous.
Esteban hocha la tête.
— Ça me va. Mais si mon voisin de chambrée me saoule, je change.
— Oh ! protesta Paco, faussement outré.
Paskala éclata de rire, un éclat franc qui détendit l'atmosphère.
— Vivement que tu grandisses, toi... lança leur père.
— Pas trop, répliqua leur mère avec un sourire complice. Il est déjà bien assez grand.
Eneka esquissa un sourire en coin. Un peu ironique. Un peu tendre.
— C'est parfait, Aita.
La soirée s'écoula dans le vacarme des rires, des cartons, des voix qui s'entremêlaient. Tout le monde s'activait, brassant objets et souvenirs. Mais Esteban n'aspirait qu'à une chose : s'éloigner.
Avec Eneka, il fit le tour du terrain. L'air avait un goût d'humidité et de mousse, plus lourd que celui du Pays basque. Il inspira profondément, la poitrine serrée.
— Tu te rends compte ? murmura-t-il. On va vivre au fin fond de la Bretagne... Le Pays basque me manque déjà. Surtout mes potes. Et Anis...
Les falaises, l'odeur du sel, les cris des goélands, les montagnes. Et Anis, son meilleur ami. Celui avec qui il volait des instants de répit, volés à la violence d'Ettore.
La main d'Eneka se glissa dans la sienne.
— Je sais... Tu étais très proche de lui. On en trouvera d'autres. Et puis... je suis là, non ?
Il la regarda. Leur lien battait fort. Trop fort, parfois. Depuis l'éveil de leur télépathie, elle s'accrochait à lui comme à une bouée.
— Cette année... c'est celle de la transformation, dit-il. On doit rester solides. Ne jamais oublier d'où on vient.
— Et avancer. Ensemble.
Le ciel se teintait de rose, les arbres en ombre chinoise sur l'horizon. Assis sur le perron, ils observaient la forêt, immobile, silencieuse.
Et lui, il n'arrivait pas à chasser cette sensation. L'impression sourde qu'ici, rien n'était vraiment sûr.
La nuit tomba. Une nuit profonde, sans lampadaires, sans bruits de route. Juste le souffle des arbres, cette brise légère qui les faisait chanter.
Toute la maison dormait.
Sauf lui.
Esteban tournait dans son lit, le cœur trop agité. Paco ronflait à côté, une véritable tronçonneuse.
Comment on peut faire autant de bruit juste en respirant ?
À bout, il se leva, enfila ses baskets et un sweat, et sortit sans bruit. Dans le couloir, il s'arrêta.
Eneka ? appela-t-il en pensée.
Silence.
Elle dormait.
Il soupira, descendit les escaliers, et s'arrêta devant la grande baie vitrée. Le dehors paraissait figé, comme suspendu. Il ouvrit doucement la porte. L'air frais lui mordit le visage. Il avança quand même, malgré le froid d'une nuit d'automne.
Le jardin baignait dans une brume fine, la même que dans l'après-midi, mais plus dense. Une brume de cimetière. Son souffle se fit court. Il descendit les marches du perron. La lune, un croissant pâle, montait dans le ciel, argentée et froide, éclairant un petit chemin qui filait jusqu'à la lisière du bois. Il s'y engagea, le col relevé, soufflant sur ses mains pour se réchauffer.
Une vague de froid tomba d'un coup. Un froid qui s'infiltra jusqu'aux os.
Un grincement brisa le silence. Lointain. Lent. Une roue. Des pieds de chevaux.
Puis il le vit.
Un chariot. Les rayons lunaires accrochaient les silhouettes osseuses de deux chevaux blancs, maigres au point de paraître malades. Debout à l'avant, une silhouette drapée de noir. Un large chapeau breton masquait son visage. Une longue faux, montée à l'envers, brillait faiblement dans son dos.
L'air se fit plus lourd. Plus ancien que les pierres, plus ancien que la forêt.
Esteban s'immobilisa, le souffle coupé. Il voulut se cacher mais c'était trop tard.
Le vent souleva le manteau râpé de la silhouette et une voix grave, rauque, comme un souffle venu de sous terre, s'éleva dans la nuit.
— Tu ne devrais pas être dehors à cette heure, jeune loup. Les ombres n'aiment pas être dérangées.
Le frisson le traversa d'un bloc. Il recula d'un pas, le cœur cognant. Cette chose savait.
— Qui... qui êtes-vous ? lâcha-t-il dans un souffle étranglé.
Le chariot s'avança. Les sabots écrasaient la terre qui gelait au fur et à mesure de leur avancée, un bruit sec et rythmé.
— Certains me nomment la grande fin. Quand d'autres m'appellent l'Ankou. Tous auront affaire à moi un jour, sans exception.
Sa gorge se serra. Les mots se bloquèrent.
— Pourquoi ? murmura-t-il.
La silhouette tourna lentement la tête vers la maison.
— Je ne suis pas venu pour toi, jeune loup. Pas cette nuit. Mais souviens-toi : la mort ne frappe pas toujours ceux qu'elle rencontre. Parfois, elle vient prévenir. Ton avenir ici... Des choix, il faudra en faire. Seulement certains ne t'appartiendront jamais.
Le froid lui coupa le souffle.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce que ça veut dire ?
L'Ankou ne lui répondit pas. Son chariot s'éloignait déjà. Les roues grinçaient, grinçaient, puis se perdirent dans la brume.
Il resta là, figé, incapable de bouger. Le silence était total, à part son cœur, qui cognait pour se faire entendre.
Il finit par reculer, lentement, puis, par rentrer. La maison se découpait dans l'obscurité, ses vitres aux rideaux blancs étaient des yeux ouverts. Il referma doucement la porte, y appuya le front un instant.
Il ne savait pas ce qu'il venait de voir. Pas vraiment. Mais il savait une chose : ici, rien n'était sûr.

