Ces mots qui nous gouvernent (35) - "Retraites"
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Ces mots qui nous gouvernent (35) - "Retraites"
Depuis près de trois ans, je tiens sur le site du point une chronique de la vie politique, et plus précisément du gouvernement de la France, intitulée ces mots qui nous gouvernent.
Chaque chronique est l'occasion, en partant d'un fait d'actualité, de remettre en perspective une grande question qui occupe le débat public, donne lieu à des textes de loi et à des décitions gouvernementales, tout en nous éclairant sur la situation politiqué générale et sur le rapport du pays à son gouvernement.
Dans le 35e volet de cette chronique mensuelle, j'ai abordé le problème de la "réforme des retraites" en interrogeant les raisons des blocages actuels et les défis que cela pose à Emmanuel Macron.
Ces mots qui nous gouvernent - épisode 35 : "retraites"
A l’occasion du projet de réforme des #retraites visant l’établissement d’un régime universel à points, aussi dit notionnel, le trente-cinquième volet de ma chronique pour #LePoint mis en ligne le 19 décembre 2019, je m’efforce non seulement de remettre en contexte cette réforme mais de soulever la question de la crise de notre gouvernement social.
1/ Un quinquennat, une réforme
À chaque quinquennat sa « réforme » des retraites. Depuis 1993, pas moins de six réformes ! Il faut dire que les gouvernements avaient tardé à affronter le problème de financement des retraites, le régime général étant déficitaire presque sans interruption depuis 1973. Pis, alors que la France décide, en 1982, à contretemps, d’abaisser l’âge légal de la retraite à 60 ans, la généralisation du recours à la mise en retraite anticipée permet au gouvernement de minimiser la hausse du chômage et aux entreprises de régler par leur éviction la question du travail des seniors. Ainsi, Michel Rocard refusa-t-il d’engager en 1988 une réforme qui, selon son mot, ferait tomber plus d’un gouvernement. Pour financer les retraites, la solution de facilité fut d’augmenter les cotisations prélevées sur les salaires : de 8,5 % du salaire brut charges comprises en 1967, elles avaient doublé 25 ans plus tard. Aujourd’hui, alors que le montant des retraites représente près de 14 % du PIB, 31 % de la richesse des actifs assurent 80 % du financement de l’ensemble des retraites. L’objectif est de contenir cette dépense.
Depuis quarante ans, la question des retraites en France peut se résumer à ce raccourci : après un âge d’or culminant dans les années 1980 s’impose une loi d’airain, démographique et financière, car il revient aux actifs de payer les pensions des retraités. C’est le principe du régime de la répartition et de la solidarité des générations. Or, de quatre personnes en âge de travailler en 1990, les perspectives démographiques liées au vieillissement de la population, à la fin de vie professionnelle des baby-boomers et à l’allongement de l’espérance de vie, font que cette proportion est passée à moins de trois actifs pour un retraité en 2018, tandis qu’elle pourrait être de moins de deux actifs pour un retraité d’ici à 50 ans.
Pour tout chef de l’État, et pour tout chef de gouvernement, la réforme des retraites tient donc lieu d’épreuve de vérité, d’autant plus que, monnaie unique oblige, Bruxelles veille, et que, depuis dix ans, la pression des marchés financiers s’est accrue. Tout commença donc en 1993, en période de cohabitation, sous François Mitterrand, Édouard Balladur focalisant habilement sa réforme sur le seul secteur privé. En 1995, Alain Juppé buta sur les régimes spéciaux, tandis que, toujours sous la présidence de Jacques Chirac, Raffarin parvint, huit ans plus tard, au nom de l’égalité et de la sauvegarde du système de répartition, à aligner secteur privé et secteur public, sur le principe de l’allongement progressif de la durée de cotisation. Nicolas Sarkozy, qui proclama hâtivement en 2007 la fin des régimes spéciaux, repoussa, en 2010, à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite. Et François Hollande fit entériner, dans la loi en 2014, le calendrier de l’allongement progressif de la durée de cotisation tout en concédant une prise en compte incertaine de la « pénibilité ».
2/ La question du changement de système
En 2017, Emmanuel Macron porta donc une proposition bien plus ambitieuse, outrepassant la question budgétaire : celle d’un changement de système, avec la mise en place d’un « système universel des retraites où un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui l’a versé », là où, à droite, on mettait en avant l’obligation de cotiser et de travailler plus, et où, à gauche, Mélenchon promettait le rétablissement de la retraite à 60 ans ! Emmanuel Macron touchait juste parce que, de plus en plus, les Français doutent de la justice et de la pérennité du régime social, mais, imprudemment, le chef de l’État n’a pas pris la mesure de la profonde perte de confiance de la nation dans ses gouvernants.
Malgré la diminution depuis 20 ans du taux de remplacement par rapport au salaire, la balance du niveau de vie, en incluant le patrimoine, penche non pas du côté des actifs, mais en faveur des retraités, leurs ressources dépendant à 80 % des pensions versées. Or tel renversement n’est pas sans poser question quant à la soutenabilité même du régime. Dans son important, quoique non décisif, discours du 11 décembre dernier devant le Conseil économique, social et environnemental, Édouard Philippe a invoqué le devoir moral, pour tout gouvernant, de ne pas alourdir la dette léguée aux générations suivantes, mais, plus encore, il a soulevé « le doute » croissant des plus jeunes sur le système social français, dressant le portrait d’une France au bord de la rupture de son contrat social.
Dans un pays qui perd de plus la sensation de consistance de son destin collectif, la « sécurité sociale » donne encore une certaine mesure de l’interdépendance des individus et des groupes sociaux. Mais, de fait, toute politique de protection est indissociablement une politique d’obligation : non seulement passe-t-elle par des règles communes, mais, plus encore, par le consentement à des charges communes. Or si la République se gouverne selon une constitution politique, elle ne se tient pas moins selon une constitution sociale. Un temps, le régime social français fut, pour des raisons historiques, partiellement séparé du gouvernement politique. Pour faire simple, ce partage des pouvoirs, qui continue d’être invoqué par le Premier ministre quand il affirme la responsabilité des « partenaires sociaux » dans la gouvernance du futur régime universel de retraite, est un héritage de la Résistance, et du pacte face à la menace de sécession sociale sous la pression des communistes reconnaissant une certaine autonomie du monde ouvrier dans le gouvernement de la nation. La Sécurité sociale fut ainsi l’institution du monde du travail.
3/ Idéal républicain et démocratie providentielle
Avec la transformation du monde du travail, la généralisation du salariat, le déclin du PCF et la désyndicalisation, mais également avec l’extension des formes de la protection sociale, la montée en puissance de l’action de l’État et de la législation sociale, cette répartition des responsabilités et des pouvoirs a bougé. Toutefois, ne revenait-il pas in fine à l’État de garantir l’ensemble du système social ? L’article premier de la Constitution de la Ve République ne proclame-t-il pas que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et… sociale ? Quant au préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, intégré à ce que les juristes appellent le « bloc de constitutionnalité », il affirme, en son article 11, que la « nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », rappelant que « tout être humain […] dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Sur ce fondement se déploient des dispositifs de protection sociale qui établissent la démocratie providentielle au cœur de l’idéal républicain français.
Cependant, un basculement s’est opéré : le passage d’une protection sociale conquise et administrée par les travailleurs eux-mêmes à une solidarité ordonnée par l’État au gré des transformations de la société et selon un principe de solidarité nationale déclinée selon des aides ciblées et des minima sociaux. C’est au cœur de ce double processus, qui voit la reconfiguration du régime social autour de l’État et la remise en question des capacités même de l’État, qu’intervient la proposition d’Emmanuel Macron de refonder le système de l’assurance vieillesse sur la base d’un régime universel sur la base de points. Avec, en arrière-plan, cette question obsédante : est-ce l’aboutissement ou bien la fin de la promesse de la sécurité sociale de 1945 ?
4// L’aboutissement du projet de la sécurité sociale et la fin d’un cycle
Les résistances qui accompagnent la mise en place d’un régime universel de retraite par points s’expliquent par le fait que l’opinion perçoit confusément que cela marque, en même temps, l’aboutissement et la fin d’un cycle. Aboutissement, dans la mesure où la promesse universelle est proclamée dans le préambule de l’ordonnance du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale que celle-ci vise une « garantie donnée à chacun » et « en toutes circonstances » ; fin, dans la mesure où l’impératif de « soutenabilité » et la perte d’adhésion et de confiance dans les ressorts de l’État social renforcent les logiques individualistes. Or si l’universalité mise en avant par le gouvernement pour réformer les retraites répond à la passion française de l’égalité, elle nourrit aussi la suspicion d’une remise en cause de tous les droits anciens et de l’entrée dans l’ère de la protection sociale minimale. Dès lors, chacun calcule son intérêt.
Sous ses principes universels, la complexité de la composition sociale française subsiste, faite de corporatismes et de droits particuliers. Les 42 caisses de retraite, source de complexité et d’inégalités comme invoqué par le Premier ministre, en portent la trace. Au titre de ces caisses, la Mutuelle sociale agricole ou le régime des indépendants, mais aussi ces fameux « régimes spéciaux », celui de la SNCF, celui de la RATP sans oublier celui des salariés des industries gazières et électriques.
5/ De la réduction du domaine de la lutte
Depuis trente ans, ces régimes spéciaux sont érigés en symbole, symbole de conquête sociale pour les uns ou symbole d’injustice pour les autres. Mais cette polarisation est excessive dans la mesure où la tendance est à la convergence vers le régime général qui rassemble aujourd’hui plus de huit retraités sur dix et occulte des questions de fond, comme le grand retard de la France s’agissant du travail des seniors. Sans doute, comme le souligne un récent rapport de la Cour des comptes, la réforme Sarkozy de 2008, qui, loin de supprimer les régimes spéciaux existants, visait leur harmonisation progressive avec le régime de la fonction publique, inachevée, devrait-elle être accélérée, mais cela ne concerne que 6 % des pensionnés.
La réduction du domaine de la lutte autour des régimes spéciaux est symptomatique du malaise français : celui d’une incapacité à construire du consensus autour de l’intérêt général. La grève dans les transports , exercée aux dépens du reste de la société par un petit nombre de privilégiés au regard de leur régime de retraite, s’avère, pour les syndicats, un piège fatal : leur enfermement dans la défense d’intérêts catégoriels et la réduction de leur prise sur l’ensemble du monde du travail. Mais elle est non moins pour les gouvernants, un aveu d’impuissance. En dépit des lois successives, ni la fin des régimes spéciaux ni le principe d’un service garanti dans les transports et services publics ne sont effectifs ! Comme le rappelle la Cour des comptes, leur transformation passe par un processus négocié d’harmonisation, y compris dans le cadre d’un régime universel. Dès lors, le gouvernement prend un risque politique à placer au cœur du consentement de l’opinion à cette réforme la disparition pure et simple des régimes spéciaux. Déjà, le compromis concernant le régime dérogatoire des policiers, pour justifié qu’il soit, affaiblit l’argument central de la réforme : un seul et même régime pour tous.
6/ Pacte social en question et lien de confiance rompu
Deux causes expliquent que la réforme des retraites a déraillé. En premier lieu, le mélange des genres par l’introduction au cœur de la réforme « systémique » de nouvelles mesures « paramétriques » avec le concept d’âge pivot, qui revient à retarder l’âge légal sans l’assumer. Le découplage de la question financière — avec la visée de l’équilibre en 2025 — et de l’instauration à terme d’un régime universel s’imposait. En second lieu, mais c’était une conséquence inévitable de l’introduction des mesures budgétaires, un pilotage aléatoire de la réforme. En entretenant le flou sur le contenu, sur ce qui est négociable, sur les interlocuteurs habilités en matière d’arbitrages, l’exécutif a fini par rompre le pacte de confiance avec les partenaires sociaux, et notamment la CFDT, mais, plus encore, par éveiller le doute de l’opinion sur le bienfondé du nouveau régime.
L’invocation de la justice laisse désormais poindre le soupçon d’une tout autre visée, méchamment budgétaire. Si le blocage dans les transports, contrairement à 1995, ne semble pas bénéficier du soutien de l’opinion faisant « grève par procuration », un climat de suspicion et de défiance délétère s’est installé, dont la démission contrainte du haut-commissaire à la réforme des retraites est l’une des expressions.
7/ Que faire ? Redonner du temps au temps
Dès lors, comment sortir du blocage ? Comment faire pour que cette nouvelle bataille des retraites, nonobstant le souhait du Premier ministre d’écarter la « sémantique guerrière », ne se transforme pas pour le gouvernement en une Bérézina, annonce d’un Waterloo à venir, et, pour la France, une nouvelle occasion manquée de redonner du sens à son régime social ? Sans doute convient-il pour l’exécutif de ne pas s’enfermer dans la logique du « celui qui le premier cède a perdu » en reconnaissant au plus vite sa part de responsabilité.
Et plutôt que de négocier, en coulisses, des aménagements qui finiraient par rendre le nouveau régime universel plus bancal que ceux qu’il remplace, le meilleur compromis semble, dans un premier temps, de cantonner la réforme au régime général pour prendre le temps de régler la question des régimes spéciaux et surtout de la fonction publique. L’injustice faite aux enseignants menacés, en l’état, de perdre 20 % de leur pension rappelle que la revalorisation du métier doit précéder le règlement de la question des retraites. Au demeurant, la précipitation n’est-elle pas illusoire, alors qu’il a fallu plus de 15 ans de négociations et de compromis à la Suède, qui sert de référence, pour basculer vers le régime de la retraite universelle par points ?
Une révolution du bas vers le haut
Au mitan du quinquennat, la réforme des retraites peut être pour Emmanuel Macron l’amorce d’un renouveau ou l’annonce de la chute. Dans sa conception comme dans sa mise en œuvre, elle est révélatrice des limites du mandat. Ayant placé son élection sous l’invocation d’une « révolution » à la fois à affronter et à conduire, Emmanuel Macron se trouve sans cesse ramené à sa manière de gouverner, dont le Premier ministre affirme qu’elle a changé depuis la crise des Gilets jaunes.
Or la réforme des retraites ne fait que confirmer que la révolution préconisée par Emmanuel Macron est une révolution du bas par le haut, placée sous l’injonction de la nécessité. Pour réussir, une telle révolution suppose un choix véritable et une espérance collective. L’un et l’autre manquent. S’agissant du système de retraite, si la réforme est imposée par une impérieuse nécessité, le choix disparaît. Et si ces nécessités sont budgétaires, en quoi est-il besoin de changer de régime ? Ou bien si le nouveau régime est réellement plus juste, pourquoi ne pas prendre le temps du consensus et de l’adhésion ?
Emmanuel Macron semble avoir oublié que, comme le rappelle Aristote, ce qui retient un peuple d’une révolution, c’est qu’en dépit des injustices et des imperfections du régime dans lequel il vit, rien ne l’assure qu’un autre régiment serait effectivement meilleur. Ce conservatisme est une forme de prudence qui retient un peuple de bien des excès, l’antidote véritable au populisme. En sorte que, s’il veut transformer la France, Emmanuel Macron doit revenir au peuple français, à la fierté qu’a ce peuple de maîtriser son destin et à l’honneur de le servir.
Paris le 19 décembre 2020