Nostalgie 7/9
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Nostalgie 7/9
Trois jours après, pendant qu’elle était en train de se promener au le long de la lagune le ciel s’était fait très orageux. Un pêcheur l’avait vue danser au bord de l’eau, une sorte de danse circulaire, courte mais très évocatrice, qu’elle avait clos en faisant un ample geste avec son bras, qu’en partant du prolongement de la ligne de la côte dessinait une sorte de volute dans le ciel. Puis elle était répartie, d’un pas serein vers l’auberge. Cinq minutes après, les nuages sombres s’étaient arrêtés de manière nette, sans dépasser la berge; en dessinant une sorte d’arc. Tout le monde dans l’île avait remarqué l’étrange phénomène, seul le pêcheur avait vu Anna danser. Il n’avait pas osé en parler à qui que ce soit, de peur d’être pris pour un fou. Puis un soir il avait fini par en parler à Angelo, qui ne s’était même pas montré vraiment étonné. Bien au contraire, il avait souri, d’un air entendu, comme si on lui avait annoncé une évidence, que le ciel pouvait répondre à la danse silencieuse de cette femme. Personne ne savait quoi en penser. Quelques semaine plus tard, une très forte grêle était tombé sur toute la lagune sauf sur l’île, où il n’y avait eu qu’un pluie très légère, bénéfique même, pour les champs. Anna était rentrée à l’auberge, les cheveux mouillés, souriante. Une heure après la femme de l’épicier était arrivé à l’auberge en disant que peu avant que la grêle tombe un peu partout ailleurs, elle l’avait entendue chanter dans la petite chapelle désafectée, pas loin du canal principal de l’île. Un chant étrange, elle avait dit. Quand on lui avait demandé ce que c’était Anna avait répondu:"J’ai chanté en araméen…c’est la prière de Jésus, le Pater Noster: ça délivre du Mal et des malheurs"."Le Pater Noster en armenien?","Non, en araméen…","Ce n’est pas la même chose?","Non, pas vraiment - avait répondu Anna en riant - l’araméen c’est la langue de Jésus", "Jésus parlait en latin", avait affirmé avec un ton décidé la femme de l’épicier. Elle était assez pieuse pour écouter la lecture des évangiles dans une langue qu’elle ne comprenait pas, mais à force à force elle les connaissait presque par coeur, les mots que Jésus disait aux bergers et au pecheurs, dans un latin si beau que celui du curé. Jamais elle aurait accepté un Christ parlant autre langue que celle entendue depuis qu’elle allait à la Messe. Anna regarde l’épicière, et sans être nullement décontenancée, par les idées autant fausses que bien enracinées de la siora Brigida elle lui explique avec le plus grand naturel: "Disons, que quand il parlait à son Père, il parlait dans son dialect régional, un peu comme tout le monde, ici à Venise …"
Siora Brigida semble satisfaite de l’explication et elle acquiesce. Tout simplement parce que le chant, elle l’avait trouvé très beau, et encore plus parce que la grêle était tombée ailleurs et non pas sur leurs têtes, puis enfin parce qu’elle considérait que tout le monde avait le droit d’utiliser son dialect pour parler en famille, même le notaire, le faisait. Même le médecin, qui venait de Parme, avec sa femme, parlait un dialect incompréhénsible. Donc, finalement, pourquoi pas Jésus Christ?
"En tout cas, si ça nous épargne de la grêle, chantez dans tous les dialectes que vous voulez", avait fini par affirmer l’épicier de l’île qui était venu accompager sa femme à l’auberge - lieu dans lequel elle ne se serait jamais rendue toute seule - et qui profitait de l'occasion pour avaler un verre en pensant à ses champs épargnés, au fait que le blanc d’Angelo était une vraie délice, et que grâce à la pluie toute fine il n’avait même pas été obligé d’arroser lui même son potager au soir. "Nous avons de la chance, quand même, de ne pas être obligé à réciter nos prières dans ce dialecte arménien...pardon… ara … quoi?", "Araméen…", "Oui , voilà ara... cela...même s’il était le sien, celui de Jésus Christ - dit-elle en se faisant un signe de croix - c’est quand même une chance que nous pouvons le dire dans une langue normale...encore que pas la nôtre, mais enfin, vous avez compris..."
Anna sourit à la femme de l’épicier, et elle lui repond:
"Oui, vous avez beaucoup de chance, effectivement, l’araméen est un dialecte très difficile à parler. C’est bien de pouvoir prier dans une langue normale".
Elle affirme sans aucune air de moquerie, ni de condescendance. Au contraire, Angelo décèle même une sorte de satisfaction, comme si elle était arrivée à se faire comprendre, sur un point difficile et d’important, en dépit de l'étrangeté des événements. La semaine suivant l’épicière avait mis au courant tout l’île de l’histoire de la grêle, de la prière dans un dialect dont elle ne se souvenait pas exactement le nom, mais ça ressemblait un peu à l’arménien. Trois jours après le pêcheur avait fini par raconter à tout le monde ce qu’il avait vu, à propos de la danse sur la berge et le ciel dégagé de nuages. Il ne pouvait pas dire si elle avait chanté ce jour là, il était trop loin, mais une chose était sûre elle était là et elle avait fait ce geste étrange de sa main. L’épicière s’empare de la question, après tout c’était elle qui avait tiré au clair l’affaire du Pater Noster. Les gens se retrouvaient dans sa boutique pour en débattre, comme avant ils allaient acheter de la farine ou du saucisson: "Après tout, c’est normal que, si elle sait prier comme Jésus Christ, dans son dialecte, les malheurs restent loin...même des saints le faisaient, on dit que Saint Antoine de Padoue et Saint François d’Assisi ont toujours gardé les malheurs loin de leurs lieux …" commence à observer l’épicier qui avait aimé la manière simple et directe dans laquelle elle avait expliqué comment elle s’y prenait pour protéger leur île. "Elle n’est pas une sainte, quand même! Personne ne l’a jamais vue à la Messe depuis qu’elle est arrivée, elle n’a même pas mis un pied dans l’église…", "Elle n’est peut-être pas chrétienne…", "Tu parles, et alors , pourquoi elle aurait chanté le Pater Noster?" rétorque l’épicière, "Ben, il y a toutes sortes de chrétiens - finit pour observer l’épicier - elle est peut-être chrétienne comme les orthodoxes de l’église dei Greci ...ou arménienne, comme les moines de Saint Lazare…ou encore autre, il y en a tellement de chrétiens au monde...", "Il faut en parler à Don Giorgio quand il viendra dire la messe ici". Tout le monde trouve la réponse très judicieuse, chacun sort avec un sac de farine, un saucisson, ou quelques pommes de terre, car il y a des formes à respecter, quand on rentre chez un épicier rien que pour bavarder.
Un soir, bien après la visite de l’épicière, l’auberge fermé, une fois restés seuls, Angelo demande à Anna ce que c’était exactement l’araméen. Elle lui répond: "C’est un dialecte hébreu, où on trouve aussi beaucoup de mots communs avec l’arabe, et c’est aussi une langue dont les mots, au féminin et au masculin portent la même terminaison. C’est la langue qu’on parlait effectivement à l’époque de Jésus Christ, c’était la langue même de Jésus Christ ..." Puis elle regarde par la fenêtre, et ses yeux s’assombrissent. "Tu es triste, Anna?", "Non, pourquoi?", "J’ai comme l’impression, qu’en parlant du araméen tu es devenue triste…", "Ce n’est pas de la tristesse, c’est de la nostalgie". "Nostalgie de quoi?", "Du araméen", "Nostalgie d’une langue parlé il a deux mille ans?", "Nostalgie d'un monde pas scindé. Nostalgie de la langue que Dieu a choisi de parler quand il a décidé qu’il n’avait pas d’enfants préférés".
Extrait de L'Aubergiste, roman inédit, 2019