Le véritable amour
Sur Panodyssey, tu peux lire 30 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 29 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
Le véritable amour
Il m'arrive de ne pas les revoir pendant des mois, des années. Dans ces moments-là, je donnerais gros pour avoir de leurs nouvelles. Juste dix minutes, juste pour savoir comment ça va.
Mes amis s'imaginent souvent que je suis au spectacle, un peu voyeur. Ils n'y connaissent rien. L'important, c'est parfois ce qui ne se voit pas.
Lors des premiers rendez-vous, leur façon d'être imprègne ma vie quotidienne. Quand je fais la vaisselle ou lorsque je sors le chien : j'entends leurs tics de langage. Instinctivement, j'imite certains de leurs gestes, leur façon de se tenir, de sourire.
Chaque rencontre est unique. J'irais même jusqu'à dire que chaque duo a son esthétique propre. Nos postures se répondent, la prosodie de nos phrases s'accorde. Comme une danse, une musique, un tableau.
Elle, c'est particulier. J'aime sa façon de parler. Un rythme haché, mais aux sonorités douces. Une gestuelle délicate. Une pensée foisonnante et déroutante. Comme si elle s'efforçait de ne jamais donner la réponse attendue. Une manière un peu fatigante de s'exprimer avec des digressions permanentes. Et aussi beaucoup d'ironie, un style incisif, percutant.
Je sais bien que c'est une façade, une protection, un mécanisme de défense bien connu. N'empêche, parfois, je me prends au jeu et je tombe sous le charme.
Un jour, dès son arrivée, elle a lâché ça : « Vous savez, je dois vous avouer quelque chose. Ça fait un bout de temps que ça me trotte dans la tête. »
Je suis bavard, mais cette fois je n'ai pas osé l'interrompre.
Elle a dit :
« Parfois, je rêve que je ne vous connais pas encore, que je vous rencontre comme ça, par hasard. Par exemple, sur un quai de gare, un jour de grève. Vous êtes à côté de moi à tressauter d'un pied sur l'autre, un mélange de maladresse, de finesse et de drôlerie. Vous m'emmenez prendre un café, vous m'offrez un moccacino au distributeur. Nous échangeons des répliques très drôles, un flirt efficace et intelligent comme dans les meilleures comédies romantiques. Vous me demandez ce que je fais dans la vie, je vous réponds que je suis cadre dans une administration publique. Vous dites :
— Je vois.
Et je vous rétorque :
— Non, vous ne voyez pas. Ça ne paraît pas folichon comme ça, mais c'est captivant. Romanesque même.
Bien sûr, j'embellis un peu les choses, vous savez comme je sais les rendre drôles, burlesques. Alors, je vous fais croire que mon travail est un renouvellement quotidien d'aventures épiques et enthousiasmantes. Puis, je conclus que tout est une question de point de vue, qu'il suffit de voir le potentiel comique dans chaque situation. De savoir se raconter des histoires. Vous me trouvez d'emblée à la fois spirituelle, maladroite et brillante. Timide aussi, bégayant un peu lorsque je suis impressionnée.
Ensuite, nous nous asseyons sur le rebord de la fontaine. Celle qui se trouve place de la gare. L'air est doux, des pétales de fleurs de cerisiers jonchent le sol.
— Alors, comme ça, vous sauvez des gens, je dis.
Votre regard clair fixé sur moi, vous répondez :
— Je ne sauve personne, chacun est responsable de sa vie. Je sème des petites graines qui poussent parfois en de magnifiques fleurs. C'est un peu magique quand ça arrive.
J'aime tout de suite votre façon de parler. Vos valeurs.
Nous n'arrivons pas à nous séparer. Nous prenons un train pour aller faire un tour sur la côte. Planter nos pieds sur une falaise. Regarder les mouettes immobilisées par le vent, les immenses paquebots, l'Angleterre en face. Nous nous promenons ensuite sur une digue, nous installons l'un contre l'autre sur un banc. Et, c'est ainsi, juste à côté d'une grande villa, que vous vous décidez à m'embrasser.
Nous continuons à nous voir.
Un jour, vous me dites que je suis une femme formidable, que vous acceptez mes silences et mes explosions de colère. Je réalise alors simplement que vous êtes l'homme de ma vie.
Je m'installe chez vous.
Vous avez une passion pour la musique, que nous écoutons le soir dans le petit canapé du salon. Vous connaissez le nom de plusieurs trompettistes célèbres. Les soirs d'hiver, vous portez de gros pulls rassurants. Vous avez des amis que vous aimez retrouver le dimanche pour jouer à des jeux de plateaux. Une bande de copains depuis le lycée : un passionné de séries télé et de cinéma qui fait depuis des années une thèse sur les jeux vidéos ; un gars qui bosse aux douanes et qui vit avec un infirmier, très gentil ; un autre qui gagne de l'argent et aime s'en vanter. Malgré les années, votre amitié, respectueuse des différences de chacun, est restée profonde et solide.
Vous décidez de vous laisser pousser la barbe, vous êtes bouleversé par certaines scènes de films. Parfois, nous nous disputons. Parce que vous êtes un peu foutraque, vivez dans l'instant, adorez procrastiner. Au fond, je vous envie le fait de n'avoir pas besoin de tout contrôler, votre façon de vivre, votre liberté.
Nous décidons de devenir propriétaires. Nous dénichons une perle. Une petite maison avec une grande entrée. Une entrée d'hôtel particulier, c'est ce paradoxe qui me fait craquer. Cette impression d'espace dès que nous passons la porte. Petit à petit, nous réussissons à bien l'aménager. Vous installez des portemanteaux et des étagères à chaussures, mais aussi un bureau avec une grande orchidée. Il y a toujours un peu de bazars. Quelques piles d'enveloppes non ouvertes, du scotch, des ciseaux, un bâton de colle vide. Un carnet de croquis et des revues, quelques bandes dessinées. Sur un mur rouge impeccable, des reproductions de peintres flamands. Une photo de moi devant la statue de Lincoln, un quartier de Baltimore, des maisons couleur framboise, des phares et des caps battus par le vent, des châteaux de bords de Loire. Des photos de vies d'avant ou de vies rêvées. Et puis devant l'escalier, un vieux canapé. Allongés sur le ventre, nos enfants aiment y bouquiner. Des histoires de dragons et de filles de lunes, de chiens fantastiques ou alors de loups tristes, amoureux, furieux.
Les jours de canicule, la pièce reste fraîche et la lumière y est fantastique. De beaux reflets le soir dans les petits carreaux colorés de la porte. Dans notre entrée, il y a aussi une porte-fenêtre. Le matin, nous aimons contempler notre petit jardin côté rue. Un arbre, des buissons, des primevères au printemps, des coquelicots et des bleuets l'été. L'hiver, les mésanges charbonnières et les moineaux domestiques y trouvent des graines, échappées des herbes que nous aimons laisser pousser.
Le soir, quand je rentre du travail, vous m'enlacez avec un «bonsoir ma belle » susurré dans le creux de mon oreille. Alors je ne peux m'empêcher de pleurer. Nous savons tellement bien nous aimer. »
Elle a arrêté de parler. Je n'ai pas enchaîné tout de suite. J'ai écouté les sons étranges émis par la tuyauterie. Des jours que ce dysfonctionnement durait, j'avais fini par trouver ça presque musical, une mystérieuse mélodie. J'ai ressenti un immense de sentiment de gratitude. Elle avait osé me révéler ses pensées les plus secrètes. Très ému, je lui ai dit : « Votre confiance me touche. »
C'était la première fois qu'elle pleurait. Et qu'elle me regardait comme ça. Je me disais, si tu baisses les yeux, même juste un peu, c'est foutu, tu dois être là. Présent, complètement. De longues minutes sont passées. Ensemble.
Le plus important, finalement, je crois, c'est la qualité de notre relation. L'écho de nos deux inconscients, quelque chose d'unique. De souterrain, mystérieux. Indicible. Quelque chose de très beau.
Je l'aime, oui. Mais d'un amour véritable et désintéressé. Comme seul un psy peut aimer.