La maison principale 3/9
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La maison principale 3/9
Anna était sortie très tôt le matin, Angelo l’avait entendue ouvrir la porte de la cour. Il s’était levé et il était allé dans sa chambre. Au départ il avait vaguement honte d’utiliser la copie de la clé pour rentrer en son absence. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il adorait plonger dans son monde, duquel il ne connaissait presque rien mais qui l’interpellait tellement. Chaque jour il se disait que c'était la dernière fois, puis il avait fini par pactiser avec sa propre conscience, en décidant qu'il devait essayer de mieux la comprendre s'il souhaitait devenir pour elle autre chose que un simple aubergiste. La première fois qu'il était rentré, il avait été très surpris. La table en bois, qui lui semblait surdimensionnée pour une chambre à coucher, était presque trop petite pour contenir les papiers qu’il y trouve étalés. Plein de feuilles remplies d’une écriture fine et dense, puis des lettres, des attestations d’estime, de mots d’encouragements, des remerciements pour ce qu’elle était en train de faire pour eux tous, des demandes d’aide, enfin des lettres dans des langues inconnues. Il est intimidé, mais saisi par la beauté de cet étrange univers. Et très fier de savoir que cette femme l’avait choisi en choisissant son auberge. Qu’elle s’intéressait à lui, même si d’une manière si différente que celle dont il avait l’habitude. Il passe quelques temps assis sur la chaise, en regardant par la fenêtre. Se trouver dans la chambre d'Anna l'apaisait. Tout simplement. Il ne touchait jamais à rien, il ne fouillait pas. Juste il aimait y passer du temps.
Une demi heure après, il était monté dans sa propre chambre. Il y avait mis les mêmes fleurs blanches qu'il avait vu dans la chambre de Anna quelques jours auparavant. Elles poussaient dans un champ pas loin de l'auberge. Il en avait cueillies et déposées dans un seau en zinc. Il n'avait jamais pensé à enjoliver la pièce dans laquelle il vivait. Il lui semblait presque malvenu de demander plus de ce qu'il avait: dormir au sec, dans un vrai lit, avec des draps propres, après tant d'années passées dans le maquis. Mais ces fleurs blanches, que Anna avait posé aux pieds de la grande table de monastère, les avait trouvées émouvantes. Il avait décidé qu'il voulait s'endormir en les ayant sous ses yeux, il avait l'impression de s'endormir à côté d'elle. Il n'occupait pas une chambre à proprement parler, dans l'auberge, il s'agissait plutôt d'une partie du grenier que l'ancien propriétaire avait aménagé pour lui-même sous les combles. Il y avait un lit en fer forgé, une armoire en bois, une table une chaise, une baignoire, une très belle cuve de toilette sculptée dans le marbre. Elle provenait de la maison principale dont l'auberge était l'ancien annexe. La maison patronale avait été détruite par les bombardements. Presque tout ce qui se trouvait dans l'auberge, comme mobilier, venait de là bas. L'ancien propriétaire avait été le gardien de la villa. Un gardien assez fidèle pour recevoir cette solide bâtisse en don, quelques années avant la guerre. Quand la maison principale s'était écroulée, il avait transporté tout ce qu'il avait pu dans l'annexe, dans les pièces du rez de chaussé et du premier étage en attendant que la famille revienne des camps. Il avait gardé pour lui juste le grenier. Il avait fait sortir le piano des décombres et il l'avait placé dans la salle principale, car il savait que si la maîtresse ne l'avait pas retrouvé à son retour elle aurait pleuré. Il en jouait une heure par semaine, parce qu'on lui avait dit que les instruments s'abîment si personne s'en sert. Il connaissait un unique morceau, que la mère de la maîtresse de maison lui avait appris autour de ses huit ans. Il le jouait en boucle le samedi entre quatorze et quinze heures. Deux ans après la fin de la guerre, quand il avait compris que personne ne serait revenu des camps il avait mis en vente la bâtisse et il était parti loin de cette île où il était né et où il avait passé toute sa vie. Il était parti vivre pas loin des Alpes, dans la Pedemontane, là où les maisons on ne doit même pas les acheter, il suffit de faire tomber la porte à coups de pieds. Il avait vendu les lieux à Angelo pour presque rien, il en avait tiré au juste de quoi vivre au jour le jour: "Vous les avez mérités bien plus que moi, ces murs. Vous vous êtes battu contre eux, pour leurs arracher notre terre, pour les chasser, moi je n'ai rien fait", Angelo avait posé une main sur son épaule en se demandant quoi pouvait se reprocher, en larmes, ce vieux de presque quatre vingt ans. Mais il n'avait rien dit. La culpabilité est comme l'amour. Seul le coeur qui l'éprouve sait de quels moments, de quelles images elle se nourrit. Les habitants de l'île désormais faisaient des longs détours pour ne plus passer devant la bâtisse semi-détruite. Tout le monde semblait honteux pour ce qu'était arrivé. La plus part de gens baissaient la tête quand Angelo évoquait la famille qui habitait la grande maison, d'autres arrivaient à peine à retenir leurs larmes. Personne n'avait été capable de les aider: une chose est cacher une famille dans le labirinte du Centre Ville, bien autre dans une île presque déserte, avec quelques fermes qu'on pouvait retourner de fond en comble dans un après midi.
Un jour, après avoir transformé la bâtisse en auberge, Angelo s'était aventuré dans les décombres de la maison patronale. Tout le monde s'était servi au passage. Ce jour-là il avait compris le vieux gardien. Sur le mur du salon se trouvait le portait de la maîtresse de maison: un visage qu'une fois qu'on l'a vu, on ne n'oublie jamais, même si on vit mille ans. Angelo l'avait longuement regardé, puis décroché. Le laisser là lui avait semblé une indécence. Il l'avait enterré aux pieds du grand chêne qui se trouvait au milieu de la cour de son auberge. Il avait récité un "Je vous salue Marie", tout ce qu'il lui restait comme prière d'une enfance passée à l'ombre d'un père communiste, qui tempêtait devant la porte de n'importe quelle église rencontrée sur son chemin. Peu après Anna était arrivée.
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