Keiko
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Keiko
Je ne connaissais pas un seul mot de Japonais !
La mission qui m’avait été confiée par ma Société (qui consistait à étudier les risques de fraude et de fuites de revenu chez cet opérateur de télécommunications mobiles japonais) se déroulait donc en Anglais. J’aurais pourtant tellement désiré pouvoir dire quelques mots de Japonais à Keiko située presque en face de moi à la table de réunion ! Les présentations par notre Chief Manager avaient été si rapides et, décalage horaire aidant (j’étais arrivé la veille et, bien sûr, n’avais pu fermer l’œil de toute la nuit nippone), je n’avais pu capter pratiquement qu’un seul nom : Keiko. Elle était là, sagement assise. J’avais du mal à soutenir son regard si franc et si direct. Une mèche de ses cheveux fins et noirs cachait à demi son oeil gauche, renforçant cette impression de mystère qui émanait d’elle. Sa peau si claire tranchait sur le noir de sa chevelure qui descendait jusqu’au-dessous de sa ceinture. Elle était habillée de façon très sobre : chemisier blanc à col aux bords ondulés, collier d’argent en simple anneau, jupe noire dont je ne voyais que quelques centimètres au-dessous d’une ceinture gris clair métallisé. Mon regard se fixait, parfois jusqu’à l’impolitesse, sur sa bouche si désirable autant par son dessin parfait que par sa pulpe fruitée. Elle écoutait, les mains presque jointes ou prenait parfois quelques notes avec une extraordinaire économie de gestes. Ses doigts étaient fins, parfaitement oblongs, sans aucun renflement articulaire, et se terminaient par des ongles très courts.
Notre Manager parlait sans cesse, s’accompagnant de grands gestes emphatiques, tout en présentant ses diapositives (trop verbeuses à mon avis) projetées sur l’écran situé à ma droite. Lorsque Keiko tournait la tête sur sa gauche vers l’écran, pour faire mine de s’intéresser aux rares schémas présentés, j’en profitais à son insu pour admirer l’ourlet parfait de son oreille droite et l’arrondi de son cou où j’aurais tant aimé poser mes lèvres. Je pouvais même percevoir, par instants, une infime pulsation cardiaque selon la position de sa tête. Peu à peu, je m’éloignais du discours. J’étais enivré par tant de beauté vivante.
« Peter ! » « Peter !! » John Mc Gonell répéta mon nom plusieurs fois avant que je ne sorte de ma douce torpeur. Il ajouta, s’adressant en particulier à Monsieur Thomatsu qui, assis exactement en face de moi, me regardait comme un poisson vous regarde depuis son bocal : « Oh ! Would you please excuse him. He just arrived yesterday night and… ». On était arrivé à la fin de la présentation et c’était à mon tour de présenter les grandes règles en matière de Risk Management, de Fraud et de Revenue Assurance. Je perçus un très discret sourire sur les lèvres de Keiko, plutôt tendre qu’ironique. Après m’être confondu en excuses, arguant du décalage horaire, je me lançai dans ma présentation.
Je sentis que Keiko accordait de l’attention à mes paroles. Les autres, autour de la table, dont M. Thomatsu, étaient plus ou moins absorbés dans leur smartphone et étudiaient, qui leur planning, qui leurs e-mails. John Mc Gonell, pour sa part, ne cessait de regarder sa montre pour vérifier mon « timing ». En effet, la parole devait ensuite être donnée à nos hôtes japonais. Malgré la fatigue du voyage, mon enthousiasme réussit quand même à intéresser quelques participants et à relever quelques têtes jusqu’à obtenir, à la fin de ma prestation, une majorité de compliments dont j’étais fier. Etait-ce une impression, une perception, ou le fruit de mon imagination ? Mais le regard furtif que m’adressa Keiko me fit penser qu’elle m’applaudissait par la pensée.
La réunion se déroula ainsi jusqu’à sa fin et chacun exposa ses idées, ses projets, ses réalisations. M. Thomatsu nous présenta quantité de graphiques et de statistiques sur les fraudes constatées depuis les douze derniers mois, regardant alternativement, tel un robot assistant à un match de ping-pong, ses notes et l’écran, sans aucun regard ni sourire à l’assistance. Totalement novice à la culture de ce pays, j’avais été fasciné par l’extrême politesse et la grâce naturelle des deux jeunes filles venues nous servir thé et café au cours de la réunion. Dehors, le soleil était au zénith. Le jardin carré intérieur éclatait de mille couleurs printanières et l’on percevait nettement l’écoulement d’une cascade artificielle. Curieusement, bien qu’en plein centre de Tokyo, on ne ressentait nullement le fourmillement de la foule et de la circulation automobile du dehors. Pourtant, entre mon hôtel situé à quelques blocs et le building où se tenait notre réunion, j’avais été fortement impressionné par la largeur inhabituelle (pour un parisien en tout cas) des passages piétonniers aux intersections, dans lesquels s’engouffraient des masses confuses de gens dès que le feu eut passé au vert.
Une des deux jeunes filles qui nous avait précédemment servi du thé déplaça une cloison de papyrus, découvrant ainsi une pièce attenante très blanche, éclairée par de larges baies vitrées donnant sur le jardin intérieur, et dans laquelle avait été dressé un repas sur une table basse entourée de coussins. C’était la première fois que j’allais déjeuner « à la japonaise », c’est à dire à genoux sur des coussins. Avant même d’être invité à m’installer, je me sentais mal à l’aise et très intimidé. Un regard de John - qui semblait avoir l’habitude - me rassura. Il signifiait « regarde et fais comme moi ». Je le suivis donc des yeux et l’imitai du mieux possible. Keiko, dont j’avais admiré la souplesse et la grâce dans sa façon de s’agenouiller, eut la politesse de ne pas porter son regard sur moi lors de cet exercice. Nous étions six autour de la table et Keiko, seule femme présente, avait été placée en face de moi. Je me sentais très gauche. Comment fallait-il s’y prendre sans blesser les usages ? Quel type de conversation pouvais-je entamer avec elle, sans vouloir être banal : professionnel ou personnel ? Et comment soutenir son regard si pur et sa beauté ? Autant de questions que je me posai dans les quelques secondes qui avaient précédé le toast de M. Thomatsu. En fait c’est Keiko qui engagea la conversation. Elle m’apprit qu’elle était passionnée de culture européenne, qu’elle connaissait par cœur tous les Opéras de Mozart, que ses parents avaient fait des études à Londres et à Paris et lui avaient transmis ce goût des arts et des lettres européens. Lorsqu’un jeune serveur apporta les mets, Keiko se tut et me regarda droit dans les yeux. Elle prit en mains les baguettes et m’intima silencieusement de l’imiter.
Le repas se déroula sans problème. Mon manager et M. Thomatsu n’avaient cessé de parler, écoutés béatement par les deux autres japonais qui n’avaient pas ouvert la bouche (sauf pour engloutir leurs bouchées de poisson). Aucun n’avait une seule fois porté son regard sur Keiko. Comment pouvaient-ils ignorer la présence d’une si grande beauté dans leur environnement immédiat ? Etaient-ils seulement capables d’éprouver une émotion ? J’avais l’impression d’un diamant égaré dans une mine de charbon, d’une fleur sauvage poussant sur un tas de fumier… Vint la cérémonie du thé. C’est en regardant ma tasse posée sur la table que soudain je sentis comme un frémissement du sol. De petites vaguelettes concentriques apparurent dans ma tasse. Une sonnerie d’alerte déchira le silence. M. Thomatsu cria un mot en Japonais et, aussitôt, d’un seul bond, les six convives se levèrent. Keiko me prit par le bras et me poussa sous une desserte située à quelques mètres près d’un pilier carré. Les autres allèrent se blottir sous la table de la salle de réunion qui était dans l’autre pièce et plus à leur portée. Les vibrations du sol se firent plus importantes. Sous la desserte, Keiko me tenait encore la main gauche. Je sentais son souffle tiède et mon visage était tout près du sien. La demi-cloison qui séparait cette pièce de la salle de réunion me laissait entrevoir les jambes de deux des participants, sans doute des Japonais. Keiko tourna la tête vivement vers l’ouverture entre les deux pièces, ramenant ainsi sa longue chevelure qui me caressa le visage. Le sol tremblait de plus belle et quantité de bruits et de grincements se faisaient entendre. Inhabitué à ce genre de circonstances, je ne me sentais pas très rassuré. Keiko retourna la tête vers moi et plongea son regard dans mes yeux. Elle prit mon autre main dans la sienne et se rapprocha très lentement. Ses lèvres étaient alors à quelques centimètres des miennes et tout mon être n’était plus que désir. Keiko ferma les yeux. Je m’approchai alors et l’embrassai. Notre étreinte dura ainsi une ou deux minutes. Puis le tremblement de terre cessa, la sonnerie se tut enfin, et nous nous séparâmes. Dans cet enfer, je venais de goûter au paradis et me sentais envahi d’une douce chaleur. Puis chacun rejoignit sa place autour de la table. Je crus percevoir un brin d’ironie ou de complicité dans le regard de John Mc Gonell. En revanche les trois autres Japonais reprirent leur attitude mécanique comme si rien ne s’était passé.