

Ma nouvelle Valentine, ma fille
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Ma nouvelle Valentine, ma fille
Ma nouvelle Valentine, ma fille
salle Paul Éluard
Je n'étais jamais allé dans cette salle Paul Éluard. D'ailleurs je
ne sais pas qui c'est, monsieur Éluard. Un homme politique, c'est sûr.
De toute façon y'en a que pour eux dans cette ville. Ils ont leur nom
sur toutes les rues et même sur la place du marché.
C'est la nouvelle salle pour la culture qu'ils ont dit dans le journal. Et
comme c'était gratis vu que c'était le collège de ma fille qui faisait un
spectacle, on y est allé Germaine et moi pour voir Valentine, notre
fille.
Juin
On était en juin. Et on était déjà heureux parce que Valentine
était revenue avec son bulletin que Germaine avait déjà vu sur son
téléphone portable. Mais moi, j'voulais en avoir le coeur net. Alors
quand on a reçu le papier et qu'on voyait bien qu'elle passait en
seconde avec les félicitations du jury, on a été tout heureux. On
attend plus que le résultat du brevet, mais elle sait déjà qu'elle l'a. Je
n'sais pas comment ils font aujourd'hui pour savoir ces trucs-là à
l'avance. Germaine a essayé de m'expliquer, mais moi j'dis que c'est
un peu de la magouille quand-même. Ce n'est pas très honnête.
Enfin bon.
Avant, les spectacles, c'était toujours dans la salle des fêtes.
C'est là qu'on fait les lotos, des trucs pour les vieux et que monsieur le
maire fait son faquin pour ses voeux en janvier. On n'y va plus. Une
fois on y était allé. Fallait voir! Les petits fours, les verres de
mousseux... C'est simple, ma femme et moi on ne boit pas. Rien.
Moi, ça m'est venu à la mort de mon père, mort d'une cirrhose . Alors
j'ai plus bu une seule goutte.
Le pire, pour les voeux, c'est les discours. Quel cinéma!
D'abord il y a le premier adjoint qui prend la parole pour cirer les
pompes du maire et ça te fait des courbettes, il l'appelle par son
prénom , un vrai fayot. Il fait le bilan et v'là que je te l'encense le
patron. Et puis après il parle de politique et ça c'est le pire. On dirait
que le monde est tombé, et qu'on doit avoir peur, et qu'on peut dire
que c'est grâce au gouvernement qu'on est encore debout. Après c'est
le maire avec ses projets pour l'année nouvelle, les mêmes que ceux
qu'il n'a pas pu faire l'année dernière. Il trouve toujours des excuses.
Il nous prend pour des demeurés. Quand je les écoute, ils me font
honte. On dirait qu'ils font tout pour faire monter le Front National.
Après faut pas s'étonner... C'est des bons à rien. Ils ne voient pas plus
loin que le bout de leurs intérêts . Et c'est pas démago ce que j'
raconte. C'est comme j'dis toujours: moi, j'ai ma grand-mère et mon
grand-père et son frère aussi qui ont fait les grèves de 36. Alors
respect, hein! Enfin j'dis ça, j'dis rien. Chacun fait son lit comme il se
couche. Mais moi j'ai des valeurs et leur jeu à tous là, ça ne passera
pas.
Enfin bon.
J'dis tout ça parce que pour le spectacle, Germaine avait voulu que je
m'habille comme pour un dimanche, comme pour les voeux du maire.
Tu parles, j'allais quand-même pas y aller tout endimanché alors
qu'on savait bien qu'on ne connaissait personne.
Tout compte fait, elle a bien fait de m'obliger Germaine. Parce qu'il y
avait du beau monde: des élus, la principale du collège, même le
docteur Lefèbvre et la pharmacienne aussi, et madame Durand : la
directrice de l'école primaire. Elle est même venue vers nous pour
nous dire bonjour. On a parlé de Valentine. Elle nous a demandé où
elle en était. Alors on lui a dit pour les félicitations du jury, son
passage et le brevet. Qu'est-ce qu'elle était heureuse pour nous et
pour notre Valentine ! Elle nous a demandé de bien lui transmettre
ses compliments et ses voeux pour la seconde. Elle parle bien la
directrice. Elle a mon âge peut-être. Je comprends bien ce qu'elle dit
et ça c'est important. Il y en a d'autres, je ne dirai pas leur nom, ils
nous toisent avec leur mépris.
Gustavo
Et puis j'ai vu Gustavo, un gars qui travaille dans mon équipe sur les
chantiers. Je savais pas qu'il avait un gosse au collège lui aussi.
On s'est retrouvé avec Germaine dans l'entrée avec plein de
gens qui attendaient comme nous. Il fallait avoir un ticket. Ils se
compliquent toujours la vie dans les administrations. Pourquoi avoir
un ticket vu qu' c'est gratuit!
On a fini par entrer. À l'intérieur , c'était tout du velours rouge, mieux
qu'au ciné. Un dimanche par mois on emmène Valentine au cinéma ;
ça nous fait une sortie; ça nous change de la télé. Mais moi j'aime pas
beaucoup sortir. Je sais pas expliquer. J'me sens bien chez nous, mais
le monde, les gens quand ils me causent, je sais pas bien m'expliquer.
Ça m'ennuie.
On était prêt. Tout le monde s' était installé, mais il fallait attendre
encore. Enfin bon.
Au fond, sur la scène, on voyait des décors , des caisses, une estrade à
plusieurs niveaux tout en bois, du bel ouvrage. Et alors une dame est
arrivée. Ma femme m'a dit que c'était madame Lambin. Elle l'avait
vue à la réunion des parents-profs. Elle a une sacrée mémoire
Germaine pour reconnaître les gens qu'elle n'a vus qu'une fois. Un
jour, je vous raconterai un truc...
Et c'était parti pour les mercis . Merci madame ceci, monsieur cela,
madame la conseillère de ceci, monsieur le maire bien-sûr, pour la
salle Paul Éluard. Ça n'en finissait pas. À la fin, j'ai cru que ça allait
commencer. Comme quoi on peut se faire avoir quand on connaît
pas! Et c'est monsieur le maire qui est venu sur la scène. C'était
reparti pour un tour: un discours pour s'offrir des fleurs à lui-même
et se payer notre tête. Et encore des mercis à n'en plus finir. Là, j'ai
bien cru que c'était la dernière fois que je me ferais prendre à leur jeu
de spectacle. Parce que c'est tout juste pour se faire mousser.
Enfin bon.
Et puis ça y était. Le noir est tombé. Comme au ciné.
Des gamins ont commencé à chanter tous ensemble. On en voit
quelquefois, des choeurs, à la télé. Mais là, ça s'est mis à danser
comme dans une comédie musicale, un film que j'avais vu quand
j’étais gosse, avec des bagarres de clans: machin-story, c'est connu...
Il y avait des lumières de toutes les couleurs. Ça rendaient bien. C’est
accroché à des barres au-dessus de la scène et orienté comme il faut
pour que ça rende bien. Il doit y avoir un de ces paquets de fils
électriques là-haut! C’est des spots à leds, comme sur les chantiers
maintenant. Et il y a une paire de gros projecteurs de lumière audessus
, derrière nous, comme au cinéma.
J'avoue que j'avais eu peur pour Valentine, qu'elle arrive là-dedans.
Je n'savais pas quand ce serait son tour. Germaine me serrait
la main. C'est pas si souvent qu'elle me serre la main comme ça. Si !
au cinéma, quand c'est un film et qu'elle commence à avoir chocottes.
Et puis elle s'est serrée tout contre moi. C'est pas si souvent.
Ils chantaient les gosses. C'était pas vilain. Et puis elle est
arrivée notre Valentine, dans une robe blanche que j'aurais cru que
c'était sa communion. J'avais jamais vu ma fille déguisée comme ça
avec une robe de princesse. Elle a parlé comme " Au Théâtre ce Soir"
qu'on regardait avec mes parents sur la première chaîne quand j'
étais môme. J' m’en souviens.
Elle a parlé bien fort pour qu'on l'entende bien. Et j'ai tout bien
compris ce qu'elle disait. C'était en parlant à un jeune gars de son âge
déguisé en adulte avec un costume et une cravate. Elle lui parlait et
lui , au début il ne savait pas quoi dire. Et alors après, il est monté sur
ses grands chevaux, dans une colère pire que moi quand mon clébard
il fait une connerie. Et v'là que ma Valentine elle se met à pleurer
devant tout le monde. J'ai gueulé, j'ai voulu me lever mais c'est
Germaine qui m'a retenu. Elle m'a dit que ce n'était rien, c'était du
théâtre, que c'était normal, ils jouent la comédie. J'avais compris que
c'était du théâtre, faut pas non plus me prendre pour un idiot. Mais
là, c'était plus fort que moi.
Enfin bon.
Et puis j'ai continué à regarder le spectacle, à écouter les
chansons et voir les danses. J'ai bien aimé quand ma fille avait fini de
pleurer. Après , elle ne s'est pas laissée marcher sur les pieds. Elle a
montré qu'elle avait du caractère dans sa robe blanche de princesse.
Et à la fin c'était comme au cinéma quelques fois: Valentine avait un
amoureux. Ça, c'est dans l'histoire quoi.
C'était une robe comme celle-là qu'elle aurait bien voulu avoir
un Noël, quand elle était p'tite. Elle voulait une belle robe de
princesse avec un diadème. Deux ans après , on a trouvé un
déguisement tout en rose de "la belle au bois dormant" à Disney-
Land, un jour où le comité de la boîte où je travaille avait mis le
paquet pour le cadeau de Noël des familles comme nous. Mais c'était
trop tard, ce n'était plus ce qu'elle avait envie. Peut-être à cause du
rose.
À la fin du spectacle, Germaine pleurait, avec une grosse larme
qui s'attardait sur sa joue. On a tous applaudi, longtemps . Ils sont
partis dans les vestiaires et ils sont revenus en nous saluant et on a
tous applaudi encore plus fort. Deux fois comme ça! Ah! quel
moment mes amis! Plein d'applaudissements dans la salle Paul
Éluard pour la culture.
La lumière du plafond est revenue. J'ai bien vu du coin de l'oeil
Gustavo qui s'essuyait les yeux et les lunettes. C'est un sensible ce
gars-là.
À la sortie, c'était bourré de monde. On aurait cru qu'on était
au stade. Tout le monde était là, debout. Nous, c'était Valentine qu'on
attendait et elle n'arrivait pas. Mais après , quand elle est revenue des
vestiaires , là j'avoue que quand elle s'est jetée dans les bras de sa
mère et qu'elle fermait ses yeux de bonheur, là, faut bien dire que
mon petit coeur, il n'en menait pas large. Sacré nom. Et puis il a fallu
qu'elle se jette à mon cou à moi aussi. Je ne savais pas comment la
tenir avec mes mains de couvreur qui ont plus l'habitude des grosses
tuiles que des petits corps de libellule comme celui de ma fille.
Je sais pas ce qui m'a pris. Mais enfin c'est humain comme on dit. La
vie, elle est assez dure comme ça pour nous autres.
On voulait rentrer . Mais c'était long parce que Valentine
voulait encore voir toutes ses copines et les boutonneux de sa troupe
et puis saluer sa prof de musique et surtout madame Lambin, sa prof
de français.
À mon avis que c'est un peu grâce à elle que notre Valentine, elle
passe en seconde avec les félicitations. Pour ça, elle ressemble à sa
mère . Ça vient de Germaine, y'a pas à dire. Elle a eu son brevet,
Germaine! Moi, à son âge, j'étais déjà en apprentissage . Moi, comme
je dis toujours, j'étais pas fait pour l'école. C'est pas que je me vente,
mais aujourd'hui, je n'ai plus honte d'être couvreur parce que je suis
respecté par le patron d'abord et par tous les gars de la boîte . Je
gagne pas lourd, mais je suis honnête et quand j'ai des plans, quand
je fais des brocantes, c'est seulement pour dépanner des potes qui
sont sur la paille.
Je suis sûr qu'elle va réussir au lycée, ma fille, parce que c'est
une battante. Et on est fier.
Là, je pense à mémé Angèle, à pépé Georges et son frère. Ils
doivent être tellement heureux, là où ils sont, de voir que leur arrièrepetite-
fille qui passe au lycée avec les félicitations. Après tout ce qu’ils
ont vécu, c’est justice. C’est aussi grâce à eux qu’aujourd’hui on est
digne. De mon côté, c'est d'eux qu'elle tient. Ils se sont battus pour
notre dignité. Et ça, ç'a n'a pas d'prix.
Ce soir-là, ça faisait long d'attendre encore. Le matin je me lève à
quatre heures et demie! Fallait pas traîner. Enfin bon, pour une fois...
On est rentré avec Valentine entre nous deux et j'ai pensé qu'on
faisait vraiment une belle famille tous les trois, comme ça, si tard
dans la nuit.
*

