

Renaissance
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Renaissance
Marie pompe encore trois fois pour terminer de remplir la bouteille, regarde le liquide brun traverser le filtre en céramique et les charbons actifs, puis le dévisse et le range. Elle a bien fait de mettre la crépine : l'eau est très chargée, elle n'a pas trouvé mieux aujourd'hui.
Le Morvan est une région forestière plutôt humide, mais juste après une canicule, les ruisseaux sont à sec et il ne reste plus que des mares boueuses.
Elle ouvre la bouteille et laisse tomber une pastille de Micropur dedans, regarde la petite bille se déliter dans l'eau rendue transparente par les filtres.
Elle entame sa troisième journée de randonnée en autonomie. Le Morvan est un parc naturel : à certains endroits, il n'y a aucune habitation à plus de vingt kilomètres à la ronde ; ici le mot autonomie prend tout son sens.
Les semaines de planification - choix de l'équipement, étude de la carte, détermination de l'itinéraire - ne l'ont pas préparée à la solitude.
Elle a résisté, au début, se concentrant sur la marche et toute la dimension pratique de cette aventure, puis quelque chose s'est ouvert
en elle. Loin du bruit des hommes, des centaines de souvenirs étaient remontés à la surface. Des choses enfouies qui, pour certaines, ne demandaient qu'à sortir ; et d'autres, douloureuses, qu'elle aurait préféré laisser au fond. « Ça va empirer avant d'aller mieux ». Ce souvenir-là la frappe de plein fouet et en quelques secondes elle revoit son père, allongé dans son lit médicalisé, dans le salon, essayant de sourire malgré la douleur et les médicaments qui ne faisaient plus effet.
En trois jours, Marie a l'impression d'avoir progressé plus vite dans son monde intérieur que sur le GR 13.
Elle replace les bretelles de son sac à dos et se lève lentement, soulevant les douze kilos et quelques d'équipement dont elle a besoin pour son périple. Elle boucle le tout et se remet en marche.
Elle se trouve dans un creux, quelque part entre Villapourçon et Dragne. Ce soir, elle plantera sa tente dans un camping. C'est la seule escale civilisée qu'elle s'accorde, à mi-chemin, pour réapprovisionner et prendre une pause. Ensuite, elle dormira à nouveau en pleine nature, jusqu'à son point d'arrivée, quatre jours plus tard.
Marie ne croise personne aujourd'hui. La journée s'étend, paresseuse, comme si son éloignement des trépidations de la ville et de son accélération constante provoquait une distorsion temporelle, à l'origine du ralentissement de son espace-temps à elle, ici, entre pins et chênes.
Même après ces années de célibat, le corps masculin lui manque. Cette idée la ramène à Éric et à son mariage, à ce qu'elle apprend lentement, parfois douloureusement, à appeler autrement qu'un échec.
Marie se souvient de la façon dont elle s'est fait complètement happer par cette relation. Tellement qu'elle est restée dans le déni longtemps après, ne reconnaissant pas le caractère toxique de leur rapport. C'est quand elle a fait l'inventaire de ce qu'elle a perdu qu'elle a dû se rendre à l'évidence.
En un instant, elle liste ses amis, son travail, son appartement, son chat. Ces souvenirs la font trébucher. Elle se rétablit en s'aidant de ses bâtons de marche. Elle se dit qu'elle a eu beaucoup de chance d'avoir rencontré le thérapeute qui la soigne. Son thérapeute, c'est son bâton de marche à elle. Celui qui la soutient quand elle trébuche. Non, celui qui lui apprend à ne pas trébucher. Et quand cela arrive, comment se relever.
Elle repense à ses corps-à-corps érotiques avec Éric. Le lit a été leur premier et leur dernier terrain d'entente. Elle se souvient de la dernière étreinte, la veille de son déménagement, et du vide que ça avait laissé en elle. Comme un dernier coup porté à son égo, avant la séparation.
Heureusement, ils n'ont pas eu d'enfants.
Le sentier remonte légèrement, maintenant, et plus franchement quelques minutes plus tard. Elle met de côté ses pensées et serre les poignées de ses bâtons, se penche en avant. Un pas après l'autre.
Au bout de trois jours, elle a dépassé les premières difficultés. Elle a soigné ses ampoules et vit avec ses courbatures, qui disparaissent après la première heure de marche de la journée. Mais chaque côte est une victoire contre le sort. Une revanche contre le burn-out qui l'avait clouée au lit, un mois jour pour jour après la séparation, après qu'elle se soit tellement investie dans son travail qu'elle en avait oublié de dormir. Les premiers jours avaient été grisants. Les suivants avaient été un enfer.
Elle souffle en arrivant en haut et s'accorde une pause, laissant le bruit de son sang diminuer à ses oreilles. Elle s'est assise sur une souche, suffisamment large pour la soulager du poids de son sac, et boit une gorgée d'eau. Elle ferme les yeux et respire profondément, laisse les odeurs boisées, les odeurs de champignons et de mousse la pénétrer. Elle tend l'oreille et écoute le bruit du vent dans les feuilles. Les branches, au faîte des arbres, s'entrechoquent doucement, comme une danse bien minutée, une danse millénaire, qui était là bien avant le premier homme, et qui le sera encore bien après.
Ce moment est tellement précieux qu'elle sent les larmes monter. L'émotion part du ventre et la traverse vers le haut, jusqu'à sa gorge, provoquant les sanglots libérateurs qu'elle attendait depuis si longtemps. Là, au milieu des bois, à des centaines de kilomètres de chez elle, le miracle se produit. Marie pleure. Elle pleure sur sa vie passée, sur ses années gâchées, sur ses pertes.
Puis ses pleurs sont bientôt remplacés par d'autres, différents. Elle ne le saura que plus tard, quand elle travaillera sur ce moment, mais il s'agit bien de pleurs de joie. Marie pleure sur sa seconde vie, sur cette seconde chance. Marie pleure comme un nouveau-né, car c'est bien de cela qu'il s'agit : une seconde naissance.

