Lette à Élise
Lette à Élise
LETTRE A ELISE
Nous sommes quelque part, dans un pays francophone, en une époque non précisée.
Ma chère et douce Élise,
J’espère que ma lettre te trouvera dans de meilleures conditions que les miennes, même s’il semble qu’elles s’améliorent quelque peu.
Hier, le docteur Gaucher est passé me voir. Il m’a dit qu’il était content de moi, que je réagissais bien au traitement, qu’il pensait avoir trouvé le bon dosage pour les médicaments, Dieu sait pourtant à quel point ils m’abrutissent, tous ces comprimés et ces piqûres. Et puis, il m’a dit aussi qu’il était possible que, bientôt, je puisse changer de catégorie et passer dans la case des récupérables ; oui, je crois que c’est le mot qu’il a employé. « Récupérable » !
Mais tu sais, ma bonne Élise, je n’ai pas vraiment confiance en ce docteur. Tiens, son nom d’abord : comment peut-on s’appeler Gaucher et écrire de la main droite ? Tu vois, je crois qu’il est un peu menteur, mais ça fait peut-être partie du métier de docteur que d’être menteur…
Enfin, s’il dit que je suis peut-être récupérable, je veux bien essayer de m’accrocher à ça. Et même s’il mentait, moi, je garde l’espoir. Fais-en autant mon Élise.
Je réfléchis beaucoup, vois-tu, surtout la nuit, car je suis devenu insomniaque. Mon traitement me faisant dormir presque toute la journée, je suis incapable de fermer l’œil durant le couvre-feu. Je reste allongé, immobile, les yeux fixés à ce damné plafond où s’étend une pauvre tache de lumière, née de la lampe de la cour et se glissant impudiquement par la lucarne. Alors, des idées me viennent, gaies ou mélancoliques, ternes ou lumineuses, mais je songe surtout au jour où je serai récupéré, ce jour où tu viendras me chercher, ce jour de printemps où tu porteras cette gentille robe fleurie dans laquelle j’ai tant plaisir à te voir. Et nous partirons, ta main dans la mienne, ton sourire dans le mien et le bleu de tes yeux au plus profond des miens.
Au fond, c’est un méchant, ce Gaucher. Il aurait pu m’écouter lorsque, après avoir vu mon juge, je lui disais, à lui le Gauche-droitier, que je n’avais pas fait exprès, que je n’étais pas moi-même au moment des faits, comme ils disent. Mais non, maudit Gaucher ! Il a dit à mon juge que j’étais totalement responsable de mes actes, et c’est ainsi que je fus mis en prison. Loin de toi, ma belle Élise, loin de ta gentille robe fleurie, de ta main, de ton sourire et du bleu de tes yeux.
Pourtant, il a bien été obligé de reconnaître qu’il s’était trompé lorsqu’une fois encore le juge lui a demandé de m’évaluer. C’est le terme qu’il a employé, je crois : une évaluation, une nouvelle évaluation, à cause d’un fait nouveau. Je venais de tuer un gardien !
Pourquoi ? Je ne sais pas… Il n’était pas méchant, ce gardien. Il ne m’aimait ni plus ni moins qu’un autre détenu. Il faisait sa vie de gardien, je faisais ma vie de prisonnier.
Et moi non plus, je ne suis pas méchant, tu le sais bien ma tendre Élise. Mais ce matin-là je n’ai pu me retenir quand il a massacré ma chère langue française, qu’il a matraqué le vocabulaire et broyé la syntaxe. Je l’entends encore « Dis, toi, quand que c’est que tu vas marcher comme y faut. Faut qu’t’ailles tout seul ou qu’j’te pousse pour monter en haut ? »
Ce n’était pas la première fois, hélas, que j’entendais de telles insanités ! Mais ce jour-là, je ne pus me retenir : La colère m’emporta. Je ressentis une vraie douleur au fond des oreilles, mon cœur s’emballa, le souffle se mit à me manquer, mes mâchoires se serrèrent jusqu’à la souffrance ! Ne plus l’entendre, laver l’affront fait à la langue, agir, agir, agir. Alors, fou de colère, j’ai approché mes mains de son cou et je les y ai posées. Puis, j’ai serré.
J’ai fait cela naturellement, sans trop d’effort. Mais je ne voulais plus jamais l’entendre. Plus jamais ! Plus jamais !
Alors, quand le juge fit à nouveau appel au docteur Gaucher… Je fus, cette fois, déclaré par lui : « dément et offrant peu de chances de guérison ». C’est ainsi que le docteur Gaucher fut désigné pour me prodiguer les soins nécessaires à ma neutralisation.
Mais au fond, mon Élise bien-aimée, je n’ai pas vraiment de regrets. J’ai vengé l’offense faite à la langue de Molière. C’est drôle, ça, ne trouves-tu pas, Élise ? La langue de Molière. Peut-être, dans le futur oubliera-t-on Molière et, parlant du français y associera-t-on mon nom à moi. Ce français qu’il m’a fallu défendre au point de tuer, par deux fois. Eh oui deux fois !
Souviens-t’en mon Élise, la première remonte à ce temps béni où, près de toi, de ta belle robe fleurie, de ta main, de ton sourire et du bleu de tes yeux, je collectionnais patiemment, jour après jour, mois après mois, des mots, des tas de mots, des centaines de milliers de mots. Tous ces mots que l’on peut recevoir à chaque instant, ces mots qui coulent de sources enchanteresses pour devenir des ruisseaux-phrases. Les ruisseaux-phrases grossissent pour devenir des rivières-paragraphes, confluer avec des fleuves-chapitres et, après des milliers de méandres, arriver à des estuaires-romans et pour enfin se jeter dans les bras des océans-bibliothèques.
Elle était belle, ma collection. Elle était large, ma collection. On me l’enviait, ma collection. Chaque mot était soigneusement rangé, classé par type : ici les verbes, là les adjectifs, à gauche les adverbes, à droite les noms communs, au deuxième étage les articles et les noms propres. Et chaque modèle dans une subdivision selon son état, mot doux, mot d’enfant, mot d’amour, et même gros mot ; tous trouvaient leur place dans ma collection. Une seule exclusion toutefois : les mots de haine.
Je l’aimais, la chérissais, l’admirais, en un mot l’adorais, ma collection. Jusqu’au point où, toi, ma belle Élise, tu en devins jalouse ; où tu en vins à me faire le reproche de l’aimer plus que toi, que ta gentille robe fleurie, que ta main, que ton sourire et que le bleu de tes yeux. Et puis un jour, tu pris ma collection à bout de bras et, ivre de rage, tu la jetas violemment sur le sol, où elle éclata telles les tables de la Loi au pied du Sinaï.
Les mots se mélangèrent lamentablement : plus de classement, de types, de subdivisions, juste un horrible embrouillaminis. Les mots de haine, jusque-là tapis dans l’ombre, se ruèrent sur l’immonde fatras. Alors, je perçus le râle sombre, saccadé et terminal, de ma collection qui, au bout d’une émouvante et douloureuse agonie, rendit son âme au Dieu dictionnaire.
Alors, sans que l’on sache pourquoi, quelqu’un a dirigé ses mains vers ton cou et, là où j’aime tant poser mes lèvres, il a posé ses doigts et…
… Et j’ai serré, serré, serré…
Je dois maintenant te quitter, ma belle, douce et tendre Élise : l’heure de mon traitement approche.
Peut-être verrais-je le docteur Gaucher aujourd’hui. récupéré. Je te le dirai vite, pour que tu prépares ta petite robe fleurie, ta main, ton sourire et le bleu de tes yeux.
Écris-moi vite, je t’en prie. Il y a bien longtemps maintenant que je suis sans réponse à mes lettres.
Sois sûre de mon amour, mon Élise.
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