USINE AZF, TOULOUSE, 21 SEPTEMBRE 2001
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USINE AZF, TOULOUSE, 21 SEPTEMBRE 2001
Il y a deux minutes à peine... Que j'aimerais l'entendre encore, l'essaim bourdonnant de tous ces moteurs butinant goulûment du pétrole raffiné ! Finie la farandole des camions, voitures, chariots élévateurs et nacelles ; la valse du petit matin déraillée, étranglée, tue.
Furia ! Furia ! Fortissimo aussi bref qu'intense, le souffle dévastateur et son haleine chimique putride. Nitrate d'ammonium... Il a suffi d'un bécarre pour changer la tonalité de la ritournelle du quotidien. Résoudre l'accord, retomber sur le temps... brutalement. Dans les trilles de verre brisé, l'hécatombe des chairs suppliciées. Mode mineur pour Requiem majeur : on reste coi devant la force inexorable d'un tel orchestre. La périphérie de la Ville rose jusque là toute à son arrogance bruyante est désormais réduite au plus respectueux et au plus total des silences : celui de la stupéfaction. À peine n'y aurait-il pour le troubler que l'acclamation des alarmes déclenchées par l'explosion.
Maintenant le soupir, le temps rendu évanescent, je n'en suis pas encore à compter mes blessures. La pause... Y aura-t-il une suite au morceau ? Dans le néant sonore, de l'œil qu'il me reste, je regarde la neige tomber. Oui, il neige sur AZF, il neige en septembre, il neige du métal, du béton et des débris de toitures amiantées. Allegro, les flocons mortifères s'abattent en arpèges argentés. Puisqu'il n'y a plus rien à entendre, au moins nous reste-t-il cela à observer.
Mezzoforte, Mezzoforte : l'acouphène dévore insidieusement tout l'espace sonore, voile opaque sur mon ouïe. Crescendo ! Crescendo ! Cordes cinglantes, Samuel Barber ! Samuel Barber ! Adagio intérieur dans sa seule stridence. Ne retrouverais-je jamais le repos ?
Je perçois enfin les chœurs, cris lointains des collègues blessés ! Douleurs lancinantes ou vives, peurs paniques, complaintes sidérées. Accompagnez-moi ! Accompagnez-moi ! Je n'en peux plus de chanter seul, à la mesure agonisante du clapotis sanglant s'écoulant de mes plaies.
Le biton des sirènes comme un tocsin andante ; il reprend son vol l'ineffable essaim prestement reconstitué. Camion rouge glougloutant jalousement son gazole, tuyaux obèses rampant difficilement sur le béton saillant, claquement de bottes inquiètes sur des ruines toutes fumantes de leur majesté.
Ordres aboyés, la musique disparait dans le rythme martial des secours. Je suis là, à terre, prostré comme un fœtus. Temps suspendu, je peux enfin entendre l'inaudible : le grondement pressé du pas des fourmis, les bavardages des coléoptères, le chant moqueur des grillons. Nature têtue qui, ne voulant mourir, reprend ses droits. Il y aura toujours une vie pour triompher bruyamment, debout sur les vestiges. La terre respire enfin, je me rassure l'oreille collée contre son sein. Conscience flétrie et vaporeuse, j'entends pourtant le battement Largo de son cœur de lave. Piano, Piano, Pianissimo... Petit à petit, la symphonie se dilue ; le prochain mouvement sera, à coup sûr, celui de mon enterrement.