On est ensemble
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On est ensemble
Dès mon arrivée à Tombouctou avec un équipe mixte de chercheurs et techniciens d'un projet UNESCO-CNRS qui avait démarré en 2003 et qui s'était poursuivi jusqu'en 2010, je m’étais dit que j'avais fait un voyage dans le temps, non pas dans l'espace. Rien ne semblait avoir changé depuis la fondation de Sankoré, la plus grande université d'Afrique sahélienne du moyen âge, qui trônait au milieu de la ville. À peu près aussi ancienne que les premières universités anglaises, italiennes ou françaises, cette Sorbonne du désert avait formé des générations d’érudits, de théologiens, d’astronomes, médecins, historiens musulmans. Mais à la différence des universités d’Oxford, Padoue, Montpellier, Sankoré avait été effacée des circuits du savoir de l’humanité. Seuls les grands spécialistes d’études islamiques étaient au courant de son existence, tout comme de l’existence de sa bibliothèque datant du XVIème siècle.
La ville de Tombouctou vante une cohérence de fonds manuscrits unique au monde qui se ramifie à partir de l'université dans un dédale de bibliothèque privées, dont certaines ne contiennent que quelques volumes, d'autres sont de taille monumentale. Visiblement les collections d’ouvrages avaient été constituées avec un but très précis, mais tellement éloigné dans le temps que l’on en avait perdu toute traçabilité. Peuplée de textes aussi inédits que précieux, Tin-Buktu se dressait, imposante, devant mes yeux, parfaite et intègre, immense de mots cachés, dans son désert de pierres et de poussière. Environ sept-cent mille ouvrages manuscrits, conservés dans une ville de moins de cinquante mille habitants, dont seulement une poignée connaît l'arabe - langue dans laquelle les textes sont écrits - parmi le peu de monde qui sait lire et écrire sur place. Des bibliothèques manuscrites d’une valeur inestimable parfois à l’usage d’une seule et unique famille, souvent même pas fortunée, mais qui a su cumuler – comme toute autre marchandise transportée par les caravanes – la sagesse humaine de son époque. Et elle s’était couchée, cette sagesse, in folio, après avoir dit ce qu’il y avait de mieux à dire, dans un hic et nunc révolu depuis des siècles, mais indépassable comme tous les hic et nunc. Par définition. Finie l’époque d’or de Sankoré, ce savoir s’était tût dans son silence d’encre, gardé par un peuple d'analphabètes vouant à l’écriture le culte qu’on doit à tout Dieu dont on ne connaît rien d’autre que la capacité de garder les choses dans l’Être, en les arrachant au néant auquel elles auraient été promises en son absence.
Bientôt en ville, un certain nombre de savants avaient commencé à m'appeler "Chère amie". Je les connaissais seulement depuis quelques semaines, et je trouvais cette appellation vaguement déplacée, surtout de la part de gens que je venais de rencontrer pour la deuxième fois. Environ vingt ans après, je me suis rendue compte que tous ces gens-là étaient devenus des chers amis. Pour de vrai. Les nations se déclarent la guerre, sur terre, ce peuple qui vit dans ce lieu si reculé du Septentrion du Mali déclare l'amitié. "Chère amie" est la formule avec laquelle une fois qu'on a décidé que la personne rencontrée en vaut la peine on déclare une amitié qu'on bâti et on entretient dans le temps avec la même détermination et volonté qu'on met ailleurs dans destruction d'un ennemi. S'il y a un endroit où j'ai des "chers amis" à ce monde est celui-ci, ceux qui ne m'ont pas abandonné dans les épreuves de ma vie, malgré la distance, malgré les ravages que la violence des hommes a porté dans ce lieu de culture millénaire, où tant de savoir venant de tout horizon s'est installé. Dans ces anciennes bibliothèques j'ai vu parmi les innombrables textes d'histoire locale et de kalam, la théologie musulmane classique, des textes de mystique juive, des texte d'astronomie Zoroastrienne, des récits sur la jeunesse du prophète 'Issa - ainsi on appelle Jésus Christ dans le Coran. Il n'y avait pas un seul savant en ville qui ne considérait pas indispensable de passer des longs après midi semi-allongés sur une natte, en discutant des œuvres de sa propre bibliothèque avec les savants venus d'Europe. Nous. "On est ensemble" c'était la phrase qui concluait chaque rencontre. A l'époque, à Tombouctou, il y avait une seule boutique, dans laquelle on vendait tout, du lait en poudre au billet d'avion en passant par le tournevis. Mais dans cette même ville et dans ses environs il y avaient des dizaines de bibliothèques privées qui auraient ébahi n'importe quel conservateur de la Bibliothèque Nationale d'Occident. Le centre Ahmed Baba, la grande bibliothèque gouvernementale, ne conservait qu'une partie de l'immense patrimoine manuscrit de la Ville. Les savants passionnés de manuscrits appartiennent à la ville de manière naturelle. Bientôt on se trouva adoubé de bien plus que une citoyenneté honoraire. Une citoyenneté logique, structurelle. Dans l'après-midi, une fois terminée la formation qu'on dispensait dans le centre Ahmed Baba, on nous faisait découvrir toutes les bibliothèques privées de la ville, même celles qui ne contenaient que quelques textes. Moussa, un kel Tamachq, avait été proclamé mon guide dans la ville dès mon arrivée. Je le trouvais assis devant la porte du Hendrina Khan, mon hôtel, depuis l'aube. Il m'avait été assigné par le chef de son clan qui travaillait dans l'atelier de restauration des manuscrits du Centre Ahmed Baba, lieu de ma mission. Il m'accompagnait partout. En sachant qu'il ne savait ni lire ni écrire, un jour je lui avais demandé: "Ils représentent quoi, pour toi, ces manuscrits ?", "Tout et rien. Ces livres et nos animaux c'est tout ce que nous avons. Ils sont là depuis toujours, nous les avons hérité de nos ancêtres, comme l'art de travailler le métal, comme la manière de conduire nos troupeaux. Presque personne ne les lis, presque personne sait les lire. Pourtant s'ils n'étaient pas là, on serait moins chez nous, ici. On serait...moins vrais. Je n'ai jamais lu un seul de ces manuscrits. mais nous sommes le Peuple du Livre. Et même si pour moi seul ce que Dieu a dicté au Prophète a une valeur absolue, ces livres en sont un écho plus ou moins lointain. Comme l’écho d’un caillou qui tombe dans le puits. "Alors pourquoi tu y tiens autant à ces cailloux faits de mots?", " L’écho montre à quel point le puits est profond". Mohamed, le chef de son clan, travaillait dans l'atelier de restauration car il était un excellent artisan du bois et du cuir, mais il lisait et écrivait avec une certaine difficulté. Il était venu à Paris avec une délégation du Centre Ahmed Baba dans les bureaux de l'Institut de Recherche d'Histoire des Textes. Ils étaient restés une dizaine de jours. A l'époque, j'écrivais ma thèse de doctorat sur les influences de la culture greque dans le kalam. Un jour, Mohamed m'avait demandé de lui lire ce que j'étais en train d'écrire. Je lui avais lu la page que j'avais sur mon écran. Il m'avait dit qu'il n'avait pas bien compris, il me l'a faite relire trois fois. Je m'y étais pliée par pure courtoisie, car il s'agissait d'une page très complexe sur comment le mot contingent - (ενδεχομένων, endechòmenonà) qui dans la philosophie grecque est opposé à nécessaire (αναγκαίον, anagkaion) était dévenu dans la philosophie arabe (محدوث muhudut) quelque chose qui est apparu et qui change au fil du temps. Il ne s'oppose pas à nécessaire mais à eternel (أبدي , 'abdi).
Deux ans après, au milieu d'une réception en mon honneur dans son campement dans le région de Tombouctou, il avait déclamé devant tout le monde la page que je lui avais lu, dont moi même je n'aurais su répéter par cœur qu'une seule ligne. Il avait déclaré, "Barbara est une savante, son mari est un savant, elle vient d'une famille de grands savants, elle écrit un livre sur les mots que Dieu a choisi d'employer pour parler aux Hommes dans des langues des peuples autres que ceux de notre Livre, j'y pense tout le temps à ces mots pendant que je promène mon troupeau dans la brousse". Tout le monde avait acquiescé avec le plus grand naturel. Bien après j'ai découvert que les kel tamachq, tout en étant analphabètes, ont une immense patrimoine culturel qui est transmis de manière orale et de ce fait ils ont des capacités de mémorisation de textes tels qu'on avait seulement dans l'antiquité, quand posséder un texte écrit était un luxe rare. Il avait conclus "Quand elle l'aura terminé son travail je vais vendre un dromadaire, je ferais copier son texte à la main, avec les plus beaux encres de l'atelier, puis j'irai voir l'Imam pour lui dire de le mettre son manuscrit dans la bibliothèque de la grande Mosqué. Même si ce texte n'est pas de la religion musulmane, j'arriverai à le convaincre. Personne n'attaque la Bibliothèque de la Grande Mosquée, personne ne l'a jamais attaquée. Comme ça son livre sera en sécurité à tout jamais et personne ne pourra le lire, sauf ceux qui peuvent vraiment le comprendre".