RÉPARER
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RÉPARER
Je n’arrive pas à croire le message qui s'affiche sur l’écran : quelqu’un veut acheter mes 3 meubles vintage et me demande s’ils sont toujours disponibles.
Ce monsieur de région parisienne les veut pour décorer son salon.
La vieille table en marbre jauni ; l’antique fauteuil en bois sculpté ; le buffet à la porte cassée, que ma fille trouve tellement moche…
Mes reliques d’Emmaüs, ramenées à la maison il y a deux mois. Des vieilleries mises au rebut, mais que j’ai voulu décaper, réparer, embellir et réhabiliter.
Parce que j’adore travailler de mes mains.
Parce que je vois toujours la beauté et l’utilité des choses, devenues invisibles pour les autres.
Parce que j’ai du temps à tuer.
Parce qu'après 28 mois de recherche acharnée, je ne retrouve toujours pas de travail.
J'ai pourtant accompli un beau parcours dans cette multinationale, où toutes mes "performance reviews" décrochaient des mentions flatteuses. Comme "Above Expectations"... " Exemplary"... ou "Excelling"...
Aujourd'hui, elles ne me servent plus trop. J'ai même l'impression qu'à 56 ans, mon expérience devient un handicap. Et qu'elle ne peut remplacer les diplômes qui me manquent. D'ailleurs, c'est bien ce que les recruteurs me laissent entendre.
Quelqu’un a dit un jour qu’il suffisait de traverser la rue pour trouver un emploi. À en juger par ma propre expérience, je n’en suis pas si certain.
Devenir inutile est une grande souffrance mais le travail manuel me sert d'antidouleur. J'adore bricoler, réparer les choses et leur réinventer de nouveaux usages.
Ma passion est un antalgique puissant, qui égaye mes journées. J’ai du temps pour entretenir la maison, fabriquer des objets et rafistoler tout ce qui peut l'être.
Pour son anniversaire, ma femme rêve d’une jolie vitrine ancienne où ranger ses bibelots.
J’ai peu d’argent mais pas mal d’idées. Alors je pars à la ressourcerie, débusquer la pièce de ses rêves.
Celle que je trouve ne paye pas de mine. Il lui manque un pied et l’une de ses vitres est fêlée.
Moi seul vois qu'en réalité, elle est magnifique.
J'ai l'intention de donner à ce vieux meuble de chêne, la deuxième chance que l’on me refuse. Je vais transformer ce machin défraîchi, en ce qu’il est vraiment : une vitrine très chic.
Pendant 3 jours, je ponce, je rabote, je perce, je visse.
Je repeins le tout dans un bleu gris d’une élégance folle.
J’ajoute des poignées de porcelaine, que j’avais trouvées dans une brocante. Je conserve une foule de petits trésors comme ça, dans mes tiroirs.
Le grand jour arrive : ma femme découvre son cadeau.
Elle le contemple en silence, de longues minutes, puis me dit : « Marc, si tu ne trouves pas de boulot, travaille avec tes mains. Vas-y, lance-toi. Tu vas faire des merveilles ».
Je ne crois pas une seconde que mes créations vont trouver des clients.
Je n’ai jamais été formé à la menuiserie et encore moins à l’ébénisterie. Je ne suis qu’un amateur.
Néanmoins, je me mets au travail.
Je rénove et j’enjolive à tour de bras.
Je montre mes réalisations à nos proches. Ils me complimentent gentiment.
Pour m'encourager, notre voisine m’achète une chaise pour faire un cadeau. Puis des copains me commandent une table, avec une petite commode et puis….
Ma femme prend trois meubles restaurés en photo et dépose une annonce sur un site de brocante.
« À quel prix veux-tu les vendre ? » me demande-t-elle.
Pour plaisanter, je lui conseille de les vendre le plus cher possible. Puis très vite, j'oublie cette annonce.
Car ce n’est pas parce que nos proches ont voulu me faire plaisir, que je m’attends à avoir du succès.
7 semaines plus tard, je reçois un mail que je prends d’abord pour une publicité.
Avant de m’apercevoir qu’il s’agit d’une offre d’achat ferme, au prix extravagant que j’avais fixé, juste pour rire.
L’acheteur est pressé car il emménage bientôt. Il veut être livré rapidement.
Encore incrédule, je m'empresse d'emballer chaque meuble dans d’épaisses couches de papier bulle et de cartons. Pour les protéger pendant le transport, je les enveloppe de plusieurs mètres de ruban adhésif.
Puis je glisse une petite lettre dans un des colis, pour remercier ce monsieur d’avoir acheté mes trois créations.
Créations… Le mot me paraît tellement prétentieux !
Je m’excuse d’avance pour les défauts possibles, j'explique que je ne suis pas un professionnel. Qu'il faut m'appeler s'il y a le moindre problème. Ou si on est déçu par mon travail.
Le monsieur reçoit la livraison quelques jours plus tard. Il me rappelle pour me dire qu’il est ravi.
Et que sa fille aussi aimerait avoir un buffet dans le même style. Mais peint en rouge vif... Est-ce que ce serait possible ?
Mais oui, bien sûr que c'est possible !
Je réalise alors qu’aucun des succès professionnels rencontré dans ma vie ne m’a autant comblé.
Nul avancement ne m’a rendu aussi heureux qu’à cet instant, où mon travail a plu à un parfait inconnu.
Mes vieux meubles ressuscités me redonnent vie à moi aussi. Je viens d’apprendre que la passion qui nourrit mon âme, peut me rendre ma dignité.
Alors je me lance.
Depuis que je suis devenu "microentrepreneur", il y a des jours fastes et d’autres, bien moins brillants.
Mais je me suis créé de toutes pièces, un métier que j’aime profondément. Si je devais l'évaluer, je dirais même qu'il est "above my expectations" :-)
Car désormais, je n'attends plus qu'on me reçoive, pour juger si je suis employable ou pas. Ni qu'on m'autorise à gagner ma vie.
Certes, mon salaire est plutôt modeste et je ne ferai sans doute pas fortune.
Mais chaque matin, je ressens une bouffée de joie, lorsque j’entre dans mon atelier…
Que je respire les odeurs d’huile de lin, de sciure et de peinture…
Que des personnes m'apportent une armoire toute bancale, à relooker… Une vieille porte à recycler en table basse... Ou quand je restaure pour ce jeune couple, le berceau du bébé à naître.
Du temps où j’allais au bureau, jamais je n’ai ressenti de joie aussi intense.
Aujourd'hui, cela m'arrive tous les jours. Et je sais que c'est parti pour durer :)
" Above my expectations" : au-delà de mes attentes
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