(Sydney, 2016)

- Justement quand les souvenirs qu'on aurait à ressasser ne sont pas très gais, c'est là qu'il est important de les remplacer par des souvenirs plus gais.

Quelques secondes de silence s'écoulent avant que Caroline se décide à grogner une réponse..

- Ouais... mais par quoi ?

Tim attend deux autres secondes avant de se risquer à émettre sa théorie.

- Ce... c'était... c'était ça que tu venais chercher quand tu as quitté ton pays ?

Caroline tourne le visage vers lui, le regarde intensément et hoche la tête.

- Et... tu l'as trouvé ?...

Caroline baisse la tête et la détourne.

- Non.

- Tu pensais le trouver où ?

Une seconde de silence.

- Ou plutôt dans quoi ?

Une autre seconde de silence.

- Dans le boulot ?... Dans une autre culture ?...

- Dans... dans une autre façon de vivre. Une sagesse peut-être. Quelque chose de... de différent.

Elle s'arrête un moment, puis reprend.

- Retrouver quelque chose que j'avais perdu.

- Et qu'est-ce que tu avais perdu ?

- Mon énergie. Mon envie de changer le monde. La conviction que ça peut servir à quelque chose.

- Et comment voudrais-tu changer le monde ? Pour en faire quoi ?

Caroline baisse la tête et pince les lèvres.

- Le pire de tout, c'est que je ne le sais pas. Ou plutôt que je ne le sais plus. Je... je crois que c'est ça que je cherchais en partant ailleurs.

Tim sourit.

- Tu ne savais pas très bien au juste ce que tu cherchais, en fait.

- Je cherchais quelque chose qui pourrait m'inspirer pour mener ma vie. Quelque chose qui pourrait me la changer. L'orienter.

- À quel point de vue ? Et dans quelle direction ?

- Si je le savais, je ne serais pas ici encore en train de le chercher.

- Et... si tu l'avais trouvé au Japon ?

Caroline tourne à nouveau le visage vers Tim.

- Soit je me serais établie au Japon, si ça avait été possible - soit je serais rentrée en Belgique. Différente. Plus forte.

- Plus forte face à quoi ?

- Je ne sais pas. Face à tout.

- Mais encore ?... Face à quoi te sentais-tu faible ?

De nouveau, Caroline baisse la tête et la détourne.

- Je ne sais pas. Face à un peu de tout. Face à tout un tas de choses.

Tim se redresse et ne sourit plus.

- En fait, quand tu as quitté ton pays, tu ne cherchais pas quelque chose. Tu fuyais quelque chose. Quelque chose que tu as cru pouvoir oublier en le fuyant.

La seconde de silence qui suit pèse de tout son poids. Aucun des deux ne bouge. Tim reprend la parole.

- Il y a beaucoup de façons de fuir pour oublier. La plupart des gens qui le font deviennent accros à quelque chose : l'alcool, une substance quelconque plus ou moins licite ou plus ou moins illégale, le travail, le plaisir - tout ce qui peut étourdir et empêcher de penser. Certains se lancent dans une quête spirituelle, rentrent dans les ordres, se font moines ou nonnes d'une religion ou de l'autre. Certains se lancent dans le développement personnel, le "dev perso" comme on dit aujourd'hui - c'est très à la mode en ce moment. Certains courent après l'argent et tout ce que l'argent peut acheter : les grosses maisons, les grosses bagnoles, les vêtements de luxe, les bijoux de prix, des tableaux bien chers qu'ils n'apprécient même pas, des repas gastronomiques dans de grands restaurants qu'ils n'apprécient même plus. Certains sortent tous les soirs, en boîte, aux spectacles, en visite mondaine chez des gens qui les indiffèrent. Et puis d'autres voyagent. Comme toi. En quête d'un ailleurs. Ils vont du nord au sud et du sud au nord, d'est en ouest puis d'ouest en est. Sans jamais trouver nulle part ce qu'ils cherchent. Parce que ce qu'ils cherchent, ils ne le savent même pas. Ou bien ils ne le savent plus. Ils l'ont oublié. Ils ont voulu l'oublier. Ils l'ont fui. Ils l'ont perdu. Et maintenant, ils ne le retrouvent plus.

Caroline reste obstinément raide, obstinément silencieuse, et ne répond rien.

- Tu as déjà lu Joseph Conrad ? Je sais, c'est vieux, ça date déjà d'un siècle. Et ça parle pas mal de la colonisation. De ses méfaits surtout. Mais il y a un bouquin de lui que j'aime bien, et c'est Lord Jim. Le héros de ce bouquin, qui s'appelle Jim, tu l'auras deviné, est au départ un marin sur un bateau qui fait naufrage. Il y a beaucoup de morts, surtout parmi les passagers. Un peu comme à bord du Titanic, sauf que ça se passait au dix-neuvième siècle en Malaisie. Cet événement fait grand bruit dans la presse, et un procès a même lieu. On veut évaluer les responsabilités de chacun et voir si tout le monde a bien fait son devoir de marin, y compris donner la priorité au sauvetage des passagers - "les femmes et les enfants d'abord", tu connais sûrement la formule. Or il s'avère lors de ce procès que Jim, cédant à la panique, a sauté du bateau pour sauver sa peau en abandonnant tous les passagers derrière lui. Évidemment, pour lui, c'est un déshonneur. Il est marqué à vie. Alors, dans l'espoir de pouvoir recommencer ailleurs à partir d'une page blanche, il s'enfonce dans la jungle et décide de vivre en héros. Jusqu'à ce que par hasard, quelqu'un le retrouve et le démasque. Alors de nouveau il s'enfuit, s'enfonce encore plus profondément dans la jungle, change encore une fois d'identité et tente à nouveau de refaire sa vie. Et encore une fois, pendant un temps, ça marche... jusqu'au moment où encore une fois, quelqu'un qui le connaît le retrouve, le démasque - et le processus recommence.

Tim s'interrompt pendant une seconde. Il se carre plus confortablement sur son siège.

- Alors bien sûr, le héros tragique de l'histoire, qui devra quand même finalement faire face aux démons de son passé mais qui y perdra tout et tous, jusques et y compris la vie, c'est Jim. Mais moi, le personnage que je préfère, c'est celui qui dit à chaque fois que Jim est retrouvé parce que quelqu'un a réalisé qui il était : "la terre ne sera jamais assez grande pour lui". Parce que ce personnage a bien raison et que cette phrase est si juste. La terre entière, ou même l'univers entier avec ses distances de milliards d'années-lumière, ne seront jamais assez grands pour quelqu'un qui fuit devant lui-même. Et pas seulement parce que les autres et leur regard le poursuivent, parfois très activement et avec beaucoup de malveillance. Te souviens-tu de cette chanson, Weather With You ? Partout où on va, on prend sa météo intérieure avec soi. Quelle que soit la météo extérieure. S'il pleut dans ton cœur, il peut bien faire grand soleil dehors, tu resteras toujours triste et rien ni personne ne pourra rien y faire. De la même manière, s'il fait grand soleil dans ton cœur, peu importe qu'il pleuve des cordes ou que ce soit la nuit polaire dehors, tu seras toujours heureuse et rien ni personne ne pourra t'en empêcher. On ne résout pas ses problèmes en les fuyant, Lynn. On les résout en leur faisant face.

Tim se tait encore un moment.

- Tu as déjà vu Nosferatu ? Le film avec Klaus Kinski ?

Caroline secoue la tête.

- Dommage. Il te servirait bien, parce qu'on y donne la recette pour chasser les vampires - c'est-à-dire le mal, ou ses propres démons intérieurs.

- Et... Et c'est ?...

- Fuis le vampire et il te poursuivra - et il te rattrapera toujours, car il est plus rapide que toi. Poursuis le vampire et il te fuira - et il t'échappera toujours, car il est plus rapide que toi. Ignore le vampire et il te harcèlera - car il ne supporte pas l'indifférence. Fais face au vampire et il se désintègrera - car il ne supporte pas d'être confronté. Il se désintègrera parce qu'il n'est qu'une illusion, pas une réalité. Une illusion qui se nourrit de la peur, des désirs refoulés et des culpabilités enfouies, réelles ou imaginaires, de ceux qui le fuient.

De nouveau, Tim se tait un moment.

- Alors, Lynn, quel est le vampire que tu es en train de fuir depuis tout ce temps ?

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