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Métempsycose

Métempsycose

Publicado el 23, sept, 2020 Actualizado 23, sept, 2020 Cultura
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Métempsycose

(Cette nouvelle à l'humour grinçant a été publiée dans le recueil "Sur les ailes du papillon" aux Editions du Net)

 

« Encore lui ! » Pensa Natacha. On venait de frapper à la porte de son minuscule studio. Natacha avait tout de suite reconnu sa façon de frapper si caractéristique : toc-toc-toc puis toc-toc. L’homme qui frappait pensait bêtement que c’était une façon d’introduire un peu de tendresse, d’humour et de personnalité dans son heurt. Natacha pensa : « comment vais-je faire pour m’en débarrasser cette fois ! Et en plus au moment où je suis sous ma douche ! » Elle répondit tout haut : « oui, oui ! Quelques minutes ! Je suis sous ma douche. » L’homme répliqua : « Pas de problème ! Prenez tout votre temps. » L’homme – il s’appelait Jacques – était ravi. Déjà il commençait à imaginer Natacha nue sous sa douche et cela le ravissait. Il eut même une légère érection en posant mentalement son « regard » sur l’imaginaire petit triangle noir piqué comme une fleur sur sa peau blanche. Natacha, bien que légèrement excédée par cette situation indésirable, accéléra néanmoins le mouvement par simple politesse. Elle ramena en arrière ses longs cheveux bruns, se saisit de la serviette qu’elle avait jetée au-dessus du rideau de douche et en enroba ses cheveux en tapotant avec ses mains pour les sécher un peu. Puis elle s’essuya le visage, puis ses petits seins qu’elle avait fermes et bien ronds. Enfin elle se baissa pour essuyer son ventre, ses jambes et ses pieds. Machinalement elle porta son regard sur les diverses images qui décoraient son rideau de douche en plastique transparent. C’était un décor très aquatique, marin même : il y avait des poissons colorés, des hippocampes, de longues algues, quelques coquillages et des … grenouilles (une erreur de jugement sans doute de la part du créateur de ce décor !) Natacha glissa délicatement ses pieds dans ses vieilles espadrilles qui lui tenaient lieu de chaussons, enfila son peignoir qu’elle avait préalablement étalé sur son lit et s’apprêta à ouvrir sa porte.

— Bonjour Jacques. C’est vous ? dit-elle en feignant la surprise.

— Bonjour Natacha. J’espère que je ne vous dérange pas trop. Je passais dans le quartier, mentit-il, et comme j’avais un peu de temps devant moi j’ai pensé vous inviter à déjeuner.

— Ah ! Heu… Oui… Mais… A vrai dire je n’ai pas beaucoup de temps… Et puis… (Elle avait un mal fou à trouver si vite une bonne raison pour échapper à l’invitation). Bon, après tout, c’est d’accord.

— Merci. Vous êtes un ange, répondit Jacques, niaisement. Vous savez que vous êtes ravissante comme ça ?

            Natacha ne répondit pas. Il y avait quelque chose de légèrement lubrique et peu naturel dans les façons de Jacques. Il était déjà midi et, tout compte fait, elle commençait à avoir faim. Elle s’adressa à lui sur un ton dénué de sympathie :

— Pouvez-vous vous retourner le temps que je m’habille ?

— Oui, bien sûr. Excusez-moi. Je suis si indiscret.

            Jacques se retourna vers la cloison qui séparait la pièce principale de la salle d’eau. Il remarqua, accroché au mur, une très jolie aquarelle. Il s’en approcha et tenta de déchiffrer la signature, puis, s’adressant à Natacha :

— Elle est très jolie, cette aquarelle ! Ce sont des boules chinoises, non ? C’est ça ?

— Oui, oui, répondit Natacha tout en enfilant son slip. C’est une amie qui me l’a offerte il y a quelques temps

            Puis en s’éloignant un peu du tableau sous verre, Jacques remarqua qu’une partie sombre de la peinture rendait la vitre suffisamment réfléchissante et qu’en ajustant sa vision, il pouvait deviner Natacha en train de s’habiller. Du coup, suite à cette découverte, toute son attention se concentra sur le reflet de ces quelques centimètres carrés de vitre. Il voyait Natacha de dos. Il distinguait nettement ses petites fesses dépassant de chaque côté du slip et sa longue chevelure sur sa peau claire. Natacha ajustait maintenant son soutien-gorge puis enfilait une jupe rouge et, enfin, un corsage blanc. Elle s’adressa alors à Jacques pour lui signifier qu’il pouvait désormais se retourner. Avec ses cheveux encore humides dont les boucles naturelles lui enveloppaient les épaules, Natacha semblait encore plus belle. Son regard vif et intelligent, sa petite taille, sa bouche bien dessinée, tout cela lui donnait un air de poupée malgré ses vingt-six ans. Faisant face à Jacques, elle se pencha en avant pour ajuster chaque pied dans ses chaussures, laissant apparaître ainsi la naissance de sa poitrine, ce qui captiva instantanément le regard de Jacques.

 — Allons-y, s’exclama-t-il, plein de satisfaction. Je vous invite au « Chien qui tousse ». Vous connaissez ?

— Non. Pas du tout. C’est loin ?

— C’est tout près de la Place d’Italie. A cinq minutes.

            Tous deux sortirent du tout petit appartement, descendirent les quatre étages en prenant bien soin de ne pas glisser sur les marches en bois ciré dont l’usure avait arrondi le bord, puis se retrouvèrent dans la rue. Il faisait un beau soleil d’automne et, malgré l’attitude « collante » de Jacques, Natacha abandonna sa mauvaise humeur. Des touffes d’arbres encore verts débordaient des hauts murs le long des petites ruelles de la Butte aux Cailles et, vraiment, l’on ne se serait pas cru à Paris mais plutôt dans quelque village de province. En quelques minutes de marche ils parvinrent au « Chien qui tousse », un charmant petit restaurant de la Butte d’où émanaient de bonnes odeurs d’épices, de ragoût et de vin chaud.

            Pendant le déjeuner, Jacques n’avait cessé de louer Natacha pour sa beauté, son intelligence, sa culture… Ce flot de compliments l’avait gênée au début mais, finalement, l’amusait un peu. Le vin aidant, elle riait de l’attitude d’amoureux transi que prenait Jacques. Celui-ci, profitant qu’elle avait baissé son regard, posa sa grosse main sur celle fine et petite de Natacha.

— Natacha ! Il faut que je vous dise que je vous aime. Et depuis longtemps… En fait, depuis la première fois que je vous ai vue…

            Natacha tenta de retirer sa main mais Jacques la tenait ferme. Il lui disait qu’elle était belle, qu’il l’admirait, etc. En fait, rien que des banalités. Natacha réussit enfin à retirer sa main et lui dit avec un peu de colère dans la voix :

 — Mais enfin, Jacques ! J’ai vingt-six ans et vous au moins…

— Cinquante-deux, coupa Jacques. Je sais. Et alors ? C’est vrai j’ai juste deux fois votre âge. Mais regardez, quand vous aviez cinq ans, j’en avais trente et un, donc six fois votre âge. Quand vous en aviez treize, j’en avais trente-neuf, soit trois fois plus. Maintenant, seulement deux fois plus. Alors vous voyez, nous serons bientôt pareils.

            Natacha trouva cet argument mathématico-philosophique idiot. Et puis il y avait quelque chose d’insidieux et manquant de sincérité dans ce soi-disant amour déclaré. Encore lui aurait-il dit qu’elle était un être magnifique, l’être qu’il recherchait depuis des milliers d’années… Qu’il l’avait peut-être déjà rencontrée ailleurs, autre part, sur une autre planète, il y a très longtemps… Qu’elle était le double dont il cherchait la trace depuis la nuit des temps, etc. Peut-être Natacha aurait-elle été sensible à ce discours. Mais non ! Ce n’était que tissu de lieux communs, avec ses regards lubriques, avec sa bouille de… crapaud. Oh ! Il avait encore un certain charme mais, soudain, c’est vraiment cette image qui s’imposa à elle. Son visage jaune, avec ses sourcils en accents circonflexes, son air pleurnichard… Toutes ces simagrées semblèrent tout d’un coup odieuses à Natacha. Elle ne pouvait quitter désormais cette image de gros crapaud assis en face d’elle, faisant mimique sur mimique.

            Quant à Jacques, lui, qu’avait-il bien pu imaginer ? Qu’il allait la séduire, comme ça, avec ses arguments de Polytechnicien (qu’il n’était d’ailleurs pas, puisqu’il avait raté le concours de Polytechnique trente ans plus tôt et s’était rabattu sur une école parfaitement inconnue) ; qu’il la coucherait ce soir même dans son grand lit vide depuis son divorce ; qu’il pourrait déguster la fraîche douceur de sa peau ; qu’il couvrirait de son gros ventre ce frêle corps de porcelaine ; qu’il souillerait de son sexe ce petit trésor de plaisir qu’elle réservait sans doute à son jeune ami…

— Vous n’êtes qu’un mufle ! Vous me faites penser à un… à un… crapaud ! Explosa Natacha.

            Elle se leva brusquement, prit son sac et sortit tout emplie de colère et de dégoût puis marcha très vite sans se retourner vers son appartement. Jacques se sentit blessé. Il prit sa tête entre ses mains et tenta de pleurer. Il avait commis une énorme faute. Son comportement était idiot et vulgaire. Pourtant il y avait un tout petit peu d’amour dans sa démarche. Et aussi de la tendresse. Mais le corps, son corps, la beauté physique de Natacha, le sexe, tout ça, l’avait entièrement submergé et, finalement, avait pris le dessus dans son agissement. Peut-être ses nuits solitaires trop nombreuses étaient-elles la cause de ce débordement. Il paya et sortit du restaurant le regard vide, blafard, puis marcha sans but, au hasard.

            Natacha tourna la clef dans la serrure de sa porte, entra et s’affala sur son lit. Elle eut envie à nouveau de prendre une douche, comme si quelque chose l’avait salie, comme si les regards de Jacques étaient encore collés à sa peau. Elle s’approcha de la cabine de douche et, avant même de se déshabiller, ouvrit grand les robinets pour régler la température. Rêveuse, son regard se porta machinalement vers le rideau de douche qu’elle aimait bien malgré son décor kitch. Soudain, elle poussa un petit cri. Au beau milieu, parmi le décor de poissons et autres crustacés, se trouvait un gros crapaud bien dessiné.

            Quant à Jacques, ni Natacha, ni personne n’en entendit plus parler.

 

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