14. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VI, 2
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14. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VI, 2
Dès le lendemain matin, Oramûn se rendit avec Ols aux appartements d’Ygrem, pour aller saluer le roi qui le reçut avec une grande cordialité, presque comme un fils. Ils eurent à trois un entretien assez long. Ygrem se sentait avec eux en confiance. Il leur fit part de ses rêves politiques : reconstruire Syr-Massoug sur le plan de quatre Cités : au Sud, une Cité pour les transports maritimes, les pêcheries, salaisons, l’aquaculture ; à l’Est, une Cité pour les productions agricoles et sylvicoles ; au Nord, une Cité pour les Sciences, Instituts et Universités ; à l’Ouest, une Cité pour les industries : métal, électricité, électronique, verres, cristaux, diamants, plaques réfractaires, nouvelles technologies. Son excitation intellectuelle était telle que les deux jeunes hommes avaient peine à suivre. Du moins ont-ils retenu le schéma d’un grand losange dont chaque sommet circonscrit une Cité elle-même en losange. Pour chaque Cité le triangle supérieur, pointe dirigée vers l’extérieur, serait réservé aux activités professionnelles. Sa base serait accolée à celle d’un second triangle inversé, définissant le périmètre des habitations, écoles, boutiques de commerce, échoppes d’artisanat, postes de police, offices de médiation, conseils de métiers, tribunaux et représentations politiques locales. Avec les triangles professionnels les triangles civils formeraient ainsi, base contre base, le losange correspondant à chaque Cité. À l’inverse des triangles professionnels, dont le sommet serait tourné vers l’extérieur, celui des triangles civils serait tourné vers un cœur réservé aux institutions politiques centrales : Parlement, Gouvernement, Haute Cour et Conseil suprême, d’où partiraient en étoile à quatre branches les aires de jeu et de sport, côtoyant latéralement les quatre triangles d’habitation…
Avant d’être tout à fait étourdis par la description du monarque que l’enthousiasme rendait intarissable, Ols aborda le sujet de l’enquête à mener, une mission pour laquelle il aurait besoin, expliqua-t-il à son père, du concours d’hommes triés parmi les seize sages. Ygrem voulait en savoir plus, et Oramûn prit sur lui de tout lui révéler. Cependant, le roi secouait la tête : non, ce n’est pas l’affaire des sages, mais celle de bons policiers. Il en mettra une équipe sûre à disposition, des hommes entraînés à l’art des enquêtes secrètes, rompus aux techniques de filature et de surveillance.
Six jours passèrent, et vint le moment des retours de mission. L’un des enquêteurs avait été désigné pour présenter devant Ols et Oramûn le rapport de synthèse, que voici :
— Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la ville portuaire fourmille de criminels. Le plus révoltant est l’exploitation des enfants ; celui de très jeunes filles, notamment. On les voue à la prostitution. Il n’est pas certain qu’on les y oblige, elles le font apparemment sans y être contraintes. En tout cas, elles ne sont pas violées. Des hommes paient pour le cunnilingus avec elles. Elles acceptent aussi de pratiquer des fellations.
— « Mais, cela, nous le savions ! », interrompit Ols sur un ton d’agacement où perçait même la colère. « Oramûn et moi attendons autre chose… »
— Justement ! Oramûn a vu juste en nous prévenant ainsi — j’ai retenu ses mots exacts : « Les faits significatifs seront les moins visibles. Ce seront même des non-faits ». Eh bien, voici : de simples ardoises suspendues dans certains bars, au-dessus du comptoir. Y sont inscrits à la craie des noms de femmes ou de filles. Quant au « non-fait », c’est le fait qu’on ne voit guère de monnaie circuler de main en main. Sols et Mirals se font anormalement rares. Nous avons fini par comprendre que la monnaie n’existe guère que dans la parole donnée et reçue. Ajoutons : l’inscription d’un nombre sur les ardoises suspendues au-dessus de comptoirs. Ces nombres sont écrits en face de prénoms féminins. C’est ce qui nous a mis sur la voie : parie-t-on sur les filles qui se prostituent ? Prend-on des parts de bénéfices sur l’argent qu’elles tirent de leur prostitution ? Les filles sont regardées comme des machines à sous. On les « partage » en parts. Une fille rapportera cent-vingt Féraz par an. On la « divise » en vingt parts. Cela fait six Féraz pour une part…
Oramûn interrompit comme mû par un ressort :
— Tu as parlé de « Féraz » ? Ai-je entendu ? De quoi s’agit-il ?
— C’est leur unité de compte. Ils parlent en Féraz : « tu me dois tant de Féraz », etc.
— Et tu ne l’as pas dit d’emblée ! C’est cela, le fait significatif !
Le visage d’Oramûn, événement rare, avait changé de coloration : rouge, d’abord, pâle, ensuite. Ols le regardait sans comprendre, puis réalisa d’un coup :
— C’est l’anagramme de Zaref !
Cependant, le rapporteur n’a pas tort : le « fait significatif » est tout autant l’absence de monnaie tangible. C’est du moins l’impression que nuança ainsi le rapporteur :
— Un collègue a entendu parler d’un « encaissement ». Il a surpris des hommes de bar annonçant qu’ils se rendraient à l’encaissement. Quant aux nombres marqués sur les ardoises, ils ne sont pas constants. Cela provoque parfois l’émotion. Nous avons compris que la valeur des filles peut varier même au jour le jour. Pourtant, elles ne modifient pas leur routine. Chaque jour, elles se rendent au grand passage où les hommes les retrouvent. Elles y font la même chose et y consacrent le même temps… Mais les nombres, eux, se modifient d’un jour à l’autre. Les filles sont comme mises aux enchères. On ne les achète pas vraiment, mais on parie sur les bénéfices futurs, et on spécule sur la valeur future des parts détenues. Ce qui compte, ce n’est même plus le rendement effectif des filles. Au demeurant, elles donnent tout, ne gardent rien pour elles. Elles sont payées, elles, en Mirals et Sols sonnants et trébuchants. Ce qui compte, pour les hommes, c’est de vendre leurs parts un peu plus cher qu’ils ne les ont achetées. Certains achètent uniquement pour revendre. Ils n’attendent pas le partage des bénéfices. Entre eux, les transactions semblent se faire exclusivement en Féraz.
Oramûn jugea en avoir assez entendu. Par acquis de conscience, il demanda cependant au rapporteur s’il voyait autre chose à signaler. A-t-il entendu parler d’un certain Zaref ?
— Nous vous l’aurions dit ! — Non, rien, sinon qu’il a été question d’un embarquement sur navire marchand pour une grande expédition. Des hommes en parlaient avec des filles, mais, autant qu’on ait pu juger, ils n’étaient pas leurs clients pour le sexe : cela se lisait à leur comportement. Il y avait aussi, avec eux, une femme. Devons-nous continuer la mission ?
Ols et Oramûn se regardèrent plus longuement qu’il n’est utile pour comprendre ce que l’autre pense dans l’instant. Mais il s’agit pour l’un et l’autre de délibérer intérieurement jusqu’à pouvoir décider. Or, chacun a aussi besoin pour cela de discerner dans l’expression de l’autre où celui-ci en est dans son cheminement. Ils parvinrent ensemble à la même conclusion : Zaref va sans doute se rendre en compagnie de filles sur les grandes Terres de Sarel-Jad. Dans quel but ? — S’y rendre est la meilleure façon de résoudre l’énigme. Oramûn embarquera dès le lendemain avec ses frères, Ferghan, et ses compagnons des Terres volcaniques. Et voici ce qu’Oramûn répondit à la question posée par le rapporteur, concernant la poursuite de leur mission :
— Rendez vous à nouveau, en toute discrétion, dans les bars où vous avez vu les ardoises. Fouillez les lieux sans vous faire prendre. Vous y trouverez des livres de comptes ou des listes de noms avec des nombres correspondants ; peu importe : ne les emportez surtout pas avec vous, mais arrangez-vous pour enregistrer ces listes sans faute et sans omission, que ce soit de mémoire, en copie ou autrement. Vous les remettrez à Ols et à Ols seul, sans les faire connaître de quiconque.