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03. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre premier - 2

03. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre premier - 2

Publicado el 22, feb., 2023 Actualizado 7, dic., 2023 Cultura
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03. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre premier - 2

 

Quand le chat des marais se fut éloigné avec son butin, Santem se leva doucement. « Il est encore tôt », se dit-il. « À peine le milieu de la matinée. Je serai rentré au soir. J’ai assez de temps pour inspecter les autres rivières ».

La côte présente dans cette partie de la Grande Île la particularité de vallées qui forment comme un éventail. Chacune a son cours d’eau avec des berges où se mêlent papyrus, bambous, cannisses et roseaux quelconques. Santem entreprit de visiter chaque rivière en progressant d’Ouest en Est par d’étroits chemins de traverse qu’il est quasiment le seul à pratiquer, vu qu’il est un peu le gérant de la contrée. Au troisième cours d’eau vers l’Est en partant de sa rivière, il remarqua que, sur une bonne longueur de berge, la rive droite avait été rasée : plus un roseau ! Au lieu des habituels cannisses, bambous et papyrus, le limon est mis à nu et visiblement travaillé. Santem fouilla la terre, en ressortit une poignée de « ses » grains de blé tendre, comme si l’on espérait une deuxième moisson d’été. Cela ne venait ni de sa famille ni de sa commande aux villageois, car il était entendu que ces berges-là ne seraient pas exploitées en blé : elles sont en principe réservées aux papyrus, aux bambous, aux cannisses et à la terre crue.

Le lendemain, Santem portait l’affaire devant le Conseil du village des pêcheurs. Les langues eurent vite fait de se délier et l’on apprit qu’en effet « l’oiseleur » était parvenu à acquérir quelques mesures de blé tendre. En outre, il aurait déclaré à la cantonade que, lui, serait prêt à donner en échange du travail de semence et de récolte deux fois plus que Santem. La plupart des villageois se détournèrent : « Quel est cet individu que nul ne connaît, qui exhibe des oiseaux jamais rencontrés de par chez nous, et sans vergogne ose nous proposer un marché ? Plutôt que de belles promesses, nous préférons garder nos services pour celui qui sait donner et n’a jamais trahi notre confiance ».

On ne sut pas qui, parmi les villageois, avait cédé aux offres de l’oiseleur. Le Conseil ne chercha pas plus loin les responsables. Il préféra considérer que les villageois se porteraient volontaires pour réparer les dégâts et veiller à ce que de telles infractions ne se reproduisent pas. En même temps, Santem se vit confirmé dans sa fonction de protecteur et gestionnaire de l’environnement. C’est justement ce qui l’encouragea à poursuivre son entreprise, mais sans pour autant y chercher plus d’expansion. L’affaire de l’oiseleur avait fait mûrir en lui une ferme conviction : il doit aux villages associés la continuité d’approvisionnement. C’est à lui que l’on a concédé la gestion des zones à limon, le long des rivières. Si d’aventure il n’assurait plus la continuité, sans doute trouverait-on un homme entreprenant pour le remplacer, un homme qui, lui aussi, sache programmer la production dans le temps, mobiliser des ouvriers, tenir parole, inspirer confiance.

Santem estima donc qu’il est de son devoir et aussi de son intérêt d’au moins entretenir la reproduction du cycle. Cependant, la perspective n’en était plus aussi stimulante que dans la période antérieure, où il y avait encore des bouches à nourrir, encore des terres à cultiver, encore des villages à fédérer. C’étaient là d’autres temps, temps bénis d’un monde ouvert, encore indéfini.

De moi, Nil, qui vous conte ma légende, sachez que les problèmes sérieux advinrent avec le commencement du monde fini. Santem continuait d’exploiter le travail des villageois en suivant la même logique d’accumulation. Mais qu’allait-il maintenant faire des surplus qu’il réservait auparavant à l’expansion ? Sans doute faut-il toujours consacrer une large part des réserves au renouvellement annuel des cultures.

Santem refit ses comptes.

On était loin des modestes résultats du début : des vingt-cinq mesures de céréales, il était passé maintenant à cinquante mille ; et au lieu de dix mesures de salaires, il en versait maintenant trente mille. Oui, il est normal d’augmenter la rémunération de chaque travailleur, puisque tout est à l’expansion. Cependant, on s’habitue vite au standing acquis, et il faut maintenir la motivation à l’effort. Santem et sa famille n’avaient guère plus de besoins de céréales qu’à l’origine. Quant à la quantité requise pour renouveler sans plus les cinquante mille mesures annuelles, dix mille me­sures faisaient l’affaire. À peu de choses près il lui restait par conséquent dix mille mesures sur les bras.

Que faire ?

Les répartir entre tous les villageois du monde connu ; ou, pour mieux dire, à présent, entre tous les sociétaires de la fédération ? Santem songea à cette possibilité. Un tel geste pourrait lui valoir un prestige exceptionnel, celle d’un roi ou d’un être tout à fait hors du commun, doté d’une aura singulière. D’instinct, cependant, il se méfia de la tentation. Il lui fallait aller plus loin dans les considérations. Comme chaque soir, il remontait la rivière en direction de la demeure familiale. Ce cheminement lui offrit le temps de la réflexion. Lorsqu’après le repas ses filles et fils se furent retirés dans les ailes qui leur sont allouées, Santem se retrouva seul avec sa femme pour lui faire part de son raisonnement :

— Masitha, j’ai à nouveau besoin de ton conseil. Je me demande que faire de nos surplus de blé. À nantir tout le monde, j’aurai moins de prise sur chacun. La paresse n’attend-elle pas qu’une occasion pour s’éveiller ? Cette occasion serait immanquablement créée par un gain facile. Il deviendra malaisé de mobiliser des gens pour les travaux des champs. Ils en viendront à se dire qu’ils n’ont besoin de personne pour décider s’ils doivent se mettre au travail. Mais, d’un autre côté, vois-tu, on ne me pardonnerait pas une baisse de la production. Quoi d’aussi insupportable que la frustration sèche résultant d’un retrait des avantages acquis ? Après tout, l’époque n’est pas si loin, où l’on sacrifiait un prêtre, quand la déesse de la fertilité n’avait pas répondu aux attentes et que la famine s’abattait sur le clan…

Qu’en dis-tu, Masitha ?

Masitha ressentit, chose très rare, comme un son de détresse dans la voix de son homme. Lui qui, d’habitude, protège, voilà qu’elle éprouvait le besoin de le protéger :

— Tes yeux ont encore changé de couleur. Les voilà mordorés. Je les vois briller d’un éclat inhabituel. Y lirais-je la passion du pouvoir, Santem ? Et pourtant, tu ne cherches pas à dominer les hommes, moins encore à les soumettre à des caprices. Je le sais, tu aimes trop la liberté, pas seulement pour toi-même. Tu ne te sens bien qu’avec des personnes libres. C’est une qualité… Il n’empêche : une passion te tient, je me demande laquelle...

Santem se demanda pourquoi il ambitionne le pouvoir, puisqu’il n’éprouve, en effet, aucun plaisir à dominer. La vérité est qu’il se sentait déjà confusément en passe de détenir la clé du pouvoir politique : la monnaie, qui est aussi un des piliers fondamentaux de la civilisation.

— Mais quel rapport avec mes yeux ? Voilà plusieurs fois que tu fais allusion à leur couleur changeante : bruns puis verts et mordorés, maintenant… Je ne comprends pas, Masitha.

— J’aime tes yeux, Santem, voilà tout. D’ailleurs, je les préfère quand ils sont noirs d’encre, et le pourtour vert olive…

Santem saisit alors l’allusion qu’eux seuls pouvaient comprendre. Il fut comme transporté des années en arrière, assis sur le rocher lisse et rond, abrité du vent, en bord de mer, où ils se retrouvaient, jadis. La première fois, Masitha s’était assise à côté de lui. Il y avait si peu de place qu’elle s’est installée sur lui à califourchon. C’est alors, pour la première fois, qu’ils avaient fait l’amour, et ils prirent l’habitude de ce rendez-vous. Masitha aimait cette position, assise sur lui face à lui, à faire l’amour sans quitter Santem des yeux. À présent, il comprend : elle aimait le regarder dans les yeux au moment de la jouissance. Les pupilles se dilatent et les yeux, en effet, paraissent noirs. Du fait que Santem se tenait assis face à la mer, le pourtour de ses yeux était vert. Les yeux « noirs d’encre, et le pourtour vert olive » … Santem se sentit troublé de cette évocation. Un bref moment, il ressentit en réminiscence l’exquise sensation qu’il avait alors éprouvée en saisissant les reins de sa future épouse, afin de mieux faire venir son sexe vers le sien, tandis que Masitha remuait le bassin avec une frénésie retenue, pour faciliter la pénétration.

— C’étaient d’autres temps, Masitha, cette période restera dans mon souvenir. Mon amour est aussi entier qu’auparavant. Mais tu es devenue celle en qui j’ai confiance plus qu’en toute autre personne et dont les propos de sagesse me sont précieux. Veux-tu bien me donner ton avis, quant à ce qui me préoccupe ?

— Alors, voici ma « petite philosophie », et prends-la pour ce qu’elle vaut ! J’aurais aimé te l’exposer sur certain rocher rond et lisse d’un « autre temps »… Mais tu me sembles préoccupé par tout autre chose… Nous sommes ainsi faits qu’une douce répression se recom­mande dans l’intérêt de chacun et de tous, une répres­sion d’un genre spécial. Elle suppose un art d’organiser la contrainte, de contenir la satisfaction, de la différer sans cesse, mais sans provoquer le ressentiment que suscite une frustration injuste. C’est comme le plaisir. Son art requiert de la sagesse, n’est-ce pas ?

Or cette sagesse ne fait qu’aiguiser le problème : comment écouler les surplus, puisqu’on ne saurait donc les distribuer gracieusement comme des dividendes entre tous les sociétaires sans que ceux-ci relâchent leur effort et que leur vienne à l’esprit quelque idée dissidente sur une façon personnelle d’affronter la réalité ?

Au-delà des rationalisations, il y avait une raison autrement simple de refuser une distribution des surplus. Le secret de Santem avait bien vite été éventé. Les gens des villages alentour eurent tôt fait de réaliser que c’est eux, par le travail étrange que leur avait suggéré Santem, qui faisaient venir le grain. Cependant, Santem avait entre-temps su acquérir l’essentiel des bonnes terres, et l’échange proposé semblait satisfaire tout un chacun. Il fallait autant que possible maintenir cette situation de bon équilibre. D’où ses conclusions qu’il soumit en ces termes à Masitha :

— Si les gens reçoivent beaucoup plus que le juste nécessaire à la satisfaction de leurs besoins, alors certains d’entre eux pourront se mettre en tête d’investir ce surplus dans la semence, pour leur compte personnel. Je ne pourrai plus recourir à leurs forces. Ce sera la fin de notre puissance. Tu as raison, Masitha. Il importe en effet de contenir la distribution des grains à mi-chemin entre manque et satiété ; de maintenir donc la tension de l’appétit juste au seuil en-deçà duquel les villageois préfèreront travailler pour leur compte…

Cependant, Santem garda pour lui la conclusion de sa conclusion : « Seulement ainsi les pleins pouvoirs économiques me seront conservés ! » D’où la question insistante : comment écouler les surplus ?

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