Une oeuvre du diable...
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Une oeuvre du diable...
Paris, 1928
Le jour se levait sur les toits de la ville des lumières. Mille bruits couraient le long des rues, cris des commerçants, voitures, pas affairés ou jeux d’enfants, mélodie de la vie au cœur de la capitale française tournant comme un disque sur le gramophone. À peine le soleil se levait-il que Paris se réveillait, parcouru de sursauts et de frissons.
Et au dernier étage d’un immeuble Haussmannien du boulevard Voltaire, s’activait une petite jeune femme en tenue de bonne. Elle était employée à temps plein chez les De Belleau, une famille au plus haut de la bourgeoisie française.
Monsieur De Belleau était un homme ventru aux cheveux gris dégarnis, nullement marqué par la guerre, un membre éminent du ministère des Finances, et n’hésitait pas à s’en vanter. De par de son titre de noblesse tout d’abord, même si peu le considérait comme tel, et de son immense fortune ensuite, lui permettant de prendre à son service nombre de domestiques, de soudoyer journaux, hommes politiques et autres personnages importants ou d’acquérir une fortune de joyaux pour sa femme.
Cette dernière, une ravissante blonde de vingt ans de moins, maîtrisant d’une main de fer la haute société parisienne, pour qui seules les apparences comptaient. Louise De Belleau n’était pas juste une femme trophée trop bien pour son mari, qui acceptait d’être exhibée sans contrepartie. Loin d’être idiote, elle gérait depuis leur mariage demeure, bâtisse, jusqu’à ses propres enfants, afin de garder aux yeux de leurs connaissances l’impression d’une famille et d’une vie conjugale parfaite, en tous points, et toutes circonstances.
Les enfants De Belleau d’ailleurs, Marie et Clotaire, âgés respectivement de vingt et vingt-cinq ans, n’étaient pas en reste. La cadette notamment qui, de par sa beauté et sa fortune, recevait depuis son plus jeune âge nombre de propositions de mariage. Elle était cependant un peu sotte, mais aussi colérique, de par son enfance gâtée. La jeune Française était pour ainsi dire née avec une cuillère en argent dans la bouche.
Mais dans l’ombre de cette petite princesse, évoluait un personnage bien différent. La compagne de jeu de Marie, devenue sa femme de chambre au fil des ans, suivait sa maîtresse depuis son âge le plus tendre et ne semblait pas s’en plaindre. Sarah Laroche, bien qu’extrêmement intelligente, n’aimait pas particulièrement le montrer. On lui avait bien fait comprendre que sa place n’était pas à briller, mais à distraire et s’occuper de « la demoiselle » comme se plaisait à l’appeler la gouvernante. Elle gardait donc ses idées, ses passions, pour éviter de faire ombrage à Marie.
Ce matin-là, toute la demeure fourmillait, prise de crises d’épilepsie, et ce encore plus que d’habitude. C’était un jour un peu particulier, car le soir même, la demeure accueillait une réception, avec pour invités l’ensemble du ministère des Finances.
Dès le lever du jour, cuisiniers, femmes de ménage, et surtout Louise De Belleau, s’activaient pour préparer la réception. La maîtresse de maison criait, tempêtait et houspillait à tour de bras les pauvres employés qui ne savaient plus où donner de la tête.
Dans toute cette agitation, seule une personne était sereine. Sarah n’avait, comme d’habitude, qu’une tâche à accomplir. Préparer Marie, la toiletter, l’habiller, la coiffer, bref, s’occuper d’elle de façon à ce qu’elle ressemble à une jolie poupée servant d’ornement lors du dîner.
Ce qui en est allait lui prendre plusieurs heures, la jeune femme étant assez capricieuse. Mais depuis toutes ces années, elle était rodée et n’avait plus besoin de l’assistance de la femme de chambre de Louise, Isabelle, une personne au caractère bien trempé qui lui avait appris à gérer l’impatience de Mademoiselle.
En attendant le moment d’être utile, elle s’échappa de la maison, afin d’éviter que l’œil aiguisé de Mme De Belleau ne la repère dans son «oisiveté » et ne décide de lui confier Dieu sait quelle lessive ou ménage en tout genre. Elle attrapa donc son vélo et, vêtue d’une simple robe crème, elle s’évada dans la capitale, en direction du Louvre.
Comme à son habitude, elle passa rapidement par les bords de Seine, ou glissaient les bateaux de croisière laissant échapper leur fumée grise, mais où trônait également rayonnante sous le soleil de printemps, Notre-Dame de Paris, que Sarah ne manquait jamais de saluer lors de ses escapades. Parfois, elle allait aussi se lover en haut du clocher, ou juste dans les jardins du lieu de foi pour dessiner, lire, ou simplement admirer l’architecture de « la vieille dame ».
Mais aujourd’hui malheureusement, elle manquait de temps et malgré son attachement à la cathédrale, elle avait plus important à faire pour survivre à la journée qui se profilait.
Le gardien la reconnut aussitôt qu’elle déboula près des grilles du musée. Le vieux grincheux s’était habitué à cette jeune fille à la peau couleur chocolat, espiègle et légèrement caractérielle qui se glissait au fond des réserves de l’ancien château, et pouvait passer des heures dans les galeries sans se lasser.
-Bonjour François ! lui lança-t-elle, enjouée.
-Bonjour Mademoiselle Laroche ! lui répondit-il sur le même ton. Qu’est-ce que ce sera aujourd’hui ? Galerie égyptienne ? Portrait de la Joconde ?
-Pas cette fois non. J’irais voir la Mona une autre fois. Pourrais-je avoir la clé des sous-sols ?
-La réserve donc. Mais te fais pas prendre gamine. Tu sais que je risque mon poste à te laisser entrer là-dedans.
-Tu me connais. Personne ne saura que j’y ai posé un pied. De toute façon je ne vais pas y rester longtemps. La patronne est déchaînée ce matin. Je risque ma peau à me faire oublier trop longtemps.
-Louise De Belleau est dans un mauvais jour ! s’esclaffa le gardien. Quoique, ça ne change pas trop par rapport à d’habitude. Allez, file ! Et n’oublie pas de me ramener la clé.
-Promis. Merci François !
-Avec plaisir petite. Avec plaisir.
Sur ces mots, elle s’enfuit vers les escaliers menant aux fortifications. Les mains tremblantes, elle ouvrit la porte vernie et pénétra dans les souterrains. À peine arrivée dans ces lieux, elle sentit un grand calme l’envahir. Du même coup, son cœur battait à tout rompre. Elle marchait dans les allées poussiéreuses, passant ses doigts fins sur les tableaux et sculptures recouverts de poussière.
Dans le silence et l’obscurité, seul résonnait son souffle, remuant les particules grises dansantes dans l’air ambiant. Cet endroit était pour elle un sanctuaire, loin de la foule, loin du brouhaha, loin de sa maîtresse imbécile, loin de la Madame qui s’égosillait dans le hall de marbre au boulevard Voltaire.
Surtout, elle sentait Sa présence. Aussi rassurante qu’inquiétante, le complément d’elle-même. Elle entendait Sa voix, venue du plus profond des ombres de ces salles presque abandonnées. Un doux et entêtant murmure, qu’elle pouvait aisément ignorer au quotidien à cause de la tempête dans laquelle elle vivait. Mais pas en ces lieux. Pas au milieu de ces toiles où elle pouvait se livrer corps et âme à son obsession la plus profonde.
L’art. Encore et toujours. Pour la peinture, la musique, la sculpture, la littérature, le théâtre et que ne savait-elle d’autre. Pas pour le beau. La création, venue d’une inspiration presque divine, éclairs de génie transposés dans le monde physique dont elle seule semblait saisir le sens profond, caché au milieu d’œuvres que le public rejetait car elles ne correspondaient pas à un sens de l’esthétique changeant et influencé par celui des personnes telles que Louise De Belleau, les gens riches aux préoccupations futiles et sans intérêt.
Elle devait montrer au monde. Leur prouver leur stupidité, leur ignorance. Elle devait marquer les esprits. Et plus que ce besoin de pointer du doigt ce qui était en son sens une injustice pour les artistes oubliés, elle était soumise à un besoin de créer, qui la saisissait au plus profond de son corps, la suivant de jour comme de nuit jusqu’à ce qu’elle cède.
Sortant de sa torpeur, elle jeta un dernier regard sur les toiles vernies et repartit vers la lumière du jour. Et tandis qu’elle retournait en direction de la volière dorée, elle Le sentit lui caresser les cheveux d’un geste presque affectueux, Ses doigts invisibles effleurant sa peau sombre et Son chuchotement lui souffler « Je suis là, ne m’oublie pas ». Elle ferma les yeux un instant, comme pour répondre « Ne t’inquiète pas, ça n’arrivera jamais ». Et la porte vernie fut reverrouillée, laissant retomber la poussière dans ces archives à demi vivantes.
Sans s’attarder pour discuter avec François, Sarah lui rendit la clé et enfourcha son vélo pour repartir au boulevard Voltaire. Elle avait trop traîné, restant sans doute plusieurs heures dans son sanctuaire. Madame n’allait sans doute pas apprécier. La jeune fille accéléra donc, faisant s’envoler les pigeons courroucés dans un concert de gloussements outrés.
À peine un pied posé dans la demeure, elle entendit la voix de Louise De Belleau, qui ne semblait pas crier pour une fois.
Heureusement pour la demoiselle de chambre, la maîtresse de maison était en grande conversation avec une femme vêtue de bleu et de noir. Une étrangère, d’après son accent chantant aux « r » roulant. Une Espagnole peut-être.
Ne voulant pas traîner à portée de voix de sa patronne, Sarah monta quatre à quatre les escaliers pour se diriger vers la chambre de Marie, sous le regard sombre de la mère de cette dernière. Cependant, la jeune femme croisa celui de l’étrangère, bleu azuré. Celle-ci se mit d’ailleurs à sourire, et au fond de ces yeux, elle surprit la même lueur avide, affamée, vorace qu’elle quand…
-Sarah ! Viens ici tout de suite !
Le cri strident de Marie sortit la dénommée de ses pensées. Elle se dépêcha donc de la rejoindre. Mais avant de filer, elle regarda une dernière fois l’inconnue, qui semblait pouvoir dire « Je sais qui tu es » ou encore « À bientôt ma chère ». Voire les deux à la fois, même si elle ne pouvait l’interroger plus avant, le cri de la Demoiselle se faisant plus perçant. Réprimant un soupir, elle se dépêcha de partir aux côtés de sa maîtresse colérique au possible.
Quelques heures plus tard
Sarah s’effondra le long de la rambarde d’escaliers, épuisée. Elle avait passé tout l’après-midi à aider la cadette De Belleau à choisir sa robe du soir, à la coiffer seize fois car le résultat ne lui plaisait pas, et à chercher divers moyens de l’occuper quand elle prenait son bain. Elle venait donc à peine de finir, d’enfiler un collier de nacre autour du cou de cygne de Marie, un cou si fin, si délicat qu’il serait facile de…
-Ouste ! Déguerpis, toi !
Le glapissement de Mme De Belleau réveilla subitement la jeune femme. Les invités commençaient à arriver, et il n’était pas de bon goût qu’une « négresse » comme elle traîne plus longtemps dans les parages. Elle s’en fut donc dans sa petite chambre du quatrième étage. De là, elle s’évada par une lucarne sortant sur les toits parcourus des mille nuances du soleil couchant sur le zinc.
Elle s’assit sur une des cheminées et y resta quelques instants, le temps de profiter de l’air nocturne et d’admirer la ville qui s’étalait jusqu’à la ligne d’horizon. Son monde. Sa prison, mais aussi son souffle de liberté. Qui l’étouffait, la délivrait.
Elle finit par s’ébrouer, récupéra une petite clé de fer rouillé dissimulée sous la toiture et s’en fut vers un autre coin du boulevard, dansant sur les sommets de Paris tout en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Elle se glissa finalement par la fenêtre d’un appartement inoccupé dont elle avait pris possession quelques années plus tôt, devenant son refuge, son repaire.
La petite femme de chambre alluma plusieurs bougies, ne pouvant se permettre d’installer l’électricité. Les raisons à cela ne manquaient pas. Elle ne voulait pas attirer l’attention, n’en avait pas les moyens, et trouvait de toute façon que cet éclairage ajoutait un charme et une chaleur certains à la petite pièce. Dans celle-ci reposaient plusieurs toiles et sculptures, de multiples pinceaux éparpillés aux sols, diverses feuilles remplies de ratures, mais surtout, dévoilés par le soleil du couchant, deux corps ensanglantés traînant au fond de la pièce.
Ce qui marquait dans cette pièce, hormis les cadavres encore frais, c’était les dizaines de clichés recouvrant les murs, représentant plusieurs meurtres, chacun mis en scène comme lors d’une exposition, les victimes étant écartelées, remaniées, enduites de couleurs, et parfois recouvertes d’une fine écriture qui semblait avoir été tatouée avec une extrême précision.
La jeune femme sentit son corps s’apaiser, son cœur palpiter. Elle, au milieu de ses œuvres, son art, ses créations. Elle entendait Ses murmures revenir, lui dictant les étapes de son nouveau projet. Depuis plusieurs semaines, elle voulait faire naître sur Montmartre une réplique de la Pietà. L’enfant d’un maître parmi les maîtres. Qui fit apparaître de ses doigts la souffrance, l’amour et le désespoir d’un morceau de marbre. Qui fut bridé, méprisé, rabaissé et pourtant glorifié après son trépas. C’est pour cela que Sarah adorait le travail de Michel-Ange.
Elle soupira. Si seulement elle avait pu faire participer Marie, elle aurait été parfaite, sublimée. Mais bien trop jeune pour représenter une mère endeuillée. Son tour viendrait, pas ce soir. La meurtrière avait d’autres projets pour sa maîtresse. Elle saisit son matériel et ressortit dans la nuit tombée. Son œuvre devait être achevée. L'oeuvre, sans doute, d'un démon meurtrier.