8. Bathyan : regards
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8. Bathyan : regards
Marc n’affichait plus l’assurance du docteur Mamour. Son visage était fripé sous la crispation de ses mâchoires et le froncement de ses sourcils. Son front en semblait rétréci, ratatiné par l’inquiétude palpable. Il se rua vers la baie vitrée du salon et tira les rideaux, puis, sans plus attendre, enchaîna avec toutes les fenêtres de l’appartement.
— Marc ? s’enquérait Erin. Marc ! Qu’est-ce qui se passe ?
Elle le poursuivit dans les différentes pièces tandis qu’il occultait toutes les vues vers l’extérieur, ou l’inverse. Il jeta discrètement un œil au-dehors, puis attrapa le bras d’Erin pour la ramener au salon. Le chat avait jugé le moment comme suffisamment opportun pour s’approprier les amuse-gueules, mais personne n’y trouva rien à redire. Marc s’affala sur le canapé, le mousquetaire avait fait place à un mendiant.
— Tu pouvais pas laisser Xavier bordel, soupira-t-il en regardant tristement Erin.
Erin accusa le coup. Elle se laissa choir à son tour sur un fauteuil sans quitter Marc des yeux. Son regard lui envoyait une multitude de questions qu’il était inutile de formuler.
— Xavier était un con. Un con doublé d’un salopard. Il ne te méritait pas et tu n’avais rien à attendre de lui. Rien à espérer.
— Tu veux dire quoi là ?
Je m’asseyais à mon tour, en silence pour ne pas rompre le flot de ce que Marc se préparait à déverser.
— Je pensais sincèrement que tu avais tiré un trait sur cette histoire. Xavier était sorti définitivement de ta vie, il ne te restait plus qu’à la vivre.
— Que lui est-il arrivé ?
— Tu ne veux pas le savoir, je te le garantis.
— Je crois qu’il est visiblement un peu tard pour ça Marc.
Le silence qui s’installa n’était que le calme avant la tempête. Il était évident désormais que Marc allait lâcher le morceau. Il semblait juste chercher les mots. Il poussa le chat hors de la table de salon d’un revers de la main, tout en saisissant la bouteille de blanc. L’heure n’était pas à la dégustation, car il versa le nectar presque à ras bord de son verre avant de le porter à ses lèvres. Puis, tout en posant la bouteille près de mon verre il pousuivit :
— Le cœur des hommes est plus rocailleux qu’un sol acide, déclama-t-il de façon très solennelle.
Il s’envoya une nouvelle gorgée directement dans l’œsophage avant de continuer. J'en fis de même, prêt à l'écouter.
— C’est une phrase tirée du livre « Pet Sematary » de Stephen King. « Simetière » en français. Il est question d’un cimetière indien, celui-là même où est enterré le chat, et c’était là le moindre mal.
— Quel rapport ? lança Erin, désormais gorgée d’impatience.
— Ne me coupe pas s’il te plaît, laissa-t-il couler dans un ton monocorde qui n’attendait aucune réaction. Le cimetière en question est celui des Indiens micmacs.
En levant les yeux, il sut aussitôt qu’il avait capté notre attention et verrouillé nos langues sur nos palais.
— Si vous saviez comme de nombreux auteurs puisent en fait leur inspiration dans un imaginaire qui n’en est pas. Ce qu’il se passe ici, c’est un peu ce qu’il se passe à Derry. Là encore, le maître de l’horreur parle d’une ville où les habitants semblent transparents à ce qu’il s’y passe. Ils savent, sans savoir, ou sans vouloir savoir. Dans cette ville, « Ça », « Grippe-Sou », « Pennywise », appelez-le comme vous voulez, revient tous les trente ans pour se nourrir d’enfants. Et les habitants de baigner dans cette horreur, sans broncher, aveugles aux lueurs mortes.
— Non, mais tu t’écoutes là ? Tu veux nous faire croire que Xavier s’est fait bouffer par un clown ?
— Non Erin, poursuivit Marc sur un ton monocorde. Il y a pire que la mort, crois-moi et Xavier fait désormais partie de la garde rapprochée de Bathyan.
En prononçant ce nom, Marc obliqua la tête dans ma direction, mais il n’eut que mon étonnement à lire sur mon visage.
— Je constate que ce nom n’évoque rien pour vous deux. Bathyan est une divinité de l’Ancien Monde.
— Quoi ? coupa Erin. Tu veux parler de l’Ancien Testament ?
— Non, rectifia Marc, de l’Ancien Monde. Bien avant l’illogisme des religions actuelles. Et à vos sourires, je ne peux que constater cette propension qu’on les gens à croire en ce qu’ils ne voient pas et douter de ce qu’ils voient. Je vous demande de m’écouter seulement, après vous verrez, et mes mots prendront sens.
— Poursuivez Marc, lançais-je en rompant mon silence, vous commencez à m’intéresser. Je me servis à mon tour de ce blanc qui allait devenir un excellent compagnon de soirée.
— C’était le temps de la grande pêche. Toutes les nations envoyaient leurs bateaux dans ces eaux miraculeuses. Les accidents étaient fréquents, les naufrages nombreux, mais c’était une époque bien différente de la nôtre, alors tant que le poisson était là, les hommes occultaient le tribut à verser et ne regardaient pas l’amoindrissement de la ressource. Dans cette euphorie, les rares qui savaient ont eux aussi commencé à devenir sourds et aveugles aux rites anciens, aux litanies qui se mêlaient aux chants des marins. On oublia jusqu’à la raison de cette abondance. Cette raison avait pourtant un nom : Bathyan.
— Tu veux dire que jusqu’à très récemment ils savaient pour Bathyan !
— Bien sûr qu’ils savaient. Bathyan a toujours été là. Parmi d’autres. Il a été réveillé en quelque sorte durant la période archaïque maritime il y a 8000 ans et depuis il hante les eaux et embrume les souvenirs. Sur l’île aux marins, du temps où elle s’appelait encore l’île aux chiens, ils voulaient construire un fort, mais ça n’avait rien à voir avec la Russie tsariste de 1854. Tout ça, ce sont des contes pour touristes. Les canons qu’ils ont fait venir sont ici pour empêcher Bathyan de prendre l’archipel. De le faire sombrer comme il a fait sombrer l’Atlandide.
— Attends ! m’opposais-je brutalement à ce récit. C’est quoi toutes ces conneries ? Les symboles que j’ai vus ne correspondent en rien à tout ça.
— Qu’ai-je dit, laisse-moi finir. Et puis tu t’y connais en Atlantes ? Tu as récemment fait des fouilles en Atlantide ? Les canons servent encore malgré leur état apparent de décrépitude. Ils pourraient même te sauver la vie. Alors, écoute pendant que tu en as encore le temps.
— Je t’en prie, dis-je en me servant un verre de blanc.
— Le coup de grâce pour Saint-Pierre-et-Miquelon est arrivé en même temps que la prohibition aux États-Unis. L’archipel est devenu une plaque tournante du trafic d’alcool pendant le « Volstead Act » de 1919 à 1933. La loi américaine n’était pas applicable pour cette colonie française. C’était alors l’opulence, le grand déversoir et le nom de Bathyan fut emporté dans le flot de cette corne d’abondance. Seulement Bathyan, lui, n’oublie jamais. En se détournant de la pêche, les hommes ne payaient plus de tribu à Bathyan. Privé de son quota d’âmes, ce Dieu Ancien allait faire payer à l’archipel cette infamie. La corne d’abondance devint alors cette boîte de Pandore qui déversa son fiel opaque. Le poisson disparut et la brume changea. Ce fut la Grande Guerre qui de façon ironique permit de calmer un peu le jeu et de gagner du temps. Les U-boots offrirent le répit pour retrouver les incantations, pour renouer le dialogue avec Bathyan. Le pacte tient toujours aujourd’hui, mais ça n’est plus un pacte de pêche et d’abondance. C’est un pacte de survie. Chaque année, lorsque juillet apporte son excuse des courants du Gulf Stream et du Labrador, l’archipel se couvre d’un chapeau de brume et disparaît aux yeux du monde. Chaque année, Bathyan vient écumer les brumes qui s’étirent pendant tout le mois. Il y a toujours un touriste idéal qui ne manquera à personne. Souvent plusieurs. Alors Bathyan vient et revient jusqu’à ce qu’il soit rassasié. Une fois repu, il s’en retourne vers les profondeurs et l’été peut alors commencer sur Saint-Pierre-et-Miquelon.
— Putain, souffla Erin. Tu veux dire qu’ils ont sacrifié Xavier pour une espèce de Dieu à la con.
Elle se leva, la rage dans le regard et les poings crispés. À ce moment, Marc me faisait pitié. Il était tellement recroquevillé sur lui-même qu’on aurait dit un tas de linge sale posé sur le canapé. C’est cette attitude qui acheva de me convaincre de cette hérésie. Pour Erin, c’était son silence, pendant tout ce temps où il savait, qui anéantit le lien qu’elle entretenait avec son mentor. J’avais peur qu’elle se jette sur lui pour vider cette colère, mais tandis que je guettais ce moment de bascule pour intervenir, elle changea. Tous les traits de son visage tombèrent brusquement comme sous l’effet d’une force de gravité inouïe. Sa bouche ne s’ouvrait pas, elle pendait avec sa mâchoire. Ses yeux occupaient tout le reste.
— Erin ? fis-je d’un ton peu rassuré. Erin, ça va ?
— L’écran ! Re, regardez l’écran !
— Quel écran ? demandais-je en tournant la tête dans la direction de son regard.
Mon sang se glaça. Ma peau n’était plus qu’un immense champ ouvert au blizzard. J’étais tétanisé tout comme Erin. Il me fallait de l’air, mais il n’y en avait pas. Tout le salon semblait être vidé, aspiré dans les deux yeux globuleux et verdâtres qui nous regardaient. L’ordinateur était éteint, débranché et pourtant l’écran affichait deux énormes globes oculaires qui émergeaient d’une brume épaisse d’un vert maladif. Je vacillais. Mon champ de vision rétrécissait à mesure que le regard m’absorbait. Je ne vis pas Marc se lever brusquement. Je ne le vis pas attraper une chaise et se ruer en avant. C’est à peine si je sentis le déplacement de l’air avant le choc d’une violence prodigieuse. Erin n’eut pas le temps de réagir non plus. C’est à peine si nous eûmes le temps de prendre conscience du premier coup que Marc en assénait déjà un second puis un troisième. La chaise se brisa sur les restes de l’écran de l’iMac qui exhibait ses entrailles électroniques. Le bureau était tout aussi dévasté. Des éclats jonchaient les meubles. D’autres s’étaient fichés dans la moitié de pied de chaise que Marc tenait encore. D’autres encore avaient terminé leur course dans les amuse-gueules qui n’avaient plus rien d’amusant et de festif. Le pire se produisit alors. Tandis qu’Erin n’avait pas crié lorsqu’elle se trouva confrontée à cette terreur visuelle, je ne puis retenir le mien en constatant que chacun des éclats de l’écran me renvoyait un œil verdâtre ourlé de brume.
Marc jeta son gourdin improvisé et bondit de nouveau en attrapant le plaid du canapé. D’un geste ample, il le déploya afin de couvrir un maximum de débris puis nous attrapa un bras pour nous conduire hors du salon. Ce fut le chat qui cette fois nous stoppa net dans cette fuite en avant. Ramassé sur lui-même, le poil hérissé, les oreilles rabattues, il n’osait même pas faire le gros dos. Il avait capitulé, reconnaissant sa défaite, avant même que le combat n’ait lieu. Le long feulement qu’il émettait en direction de l’escalier qui menait au tambour n’était qu’une supplique désespérée. Marc risqua un coup d’œil avant de nous pousser de nouveau vers la cuisine. Il en risqua un autre en écartant à peine un rideau.
— C’est trop tard.
Je retrouvais ma voix, probablement grâce à mon cri de terreur précédent.
— C’est quoi qui est trop tard ?
Soudainement, je pris conscience que les mots trop tard m’impliquaient personnellement. L’heure n’était plus à la distinction entre le réel et l’imaginaire. L’imaginaire avait pris place ici et maintenant. J’étais prêt à croire à tout et n’importe quoi. Et comme tant d’autres à ce moment, le messie, la croix, la résurrection et tout ce que l’Église pouvait m’apporter, je le prenais en moi. Je ne recevais pas le Christ, je le prenais.
— Hé ! Vous m’entendez tous les deux ? Filez !
Cependant ni Erin ni moi ne parvenions à filer.
— Vous m’écoutez ? aboya Marc.
— Oui, répondit Erin tandis que je restais hébété.
— Filez par les toits. De là, vous sauterez dans la rue. Devant c’est mort. Tenez, ajouta-t-il en donnant à Erin une corne de supporteur de hockey.
— C’est pour quoi faire ? s’enquit Erin.
— Toutes les cornes que tu entends par temps de brume, tu crois vraiment que c’est des bateaux avec le peu de fréquentations du port ? C’est pour dissiper ce qu’il y a dans la brume. Juste à proximité immédiate. Tu m’écoutes ?
— Oui, oui.
— La cartouche n’est pas neuve, mais ça devrait aller. Vous foncez vers le phare de la pointe aux canons, mais surtout vous passez par les canons ! C’est important d’accord ?
— D’accord, dit Erin.
Je me reposais sur elle.
— Là où devrait se trouver l’amorce, vous y mettez votre sang. Compris ?
— Notre sang répéta-t-elle.
— Tenez un couteau. Votre sang sur l’amorce. Ça fera tirer les canons entre les deux plans et ça va dégager le chemin sur le ponton du phare. Assez pour que vous atteigniez la porte du phare.
— La porte du phare, oui.
— Tenez, cette clef va ouvrir la porte. Répète !
— Cette clef va ouvrir la porte.
— Vous descendez, suivez le couloir et arriverez jusqu’à l’île aux marins. Quand vous sortirez de la maison, vous allez jusqu’aux autres canons sur l’île et recommencerez avec votre sang. Compris.
— Oui, descendre, couloir, maison, canons, sang.
— N’oubliez pas de tirer. C’est important. Ça va vous donner le temps de filer à la maison bleue. Y’a des kayaks. Ne traînez pas, vous aurez juste assez de temps pour ramer vers le Grand Colombier.
— On va où ?
— N’importe où, mais vous ne serez tranquille qu’une fois dépassé le Petit Saint-Pierre. C’est compris ?
— Oui.
Des bruits de cornes de brume nous firent sursauter tous les trois. Erin et moi savions maintenant à quoi cela faisait réellement référence. Marc écarta le rideau de la cuisine, puis ouvrit la porte-fenêtre donnant sur la terrasse. J’avais envie de lui crier de ne pas le faire, mais déjà il me poussait dehors. Erin me suivit en ajustant son sac-à-dos, avant de se retourner vers Marc.
— Marc…
— Ne dis rien Erin. Je suis désolé. Sauve ta vie, ça me donnera cet espoir que tu me pardonneras.
— Pourquoi tu ne viens pas avec nous ? Toi aussi tu es en danger maintenant.
— Erin, j’ai passé ma vie ici et pourtant je reste un maillou. Alors peut-être en mourant je serai enfin un Saint-Pierrais. Et c’est pour moi la seule façon de me racheter à mes yeux à défaut des tiens.
Il allait fermer la fenêtre puis ajouta avec une profonde peine dans la voix :
— Erin, Bathyan ne dévore pas forcément ceux qu’il écume. Certains deviennent des gardiens, comme Xavier. Le couloir te donnera le reste des réponses.
Au son d’un énième cri plaintif de corne de brume, Marc ferma la porte-fenêtre et tira le rideau, un sourire forcé au bord des lèvres. Erin pleurait. La nuit s’était installée sur Saint-Pierre et elle étendait lentement un long drap de brume dans toutes les rues qu’il nous était donné de voir. C’est là que je pris conscience du manque évident de lampadaires. Les murs disparaissaient dans la nuit ou dans la vapeur laiteuse qui gagnait en densité. Le silence de nos échanges devenait angoissant, mais il n’était pourtant rien à côté des sons qui lentement rampaient jusqu’à nos oreilles. La brume semblait étendre ses bras comme pour nous les offrir du bout de ses doigts éthérés. Tout autour de nous des sons abominables chuintaient avant de dégouliner en cascades poisseuses. Ils s’accompagnaient de bruits de mastications humides, de succions baveuses et démentes. Parfois, une corne résonnait au loin et la brume se rétractait en nous offrant alors le relent moisi de son existence putride. C’est aux abords de cette vomissure visqueuse qu’Erin descendit et posa un pied. Instantanément, une langue vaporeuse s’en approcha et commença à prendre une teinte verdâtre. Erin appuya sur le bouton et sa corne repoussa cette sorte de membre préhensile qui se rétracta en se plaignant. Elle posa son deuxième pied et m’invita à la suivre. Elle était mon sabre, mon bouclier, ma croix, ma religion. Quand mes pieds touchèrent le sol, ma vie était une goutte d’eau en équilibre entre l’être et le néant.
9. Bathyan : les canons
Couverture : © Jean-Christophe Mojard, 2024 - Copilot et traitements photographiques personnels.
Jackie H hace 2 meses
Juste une petite question parce que là, je suis dans les brumes : le Xavier dont il est question ici, est-ce le même homme que celui qu'Érin appelait "Dominique" quand elle s'est présentée au narrateur ? Ou bien est-ce quelqu'un d'autre ?
Jean-Christophe Mojard hace 2 meses
Ho ! La mega boulette ! Et j’ai fait un billet là-dessus en plus.
Merci beaucoup. J’ai rapidement fait disparaître la preuve de cette coquille. C’est bel et bien Xavier.
Jackie H hace 2 meses
Moi, Xavier, ça me va
Jean-Christophe Mojard hace 2 meses
Parfait ! Et merci encore.
Jackie H hace 2 meses
Waouh ! Maintenant on entre vraiment dans... la mort du sujet (je n'ose dire "le vif"...)
Jean-Christophe Mojard hace 2 meses
Complètement englué, comme dans un seau de tripes froides.
Merci.