La limousine des pauvres
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La limousine des pauvres
"Je ferais mieux de rentrer chez moi, bien à l’abri au troisième étage d’une résidence fraîchement sortie de l’imagination farfelue d’un architecte sous amphètes. Il me serait assez difficile de vous décrire avec précision l’œuvre dans laquelle je réside mais, essayez de vous représenter une toile des plus abstraites servant de modèle à un gamin, afin qu’il s’en inspire pour créer une sculpture avec un peu de pâte à sel, quelques gommettes et nouilles séchées. Pour faire court, disons que je vis dans un cadeau de fête des mères…
Je repense à Chloé, à notre conversation. D’après elle je serais, comment a-t-elle résumé cela déjà :
« Un artiste torturé qui recherche un sens à sa vie ».
Et je suis là à errer dans les rues sombres, avec pour seule compagnie des envies désuètes, des idées puériles, des souvenirs périssables d’une vie que je trouvais pourtant si belle. Cette quête ne me conduira nulle part. Tout ceci n’est que perte de temps. Je devrais être en train de me saigner les doigts sur mon clavier, écrire ce que mon imagination me dicte et pondre un pavé considérable qui m’élèverait au rang d’écrivain talentueux. Au lieu de cela, je me perds dans un flot d’inepties et d’idées noires qui me paralysent la fougue artistique. Comment pourrais-je trouver les mots, les imbriquer entre eux dans une suite logique de phrases à rallonge comme j’aime tant les écrire ? Comment, si tout ce qui me passe par la tête n’est que foutoir et digressions… Il faut être sain d’esprit et organisé. Ne pas se dissiper aux quatre horizons. Se concentrer sur un seul objectif aux contours bien définis. Ils sont pourtant assez précis mes contours, ils épousent à la perfection les formes de mon amour perdu. Presque perdu. Potentiellement perdu. Ou peut-être pas encore perdu…
Au loin s’élève une colonne de fumée. Le tram arrive. Cette bonne vieille locomotive moderne. Allez cow-boy, rentre chez toi, tu pourras noyer toutes ces mésaventures dans une tasse d’alcool. Les portes s’ouvrent, je monte à bord. Le tramway, c’est un peu la limousine des pauvres. Il y a un chauffeur, de l’espace mais pas de mini-bar. Je déteste les transports en commun. On risque constamment de finir sous l’aisselle transpirante d’un grand con qui se la pète parce qu’il peut s’accrocher aux poignées du plafond sans avoir à lever les pieds. J’ai de la chance ce soir, la rame est presque vide. J’ai même le droit à un siège coté hublot et dans le sens de la marche. Je regarde la ville défiler sous mes yeux. Les lumières des réverbères et des phares de bagnoles laissent de furtives trainées lumineuses. Je vois des gens mais ils sont sans visage. Pas le temps pour les détails. Le monde tourne bien trop vite. Il ne semble s’arrêter que pour mes compagnons de route et moi-même. Pour nous, les voyageurs prisonniers du temps dans notre bulle de tôle. Je détourne mes yeux du dehors et observe mes codétenus. Un jeune garçon tripote l’écran tactile de son smartphone, ne prêtant nulle attention à sa tout aussi jeune moitié, elle-même perdue dans ses rêveries, la tête collée contre la fraîcheur de la vitre. Non loin de moi discute un vieil homme avec je ne sais quelle hallucination. Il lui arrive de hausser le ton par moment, peut-être est-il en désaccord avec lui-même. Je ne vais certainement pas le moquer, il me semble voir tellement de moi en lui. Quelques innocences boutonneuses se chahutent et s’apprêtent à vivre la soirée de tous les possibles. Un père sert contre lui sa petite rouquine endormie tandis que s’emmitoufle dans ses lainages loqueteux une trentenaire aux yeux anormalement rouges. Je serais curieux de connaitre leurs pensées. Sont-elles aussi confuses que les miennes ? Sommes-nous tous égarés dans nos vies respectives ? Perdus au point de préférer ne plus bouger et attendre qu’un guide se pointe et nous ramène sur le droit chemin. Les arrêts se suivent, les visages changent. Mon ami grisonnant et son fantôme ont fini par s’accorder sur le moment de quitter les rails, d’autres les ont remplacés. C’est un peu comme la vie, certains arrivent et d’autres s’en vont. Nous sommes interchangeables…"