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26. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, 3

26. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, 3

Publicado el 12, may., 2023 Actualizado 12, may., 2023 Cultura
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26. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, 3

 

Ygrem sentit qu’il était temps de parler avec les industriels de Syr-Massoug. Les phrases prononcées par Nïmsâtt à propos de la science et de l'Université lui demeurent présentes comme un écho dans sa tête. Se pose cependant une question de méthode. Ygrem n’envisage pas de s’adresser aux industriels sans avoir auparavant obtenu les avis de ses conseillers ; et ces avis eux-mêmes devront prendre appui sur des rapports d’enquête, menés par des experts de terrain. Ainsi Ygrem et ses conseillers seront ils à même de se former une image exacte et complète de la situation. Ygrem se doute qu’il n’aura pas trop de ses conseillers auprès de lui pour mener à bien une négociation difficile, faire face aux objections et attentes des industriels ainsi qu’à celles d’autres acteurs importants de la vie économique, artisans et ouvriers.

Cette fois encore, Ols et Almira furent conviés par Ygrem à assister aux rapports des enquêteurs. Ensuite viendraient les discussions avec les conseillers.

De ces rapports il ressortait un mécontentement général, ce qu’exprima le porte-parole des enquêteurs dans un langage quelque peu cérémonieux :

— Majesté, Prince Ols, Princesse Almira, Messieurs les Conseillers du Roi, après sept jours d’enquête auprès des forces vives de notre cité, là où se déroulent les activités du commerce, de l’industrie et de l’artisanat, mes collègues et moi sommes unanimes pour constater une désorganisation des relations d’échange et de travail dans notre capitale. Les plaintes, les réclamations que nous avons recueillies émanent surtout des artisans. Ils déplorent que des « hordes » — c’est l’expression qu’ils emploient — de travailleurs itinérants, sans poste stable ni domicile fixe, se comportent comme des mercenaires, louant leurs bras pour la durée et la tâche qu’on leur demande. Au début, les artisans jugeaient cela profitable. La disponibilité de cette main-d’œuvre en quête d’em­ploi leur permettait de répondre avec souplesse aux commandes des industriels. Ainsi, les artisans ajustaient la sous-traitance et la fourniture de pièces au coup par coup. Mais, par la suite, les industriels ont directement employé cette réserve d’ouvriers temporaires, afin de réaliser des tâches qu’ils demandaient habituellement aux artisans dont les « Aspalans » — c’est ainsi que les artisans les nomment — avaient su retenir et reproduire le savoir-faire. Ils ne connaissent pas les contraintes qui pèsent en revanche sur les artisans de Syr-Massoug. Ils n’ont pas de famille à nourrir, pas d’échoppe à entretenir, pas de comptabilité à tenir. Leurs exigences sont des plus modestes, quant aux conditions de travail. Pour cette raison, les industriels leur donnent la préférence sur les artisans. Ces derniers, non seulement voient leur activité diminuer, mais les prévisions leur sont devenues pratiquement impossibles. Les industriels jouent avec nous, disent-il. Ils auraient pris l’habitude de passer des commandes qu’ils annulent dès qu’ils trouvent meilleure offre. Ils exerceraient une pression proche du chantage afin d’obtenir des artisans des prix si bas que certains d’entre eux travaillent à perte afin de garder leur clientèle.

— Et les « Aspalans », qui sont-ils ? Que disent-ils ?

— Les « Aspalans », Majesté, sont le plus souvent, en effet, des Aspalans. Mais des Aspalans ils n’ont plus que l’apparence, et encore… Ils se sont dépouillés de leurs coutumes, leurs traditions, leurs codes, comme on se défait d’un vieux manteau. Si l’on peut reconnaître quelques qualités aux « vrais » Aspalans, c’est leur sens de l’honneur, leur respect de la parole donnée et leur esprit d’entre-aide, de solidarité, du moins entre Aspalans. Mais de ces vertus les migrants de Syr-Massoug n’ont que faire. Les Nassugs sont pour eux des étrangers pour ne pas dire des ennemis. Du soin de leur cité d’accueil ils ne se sentent pas comptables. Syr-Massoug ne leur est qu’un genre de grand magasin dont il s’agit de forcer les entrées.

— Est-ce là ce qu’ils disent, eux ?

— Non, Sire, je le reconnais…

— Mais que vous disent-ils ?

— Qu’ils aimeraient que les citoyens de Syr-Massoug renoncent à les soupçonner de tous les maux ; que l’on cesse de les charger de toute la criminalité de la capitale, car c’est injuste ; qu’enfin ils puissent s’installer dans la cité avec leur famille et un travail régulier.

— Et les industriels ?

— Les industriels ?

— Oui ! Que disent-ils ? Que veulent-ils ?

— Ils nous ont accueilli avec courtoisie, n’ont fait état que de problèmes plutôt secondaires. Ils ont évoqué la question des approvisionnements par mer en provenance de l’Archipel de Mérode. Ils aimeraient que tout aille plus vite ; que les échanges soient plus nombreux, plus intenses ; que les réseaux de relations soient plus denses ; que la circulation de la monnaie soit plus fluide. Mais ils ont surtout fait valoir que, de tout cela, ils souhaiteraient parler directement avec vous, Majesté… Et devant Santem, ont-ils ajouté.

Ygrem ne fit aucun commentaire. Il sentait que le non-dit des industriels recèle l’enjeu important de l’entrevue qu’il projette d’avoir maintenant avec eux et le concours de son vieil ami. En attendant, il remercia les enquêteurs qui prirent congé prestement. Ne restaient dans la salle du Conseil que sa belle-fille, son fils et ses quatre conseillers vers qui il se tourna pour solliciter leur réaction.

Le premier conseiller prit la parole :

— Majesté, le constat de nos enquêteurs est net : les relations de travail et d’échange sont désorganisées. À l’État de pourvoir à leur réorganisation. D’eux-mêmes artisans et industriels ne parviendront pas à s’entendre. Faut-il attendre la crise ouverte avant d’intervenir ? Contre la pente naturelle de la dégradation il revient au Trône d’infléchir le destin en faisant prévaloir les énergies de la raison sur les forces de l’inertie. La question est : comment solidariser l’ensemble des acteurs économiques dans un système propre à entretenir chez eux la conscience de leur appartenance à une totalité organique ? Comment leur faire réaliser que c’est en servant l’intérêt de l’ensemble qu’ils serviront au mieux leur intérêt personnel, non l’inverse ?

Le premier conseiller s’en était tenu à poser le problème, croyait-il, de façon neutre et objective, tel qu’il le voyait découler très logiquement du rapport des enquêteurs. Le deuxième conseiller se sentit justifié de poursuivre sur la même ligne, mais dans un sens prescriptif :

— Mettons promptement un terme au clivage entre artisans et industriels. Ce qui compte c’est le métier, non la taille de l’entreprise. Modeste échoppe d’artisan, vaste atelier coopératif, gigantesque réseau d’usines : ce qui importe, c’est de solidariser entre eux ces acteurs, si divers soient-ils quant à la surface économique, du moment qu'ils participent au même secteur de production. Il convient alors de réaliser entre eux un esprit de corps. C'est la première tâche. Ensuite de quoi chaque corps de métier apprendra à prendre en compte les intérêts des autres corps. Une telle prise de conscience, qui élargit la solidarité, devrait à mon avis s'effectuer au sein d'un grand Parlement. Quoi qu'il en soit, que tous, grands capitaines d’industrie ou petits indépendants, patrons ou employés, ouvriers ou artisans, puissent se concerter au sein de structures communes. Là, ils apprendront à s’entendre sur la définition de programmes où seront fixés prix, salaires, normes de fabrication, délais de livraison, perspectives d’approvisionnement futur. Ainsi les artisans seront ils assurés dans leurs prévisions et, de même, les industriels, pour établir leurs budgets prospectifs.

Ygrem se sentit séduit par la proposition, tout en désirant approfondir. Il doit cependant tenir compte de tous les avis. Or les deux autres conseillers paraissent dubitatifs. L’un d’eux affiche même une expression de clair désaccord. Ygrem avait en mémoire la réunion fameuse sur la nature et les missions du pouvoir politique. Il avait apprécié à cette occasion les vertus du débat contradictoire. Aussi invita-t-il le troisième conseiller à prendre activement part à la discussion.

— Permettez-moi d’attirer votre attention sur le point — comment dire ? — sibyllin ou opaque qui transparaît du rapport de nos enquêteurs à propos des industriels. Je salue la perspicacité de notre expert. Il a perçu une retenue délibérée chez les industriels. Ceux-ci sont restés sur la réserve, n’est-ce pas ? Ils ne souhaitent pas s’ouvrir de leur préoccupation de fond… sauf devant vous, Majesté, en présence de Santem.

Majesté, est-ce que je me trompe en suggérant qu’une telle discrétion cache un élément crucial ?

Il n’avait pas échappé au troisième conseiller que le roi avait été intrigué par le comportement des industriels et préoccupé par leur demande d’audience spéciale. Ygrem dut confirmer, encourageant par là le troisième conseiller à poursuivre.

— Le grand souci des industriels se laisse résumer à des principes simples et de bon sens : fluidité, liberté, souplesse, vitesse ; que rien ne fasse obstacle au jeu des échanges. Pourquoi vouloir tout encadrer dans des structures de concertation ; enserrer les activités dans des formes institutionna­lisées ? Pourquoi ne pas laisser les acteurs ajuster leurs comportements en fonction de ce que chacun décide selon ses préférences. L’ajustement se fera comme de lui-même, grâce à la muette rencontre des demandes et des offres, qu’autorise à présent la monnaie. La Syr-Massoug d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. Nous ne sommes plus dans une foire de village, au temps où des voisins se rencontrent et négocient âprement le prix de leurs bestiaux. Le règne de la monnaie royale épargne aux acteurs sociaux la lourde charge de transactions qui s’enlisent dans des négociations parfois sans issue.

Reprenant son souffle, le troisième conseiller s’adressa au cénacle :

— Rappelez-vous comment, il n’y a pas si longtemps, se traitaient les affaires. Non seulement les tractations pouvaient prendre des mois, voire des années, mais on ne traitait pas avec n’importe qui. Il fallait que les protagonistes se fussent préalablement reconnus. Chaque famille faisant partie d’un réseau d’amitié, c’est à l’intérieur du réseau, là où une communauté d’intérêts est régie par un pacte entre familles, que l’on pouvait engager les pourparlers d’affaires. Or, voilà ce que nous suggèrent les industriels : prenons acte de ce que le marché a désormais changé de nature. Grâce à la monnaie une considérable économie est réalisée sur les palabres, marchandages et tractations. C’est là un prodigieux gain d’efficacité. Là se tient la rationalité. Tout à l’heure, mon collègue en a appelé à la raison. D’accord sur le principe ! Mais où la raison se tient-elle ? Dans la mise en place de structures corporatives, afin que les protagonistes soient contraints de s’entendre sur des programmes ? Où est-ce plutôt dans la simpli­fication qu’introduit la monnaie dans le jeu des échanges marchands ? À mes yeux, la réponse ne fait pas de doute : la raison véritable n’est pas à rechercher ailleurs que là où il y va du plus simple, du plus efficace, du plus rapide, du plus souple. C’est de cette intuition forte, j’en ai la certitude, que les industriels souhaiteraient entretenir notre Monarque. Devançons leur attente plutôt que nous y opposer. Allons sans crainte dans le sens de la transformation, là où travaillent les tendances d’avenir !

— Mais à quel prix, collègue, à quel coût humain comptez-vous faire advenir ce paradis ?

Le quatrième conseiller venait de lâcher l’ironie avant même que les deux premiers conseillers se fussent donné le temps de la réplique. Ygrem, tout à l’anticipation d’une bonne dispute, presse le nouvel intervenant de développer son objection :

— Mon collègue me paraît raisonner comme si la seule position digne de considération émanait des industriels ; comme si les artisans, mais aussi les ouvriers, ces « Aspalans », n’avaient rien de sérieux à faire valoir. Je préfère encore me rallier aux propositions de mes deux premiers collègues, bien que celles-ci méritent éclaircissement…

Ygrem interrompit :

— Nous sommes là pour ça. J’entends que chacun de vous aille au bout de ses convictions ; que tout soit explicité. J’attends de vous la transparence. Si d’aventure aucune entente ne peut naître entre vous, qu’au moins nous puissions nous entendre ici sur les termes effectifs du désaccord. Pour ce faire je convoquerai autant de rencontres que nécessaire.

— J’entends bien, Majesté. Je m’en réjouis.

— Alors, poursuivez, je vous en prie.

— J’accorde à mon collègue qu’une certaine rationalité parle en faveur de la fluidité des relations économiques ; que la monnaie en est un vecteur puissant et, à vrai dire, le principal ; qu’il y va de la simplification des échanges, de leur fluidité, de leur rapidité. Tout cela est exact. Mais la raison, comme il dit, n’est pas seulement celle de l’économie monétaire. La raison est aussi — plus encore, peut-être — du côté d’un État capable de prévenir les dérives de ce même marché. Ce que notre collègue nous présente comme une norme d’efficacité, voire le principe-même du Raisonnable, qu’est-ce d’autre que ce qui se déroule sous nos yeux, à Syr-Massoug, entre les supposés partenaires économiques ? Je n’y vois pas ce paradis social que l’on nous fait miroiter. En fait d’harmonie c’est le chaos qui se profile. Ce n’est pas la satisfaction mais bel et bien le mécontentement qui est « général ». Ainsi l’ont diagnostiqué nos experts. Entre les ouvriers, les artisans et les industriels eux-mêmes, qui donc ne se plaint pas ? Dans le fond, vers quelle autorité, quelle puissance leurs réclamations se dirigent-elles ? Je réponds qu’en vérité, leur appel est dirigé vers davantage d’État.

— « D'avantage d’État » ! Qu’est-ce à dire ?

La réaction s’était aussitôt fait entendre, unanime chez les trois conseillers ensemble, et Ygrem avec eux.

— J’entends ceci : les acteurs en appellent à une régulation qui ne se résume pas à celle du marché. Les circuits de monnaie sont, certes, un puissant agent d’efficacité et de simplification. Encore que nous puissions demander quelle est cette « raison » qui dispense largement de la parole et des rapports personnels, une perte d’humanité, que nous aurons peut-être à déplorer. Quoi qu’il en soit, je m’incline devant l’efficience de cette institution. Mais ne sous-estimons pas la puissance du politique. Elle commence où s’arrête celle de l’économie. Entre les deux milieux sachons faire le partage, assigner à chacun la compétence qui lui revient. Ce serait une faute de méconnaître leur complémentarité. Les industriels sont les avocats naturels du marché. Mais ils ne voient le bien commun qu’à travers leur intérêt propre qu’ils aimeraient généraliser. L’État, en revanche, jouit de la position de surplomb qui favorise cette vue d’ensemble, celle de l’intérêt général. Aucun des acteurs sociaux ne doit lui faire loi, pas davantage les industriels que les artisans et les ouvriers.

A l’écoute de ces paroles, Ygrem se sentit désemparé. L’argument du quatrième conseiller a beau être fort, une voix lui suggère qu’une telle solution est trop lourde ; qu’entre l’État et le marché l’équilibre sera précaire. Comment articuler entre elles ces deux instances ? L’État devra puiser ses ressources dans la société : comment le fera-t-il sans détourner une partie du circuit monétaire vers sa propre administration ? Et comment les industriels ne seront-ils pas incités à vouloir réduire les ressources de l’Ad­ministration publique ? L’État, cependant, sera tenté par la pente inverse : accroître ses interventions dans l’éco­nomie et, pour ce faire, puiser davantage de ressources en compétences et en argent… Il n’est pas dans la nature de limiter sa pro­pre marge de manœuvre. Ygrem réalisa avec une stupeur proche du désarroi que la complexité du problème excède ses possibilités actuelles de le résoudre. Il soupçonne en outre que la dispute des conseillers ne puisse que dégager des options concurrentes. Même si chacune a sa cohérence, aucune n’offrira, redoute-t-il, le point de vue propre à les concilier dans une synthèse supérieure.

Le débat risque à présent de tourner à vide, il faut le suspendre ; ce que fit Ygrem après avoir remercié ses conseillers. Ne demeuraient auprès de lui qu’Ols et Almira.

— Qui pourrait bien nous apporter l’élément résolutif ?

Le roi méditait ainsi quand surgit l’image de son ami : Santem ! Une fois encore, il lui apportera le concours décisif et le rêve des quatre Cités deviendra réalité.

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