16. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VII, 2
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16. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I - Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VII, 2
Vers les hauteurs, le plateau décline doucement, tandis que devient étale la rivière dont jusqu’alors le cours était plutôt rapide. Après cinq jours de marche, les hommes aperçurent la jonction entre le déclin du plateau et la rivière. Cependant, beaucoup d’autres cours d’eau se laissent de loin en loin deviner sur la vaste étendue qui semblait surgir. Oramûn comprit que ses compagnons et lui abordent maintenant l’extrémité orientale de la région marécageuse qu’ils avaient aperçue depuis leur bateau, en longeant du Nord au Sud la côte occidentale de Sarel-Jad. Chose remarquable, la plaine n’est pas seulement encadrée par les deux massifs, septentrional et méridional, ainsi que par le plateau oriental : à l’Ouest également elle parait bornée par des monts escarpés mais d’une hauteur moins considérable ; ce qui explique la pénétration de l’humidité. Il reste que la plaine s’étend presque à perte de vue, comme un immense marécage alimenté de cours d’eau provenant des deux massifs et du plateau. Si l’on devine des hautes futaies au flanc des montagnes, notamment au Nord, il y a assez peu d’arbres, au centre, plutôt des taillis ou buissons en abondance, mais surtout des hautes herbes. Là, le groupe n’eut pas longtemps à attendre pour prendre un aperçu de la richesse biologique : de nombreux groupes de cervidés de races diverses, des hordes de gros sangliers, une infinité d’oiseaux échassiers et autres. Mais ce sont les buffles qui arrêtèrent l’attention des hommes. Leurs troupeaux sont immenses et les bêtes sont gigantesques. Cela rendit Oramûn songeur. Il cherchait du regard le prédateur qui pourrait bien réguler une telle faune…
Justement, l’air de la nuit en diffusa la voix puissante, un bruit qui, à bien l’écouter, tient à la fois du rugissement profond du lion et du feulement sonore du tigre. Les hommes virent, au lendemain, l’animal — la morphologie d’un lion mâle adulte, mais presque deux fois plus volumineux qu’un lion ordinaire — attaquer et terrasser à lui seul un buffle énorme, sans craindre le reste du troupeau. Ferghan avait entendu parler de tigres d’une taille impressionnante aux fins fonds des Terres noires. Quant à Oramûn, il avait ouï dire que des grands lions hanteraient encore les montagnes à l’extrême orient des Terres bleues. Mais ni Ferghan ni Oramûn n’avaient eu écho de félins aussi gigantesques, tigres ou lions, que celui qu’ils venaient d’apercevoir et dont l’existence, la possibilité même, leur demeura longtemps une énigme.
Les sept hommes décidèrent de se séparer en deux groupes pour explorer le cœur de Sarel-Jad, mais en commençant par la partie orientale, dominée par le grand plateau aride aux tranchées profondes et verdoyantes : Ferghan avec les deux frères d’Oramûn ; ce dernier, avec les trois forgerons. Ils convinrent de se retrouver dans cinq jours francs, à l’endroit et à l’heure mêmes où ils se séparaient. Ferghan est animé d’une curiosité intense : approcher les petits êtres d’apparence humaine, qu’ils avaient entr'aperçus à la rivière. Il parvint à convaincre les frères d’Oramûn de retourner à l’endroit de la rencontre. Quant à Oramûn, il a en tête le récit de Rus Nasrul, le père de Ferghan ; ou, plus exactement, le récit que Nasrul lui avait rapporté du récit de Zaref, quant aux richesses d’or et d’émeraudes qu’est censé receler ce quasi-continent sauvage.
Entre les deux groupes le succès fut inégal.
Ferghan et les frères d’Oramûn s’étaient postés non loin de la rive pour guetter la venue éventuelle des petits êtres. Or, ceux-ci se tenaient sur les gros rochers ronds et lisses qui constituent un dédale, d’une rive à l’autre, ainsi qu’au milieu de l’eau. Lorsqu’ils aperçurent les hommes, ils se sentirent piégés, estimant peut-être qu’ils se trouvaient en-deçà de la distance de fuite. Plutôt que de partir en débandade, ils choisirent de demeurer, se contentant de surveiller le comportement des hommes. Jusqu’alors accroupis aux aguets, ceux-ci s’assirent alors tranquillement en regardant ailleurs ; et c’est ainsi que les petits êtres s’accoutumèrent à leur présence.
Quant à Oramûn, parti avec les forgerons, il voulait procéder à une exploration systématique des failles profondes qui tranchent la montagne. Il lui semblait que, s’il existe bien le trésor évoqué par Zaref, il devrait normalement se trouver dans des cavernes souterraines, à proximité de cours d’eau. Mais les quatre hommes ne découvrirent aucun trésor ; seulement d’étonnants graphismes sur les parois d’une caverne : des hommes figurés de profil, avec une barbe en pointe, et, à leur suite, autant qu’on pût juger, des êtres semblables à ceux aperçus à la rivière. On les devinait attachés les uns aux autres, comme des captifs, encadrés, devant et derrière, par les hommes barbus.
Les deux groupes se retrouvèrent comme convenu. L’un des frères d’Oramûn brandit deux beaux poissons encore frétillants, qu’il avait piégés dans une crevasse rocheuse de la rivière. Le soir venu, ils firent griller les poissons, s’échangeant les expériences retenues de leur exploration. Oramûn complimenta Ferghan pour avoir ainsi convaincu ses compagnons de prendre contact avec les petits êtres. Il resterait à entrer en communication. Ferghan y est-il prêt ? Or il ne demandait que cela. Mais il se rendrait seul à l’endroit où, selon l’apparence, les petits êtres sont établis. Dès l’enfance, Ferghan avait appris à progresser dans des contrées sauvages sans se faire entendre ni surprendre, qu’il s’agisse d’hommes ou d’animaux. La compagnie des frères d’Oramûn ne pourrait que le gêner, s’il voulait réunir les meilleures chances de se faire accepter par le mystérieux petit peuple, jusqu’à pouvoir communiquer avec au moins l’un d’entre eux. Avant toutefois d’aller à leur rencontre, Ferghan voulut voir les graffitis de la caverne. Il s’y rendit avec Oramûn, examina les dessins longuement, et, se tournant vers son compagnon, le regarda gravement dans les yeux :
— Les hommes barbus sont des Aspalans. La taille de leur barbe les identifie, mais surtout les couteaux qu’ils portent à la ceinture.
La conclusion fut vite tirée : il s’agit probablement des hommes de Zaref. Leurs captifs appartiennent au petit peuple. S’agirait-il d’un trafic d’esclaves ? Oramûn n’eut pas besoin de dire à Ferghan combien il importait d’en savoir davantage, d’obtenir donc du petit peuple autant d’informations qu’il est possible.
Les deux hommes se séparèrent, Ferghan, pour ce que l’on sait, Oramûn, pour approfondir son exploration ; et Ferghan n’eut pas longtemps à attendre : il s’était à peine enfoncé dans le chenal touffu vers l’amont de la rivière, qu’il aperçut de loin deux de ces êtres qui paraissaient jouer ensemble. Il s’agissait de deux adolescents, ou plutôt, un adolescent et une adolescente. Ils se tenaient face-à-face, très proches l’un de l’autre. Le garçon prenait dans ses mains les seins de la fille, en pinçait gentiment les pointes, tous deux riaient et chahutaient, la fille jouant à tenter de s’échapper aux prises du garçon. Puis ils se saisirent l’un l’autre comme pour une lutte corps à corps ; et, là, Ferghan fut saisi d’une révélation soudaine : « Ils ne sont pas humains ! », s’écria-t-il en lui-même. Ce n’était pas un cri, car Ferghan s’était tenu muet, afin de ne pas attirer l’attention sur lui. Mais c’était un cri intérieur, une exclamation en pensée. C’est que ces adolescents, en se mettant à lutter, faisaient montre d’une agilité telle qu’ils révélèrent aux yeux de Ferghan leur animalité : aucun humain ne serait capable, même le plus agile, de tourbillonner ainsi avec tant de souplesse et de promptitude. C’en était stupéfiant. Ferghan regarda, fasciné, le spectacle de cette exhibition qui, pour les acteurs, n’était qu’un jeu de routine, sans doute, quelques préliminaires érotiques. En effet, le corps à corps se fit plus intense. La fille luttait de toute son énergie, émettant des sortes de rires, exclamations aiguës, entrecoupées d’interjections qui évoquaient l’indignation, la révolte, mais toujours en manière de jeu. Le garçon, bien qu’à peine plus fort, parvint à plaquer la fille, épaules contre le sol. Dans un sursaut d’énergie, celle-ci se retourna, prit le dessus, puis ils firent ensemble plusieurs « roulades » au sol, à toute vitesse, jusqu’à ce que la fille, épuisée, change d’attitude. Elle parut se rendre avec plaisir et fatigue, écarta légèrement ses jambes. Le garçon s’introduisit avec ardeur. Ils se faisaient face, et, ce qui parut étrange à Ferghan, la fille entoura de ses bras le cou du garçon qui la serra contre lui. Ils se regardaient dans les yeux, fixement, ne riaient plus, semblaient s’aimer à moins qu’ils ne fussent comme figés par le désir.
L’accouplement dura plus longtemps que Ferghan ne l’avait anticipé. Se dégageant l’un de l’autre, puis regardant autour d’eux, les adolescents partirent ensemble, d’abord, et chacun prit ensuite son chemin propre. Mais ils suivaient une même direction jusqu’à une clairière où était installée toute une compagnie.
Ferghan les avait suivis. Il ne chercha pas à se dissimuler, se présenta droit, marchant lentement, tandis qu’il murmurait d’une voix douce quelques paroles qui se voulaient rassurantes. Les petits êtres reculèrent, légèrement courbés, tout en lui faisant face. Seule une jeune fille tenait sa position, droite, elle aussi. Ferghan remarqua ses cheveux foncés à peine ondulés, alors que les autres les ont roux et crêpés. Elle n’a pas le teint beige-ocre, comme le reste des membres de la compagnie, et sa taille est un peu plus haute. Mais, comme les autres, ses yeux sont grands, ses lèvres, charnues, le front est bombé, les pommettes, hautes et larges, le corps, musclé et « homogène », comme mû par une force « élastique » d’un seul tenant. Elle ne se montra pas farouche. Tête penchée sur le côté, elle esquissa un sourire en direction du jeune homme, et elle lui tendit les deux mains.