130 millions d'oeuvres, 170 pays. Cécile Rap-Veber nous raconte l'histoire de la SACEM
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130 millions d'oeuvres, 170 pays. Cécile Rap-Veber nous raconte l'histoire de la SACEM
Née dans un bistrot parisien au 19e siècle, la SACEM [Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique] est désormais l'une des plus grandes sociétés collectives de gestion des droits d'auteur au monde, disposant du plus vaste répertoire mondial.
Actuellement directrice des licences de l’international et des opérations de la SACEM, Cécile Rap-Veber a auparavant travaillé treize ans à Universal Music France, après avoir été avocate au Barreau de Paris. Nous l'avons rencontrée pour lui poser quelques questions sur le rôle de la SACEM et son histoire.
Les jeunes créateurs journalistes Adrien et Armand ont recontré à la SACEM Cécile Rap-Veber au cours de l'été 2019 lors de leur stage. Guillemette Lano, étudiante en Sciences Politiques et Chargée des Affaires Européennes et des Relations Institutionnelles chez Panodyssey est contributrice de cet article. Cet article a été récemment corrigé pour supprimer de vilaines fautes d'orthographe. Nous remercions très chaleureusement la lectrice qui nous a aidé à les corriger. Alexandre Leforestier n'est pas l'auteur de cet article. Alexandre a organisé l'interview et mis en page cet article pour le publier ici.
© Photo by Gotafi on Unsplash
La SACEM est une société privée à but non lucratif de gestion des droits d’auteurs. Qu’est-ce-que cela signifie concrètement ? Comment l’expliqueriez vous à quelqu’un qui n’est pas du tout familier au droit d’auteur ?
Très souvent, notre directeur général Jean-Noël Tronc nous compare à une sorte de coopérative. C’est-à-dire une association de membres qui ont tous un intérêt commun : la défense et la protection du droit d’auteur, qui passe par la collecte et la rémunération des créateurs sur l’exploitation de leurs œuvres.
Le fonctionnement de la SACEM est difficile à comprendre, puisque notre activité très spécifique : collecter le droit des créateurs. La plupart du public connaît les interprètes, voire même les grandes maisons de disque, mais cela devient plus complexe quand on parle des créateurs de l’ombre, ceux qui n'interprètent pas leurs propres chansons.
La SACEM est en charge d’aller rencontrer tous les diffuseurs de musique, en France et dans le monde, et négocier avec eux la rémunération au titre de la diffusion des œuvres du répertoire que nous représentons. Une fois collectée, la rémunération doit être répartie, à l’ensemble de nos membres. La SACEM est une société sans profit et non commerciale, car nous reversons l’intégralité de tout ce qui est collecté, déduction faite des frais de fonctionnement d’environ 15%.
L’histoire de la création de la SACEM est assez originale...
Un jour de 1847 alors qu’ils se promenaient, deux auteurs et leur éditeur ont voulu aller boire un café au Café des Ambassadeurs, où ils avaient leurs habitudes. En arrivant, l’un d’entre eux, Ernest Bourget entend de la musique, et réalise que c’est son répertoire qui est joué par un orchestre. Puis, il se rend compte que le prix du café avait augmenté. On leur a expliqué que c’était normal, puisque les clients pouvaient désormais écouter de la musique en buvant leur café. Les créateurs ont alors rétorqué au cafetier qu’ils paieraient leur café le jour où ce dernier paiera la diffusion de leur musique.
© Photo prise par Alexandre Leforestier : " Mes guitares "
Le cafetier ayant refusé de payer les droits d’auteur, s’en est suivi un procès, financé par les éditeurs, raison pour laquelle le destin des créateurs a été rapidement lié à celui des éditeurs pour la construction de leur société de gestion de droits. En effet, on les retrouve dans l’acronyme de la SACEM, Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique.
Dans le cadre de cette procédure, auteurs et éditeurs se sont regroupés pour faire reconnaitre leurs droits contre le cafetier. Et la justice leur a rendu raison, actant par la condamnation du cafetier que la diffusion d’une musique doit être rémunérée. S’en suivirent de nombreux autres procès similaires, tous gagnés. Les créateurs et les éditeurs de musique se sont alors rendus compte que l’union faisait la force, d’où leur décision de monter ensemble une société de gestion collective.
Au tout démarrage, ils étaient d’ailleurs allés voir la SACD [Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques]. Mais cette dernière s’occupait d’un répertoire qu’elle estimait plus noble (opéra, lyrique), et a refusé d’accueillir ces créateurs de musique qualifiée de moins sérieuse. Nos créateurs ont alors monté leur propre société de gestion : la SACEM, née en 1851. Et elle n’a cessé de grossir depuis puisqu’elle rassemble désormais plus de 160 000 membres, de 160 nationalités différentes.
Vous l’avez dit, la SACEM rassemble aujourd’hui 160 000 artistes créateurs, et le nombre d’adhésions a doublé entre 1997 et 2012. Est-ce-que cette augmentation est due à l’arrivée d’internet et à la difficulté de récolter soi-même le montant des droits ?
Cette évolution est moins due à l’arrivée d’internet qu’à la transformation des méthodes de production musicale. Il fut une période où, derrière la pochette des CDs ou des vinyles, étaient inscrits les noms d’un ou deux créateurs seulement comme Gainsbourg. Même à l’étranger pour une œuvre comme Bohemian Rapsody par exemple que Freddy Mercury signait seul.
"Les œuvres sont devenues des patchworks de collaboration"
Désormais, si vous regardez les crédits d’une chanson, elles rassemblent souvent sept à neufs créateurs. Le nombre d’ayants-droits est absolument délirant. La dernière étude américaine à ce sujet a montré qu’il y avait en moyenne neuf créateurs par œuvre aujourd’hui, et ce n’est qu’une moyenne !
Du fait de cette nouvelle manière d’écrire des chansons, les oeuvres sont devenues des patchworks de collaboration : donc au lieu de défendre un créateur pour une chanson, nous en défendons désormais bien plus. Ceci découle des nouvelles formes d’expression et collaboration musicale : aujourd’hui avec le rap, l’urbain, l’électro, les contributeurs d’une œuvre se multiplient.
A la SACEM, c’est une équipe de 1425 collaborateurs qui est chargée de défendre un répertoire de plus de 130 millions d’œuvres tout style confondu. Comment faîtes-vous ?
Et bien nous sommes extraordinaires, on travaille jour et nuit, c’est horrible. *rires* Heureusement pour nous il y a des outils informatiques. Mais surtout, toutes les œuvres ne sont pas en permanence exploitées : en effet parmi ces œuvres, seules huit millions sont extrêmement vivantes et génèrent des droits. Cette petite partie du répertoire a tendance à absorber plus de 90 % de la valeur. Cette concentration s’est intensifiée avec le online.
"Le plus fou est que l’on a désormais accès à cinquante millions d’ouvres avec des abonnements sur Deezer et Spotify, mais finalement ce sont toujours les mêmes qui sont consommées. "
Mon ancien patron Pascal Nègre avait cette comparaison il y a dix ans déjà du restaurant chinois. C’est-à-dire que vous arrivez devant un immense buffet, et la grande majorité prend porc sauce aigre douce ou canard laqué. Peu importe qu’il y ait 200 plats différents, on prend toujours les mêmes.
Ce qui est terrifiant également, c’est qu’à l’époque du CD quand vous étiez fan d’un artiste, vous achetiez tout l’album, il y avait un objet. Vous écoutiez les cinq mêmes chansons tout le temps, et de temps en temps les neuf autres écrites sur l’album. Un certain nombre de créateurs vivaient grâce à ça : le créateur du titre n°13 était autant payé que le créateur du titre n°1. C’est fini tout ça n’existe plus : il y a une concentration de consommation sur 1 ou 2 titres. Maintenant, vous écoutez le single, voire un deuxième titre de l’album, et fin de l’histoire.
Tout ça pour dire, nous avons bien 130 millions dans notre base mais ce ne sont pas 130 millions de titres à reconnaître tous les jours.
Ce qui a explosé par contre, c’est évidemment ce qu’on appelle les usages déclarés. Avant, nous avions 24h de programmes déclarées sur une chaîne de télévision par exemple. Mais désormais, chaque stream de notre répertoire, n’importe où dans le monde, nous est automatiquement déclaré. A ce sujet, j’ai d’ailleurs appris récemment qu’il existait une unité au-dessus du trilliard que l’on a maintenant atteint en nombre de streams (le quatrillion) : alors qu’à une époque nos données se comptait en heures de programmes, nous sommes désormais passés au-dessus du trilliard de data en terme d’usages déclarés.
Vous êtes membre de la confédération internationale des sociétés d’auteurs-compositeurs alors-même que vous n’êtes pas les seuls sur le marché en France. Comment se répartissent les rôles et les marchés entre les différentes sociétés ?
"Il faut savoir que c’est en France que s’est créée la 1ère société de gestion des droits d'auteur au monde"
Il s'agit de la SACD, créée par Beaumarchais. Celle-ci défendait le théâtre et les compositeurs dramatiques au moment de sa création. Elle rassemble aujourd’hui les auteurs audiovisuels, et continue à représenter les œuvres dramatico-lyriques, c’est à dire les opéras et le théâtre.
La SACEM est donc la deuxième société de gestion collective à s’être créée en France.
Il y a eu depuis celle des journalistes que l’on appelle la Scam, ainsi que l’ADAGP, qui représente les photographes, les architectes, c’est-à-dire l’image fixe, et encore d’autres. S’y ajoutent également toutes les sociétés de droits voisins.
Mais nous avons été la 1ère société de gestion collective de musique à se créer dans le monde, suivi après par de nombreux pays. Malgré cette concurrence acharnée, la Sacem peut s’enorgueillir de rester le leader mondial dans son domaine.
Et comment faites-vous pour garder votre marché à l’international, par rapport à d’autres grandes sociétés ?
Initialement, nous collections les droits uniquement en France. Avec le temps, notre modèle s’est dupliqué dans pleins de territoires et chaque société ne percevait les droits que sur son territoire. Un système de représentation réciproque des sociétés entre elles s’est organisé. En général, chaque société avait pour membre des créateurs du pays de ladite société.
La SUISA (Société suisse pour les droits des auteurs d’œuvres musicales) a cependant été l’une de nos premières concurrentes car de très grand ayant-droits français, pour certaines raisons évidentes, sont aller en Suisse, et se sont donc tournés vers la SUISA, pour la gestion de leurs droits ! D’autres grands créateurs de musique de cinéma se sont expatriés aux États-Unis pour travailler avec les studios américains et ont aussi choisi de rejoindre les sociétés de gestion américaines. Donc la concurrence existe bien depuis des années.
Le but aujourd’hui, avec l’internationalisation de la musique, est d’être le plus attractif par la qualité de nos services pour éviter de voir partir d’énormes stars appelées par les anglo-saxons qui ont les moyens de faire des avances.
Le fait est qu’aujourd’hui nous sommes extrêmement fiers d’annoncer que cela fonctionne plutôt bien : c’est nous qui avons attiré des gros catalogues anglais et américains à la SACEM.
Comment l’expliquer ? Déjà car on est hyper sympas *rires*, mais surtout car nous avons développé des outils informatiques, de la business analyse et un haut niveau de services. Aujourd’hui, il existe 4 à 5 grosses sociétés dans le monde qui se valent plus ou moins : la PRS, la GEMA, l’ASCAP, BMI et la SACEM. Les sociétés américaines sont performantes parce qu’elles ont un répertoire dément, sauf qu’elles sont très réglementées sur leurs tarifs en collecte. Pour vous donner un exemple, lors de concerts aux États-Unis leur collecte ne peut se faire qu’à partir d’une certaine taille de salle, tandis que la SACEM est en mesure de collecter au moindre concert dans un café. De plus, elles collectent 0,8% des recettes, tandis que la SACEM en collecte 8,8%.
"On collecte dix fois plus que les Américains"
Elles ont une puissance au niveau de leur catalogue, mais moins au niveau des négos. Nous avons un plus petit territoire, mais les taux y sont les meilleurs du monde. De plus, il nous a fallu ces dernières années développer le sens du service, des outils informatiques surpuissants, ce qui a permis d’attirer Warner, Universal, et des indépendants, qui ont notamment quitté la PRS anglo-saxonne !
Si ce soir je fais une scène ouverte en chantant la Corrida de Cabrel, est-ce-que je peux avoir une amende par la SACEM parce que je n’ai pas fait de demande au préalable ?
Non puisque vous êtes alors l’interprète, c’est le lieu qui vous accueille qui doit faire la déclaration. Donc vous pouvez chanter tant que vous voulez avec plaisir on sera très content. Mais le bar est censé faire une déclaration, sauf s’il s’agit d’une représentation privée avec votre famille. Mais à partir du moment où la diffusion est publique, il faut reverser des droits (ce n’est pas une amende).
Face à des acteurs comme YouTube ou Spotify, quelle est l’importance de former des confédérations de sociétés de droits à l’international ?
En l’occurrence aucune, pour la simple et bonne raison que la CISAC [Confédération Internationale des Sociétés d’Auteurs et Compositeurs] n’a aucune implication dans aucune négociation que ce soit. La puissance d’une société d’auteurs vis-à-vis de YouTube est à deux niveaux : elle dépend du répertoire, et des soutiens que vous avez.
Quand j’ai rejoint la SACEM en 2013, je suis tombée en plein dans LA négociation avec YouTube, qui nous a alors fait le chantage suivant : si la SACEM refusait le contrat qu’ils proposaient, alors ils arrêtaient la monétisation des vidéos, sous entendant que du jour au lendemain, les ayants droit, interprètes, créateurs et producteurs, ne toucheraient plus rien. J’ai donc appelé Pascal Nègre, alors PDG d’Universal Music et Président du SNEP [Syndicat National de l’édition phonographique]. Je lui ai dit que c’était un bras de fer qui s’annonçait, qu’il risquait d’avoir un manque à gagner mais qu’on ne pouvait accepter la proposition complètement injuste de YouTube.
Les producteurs nous ont alors suivis, ainsi qu’Universal Publishing, l’une des majors mondiales de l’édition. Ces deux soutiens combinés, nous avons travaillé nuit et jour pendant un mois et demi, sans monétisation donc, mais on a réussi à avoir un accord plus juste et équitable, et cela sans aucune intervention quelconque de la CISAC.
"Heureusement, on a en Europe des barrières permettant de protéger nos fondamentaux et le droit d’auteur"
En revanche, il y a une autre instance qui n’est pas mondiale mais européenne : le GESAC [Groupement Européen des Sociétés d’Auteurs et Compositeurs], qui réunit toutes les sociétés de droits d’auteur au niveau européen. C’est vraiment un instrument très puissant car il agit au niveau de l’Union Européenne, du Parlement, du Conseil des ministres.
La régulation des plateformes est très compliquée, et elle n’existe pas au niveau mondial : on a heureusement des barrières en Europe permettant de protéger nos fondamentaux et le droit d’auteurs. Cela explique nos récentes victoires, notamment face à des acteurs comme Google. On a petit à petit réussi à convaincre les députés européens du bien-fondé de la nécessité d’une régulation des plateformes, notamment via l’article 17 de la Directive Copyright.
C’est cependant un exercice toujours compliqué d’obtenir une position commune des européens car il faut savoir prendre en compte le passif des autres pays.
L’Allemagne, par exemple, qui a toujours hyper pro droit d’auteur était vent debout contre la directive droit d’auteur, et personne ne comprenait pourquoi. En fait, cela remonte à quelques années, quand YouTube voulait faire un accord avec la GEMA qui est l’équivalent de la SACEM. La GEMA refusant tous les accords qu’elle estimait inéquitables, YouTube avait mis un bandeau sur les vidéos musicales en Allemagne mentionnant “A cause de la GEMA vous ne pouvez pas avoir accès à cette vidéo”. Cela a généré une frustration de la part des internautes allemands et une critique à l’égard de la GEMA, d’où le refus de la population de soutenir le vote de l’article 13 (devenu 17 depuis) de la Directive qu’elle défendait.
Vous avez à la SACEM une mission d’action en soutien de la création musicale. Qu’est-ce-qui est fait aujourd’hui concrètement, et quelles évolutions historiques a-t-on pu observer depuis la création du Ministère de la culture il y a 60 ans en France ?
Premièrement, des prélèvements sont faits sur l’intégralité des droits d’auteur. Par ailleurs, il existe de par la loi une source de collecte s’appelant la copie privée, c’est à dire la rémunération due à tous les importateurs et fabricants de produits permettant de stocker de la copie des œuvres culturelles : cassettes initialement, puis CDs, clés USB, smartphones...
"25% des revenus de copie privée sont de par la loi automatiquement investis dans de l’action culturelle."
Aussi, l’action culturelle a évolué avec les formes de création. Désormais, la copie privée ne doit pas être discriminante, donc on doit étudier toutes les demandes de projets qui nous sont adressées (par nos sociétaires ou non), aussi bien pour financer des live que des maquettes, lancer un projet télé etc.
Il n’y absolument plus aucune restriction dans les domaines créatifs, même si évidemment ça a toujours quand même un lien avec notre objet social.
Mais, avec le développement du digital, les usagers se tournent bien davantage vers le streaming que vers le stockage, donc il nous faut repenser la copie privée pour les futures années.
Une dernière question pour terminer cette interview, si vous deviez conseiller trois livres, lesquels choisiriez-vous ?
Il y en a un que je ne vais pas tarder à lire, qui est la dernière biographie de Paul McCartney qu’on m’a recommandée. Il paraît que les anecdotes sont géniales, par rapport aux Rolling Stones, sa relation à John Lennon etc. On parle d’années mythiques en termes de musique.
Sinon, c'est étrange mais un de mes livres préférés est Au Bonheur des Dames, de Zola.
Ensuite, j’ai un peu honte mais pour m’évader j’adore lire des bouquins policiers : je pourrais citer tous les Agatha Christie ou Millenium par exemple…
C’est horrible vous imaginez, j’ai dix-sept générations d’écrivains dans ma famille et je ne suis pas capable de citer trois livres français !