Chapitre 3
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Chapitre 3
Quand j'entre à nouveau dans la maison, je trouve ma mère en compagnie de ses amies. En train de se soûler, bien sûr. Elle est trop occupée à s'amuser qu'elle ne remarque pas mon arrivée. Je soupire de soulagement, avant de me glisser dans ma chambre le plus discrètement possible.
Dès que je suis seule, je sors mon calendrier pour y cocher une case de plus. Il ne reste plus que 199 jours avant mes 15 ans, soit 1294 avant mes 18 ans. Ma libération. Je dois tenir jusque-là. Je peux tenir. J'ai déjà prévu d'aller en internat au lycée, ce qui me permettra d'être loin de cette maison de malheur. Peut-être que j’arriverai même à me faire des amis. Après, ce n’est pas grave si ce n’est pas le cas. Tout ce que je demande, c’est qu'on me laisse tranquille au lycée. Ce n’est pas trop demander, non ?
La semaine qui suit me paraît durer une éternité. Comme à leur habitude, mes harceleurs ne se privent pas de trouver de nouvelles manières de m’humilier. Sauf que pour une fois, ce n’est pas leur attitude qui fait passer le temps avec lenteur. C’est l’attente de voir à nouveau Francine. Je me rappelle en permanence sa promesse de m’aider et espère qu’elle ne l’ait pas oubliée. Le soir n’est pas mieux : ma mère a doublé mes corvées, et me surveille en permanence. C’était déjà horrible de devoir s’occuper seule de toute la maison, alors avoir en plus son intention malveillante sur moi est insupportable.
Après une semaine plus éprouvante que jamais, le samedi arrive comme une bénédiction. Je retourne à la bibliothèque dès l'ouverture et je trouve Francine au même endroit que celui de notre rencontre.
Elle me fait un grand sourire quand j'arrive à son niveau.
- Je t'attendais.
Rien qu'à cette parole, je me sens mieux. Il y a quelqu'un sur cette planète qui s’intéresse à moi.
- Tu veux rester un peu ici, ou tu préfères que je te montre ma maison ? demande-t-elle.
- Je veux bien aller chez v…toi.
Ça me fait encore bizarre de tutoyer une personne que je connais depuis si peu longtemps. Francine n’a pas l’air de s’en préoccuper, puisqu’elle se contente de me montrer le chemin.
Quand nous arrivons au niveau de sa maison, je ne peux m'empêcher de pousser un cri de surprise. Son habitation est vraiment magnifique ! Elle habite une grande maison individuelle avec un étage. Le jardin est bien entretenu. Les murs extérieurs sont peints en rouge et les volets en orange. Les couleurs me rappellent celles d’un carnaval. Ça me change de l’ambiance triste et morose de ma maison !
- Bienvenue chez moi !
- Vous devez beaucoup aimer les couleurs vives !
- Oui, depuis que je n'ai plus de contact avec ma famille, je suis libre de mes choix ! Alors j'ai voulu exprimer mes goûts, et puis ça fait du bien un peu de couleur avec toute cette maussaderie qui nous entoure ! dit-elle en ouvrant la porte. Je t’en prie, entre.
L'intérieur est tout aussi éblouissant que sa façade. Le papier peint de l'entrée représente des carreaux symétriques de toutes les couleurs. Par-dessus celui-ci, de nombreux tableaux sont installés. Ce qui m’intrigue est que la plupart d'entre eux représentent des visages féminins. Francine capte mon regard et m'explique :
- Je vois que tu es intriguée par mes trésors ! Ce sont toutes des femmes historiques trop souvent oubliées au profit des hommes ! Par exemple, tout le monde connaît Victor Hugo ou Pablo Picasso, mais peu de personnes arrivent à citer une seule artiste. Il y a encore quelque temps, les écrivaines devaient changer pour un nom plus masculin, afin que leurs œuvres soient lues ! C’est pourquoi, j’ai décidé de leur accorder un mur de ma maison pour leur rendre hommage. A chaque fois que je pose mes yeux sur ces portraits, je me rappelle que je me bats pour un monde plus égalitaire, et sans personne mise à l’écart.
Sa démarche militante m'impressionne beaucoup. Pendant que nous avançons dans le couloir, elle me présente quelques personnes.
- Ici, tu peux voir George Sand, une écrivaine qui a défié les normes de genre au dix-neuvième siècle. Elle a écrit des œuvres féministes en critiquant notamment les rôles traditionnels assignés aux femmes dans la société. Et là, c'est Rose Scott, une militante australienne des droits des femmes qui a créé l'association “Women's Political Education League” en 1902. Elle a également amélioré les droits des femmes en matière de travail, et amélioré les conditions de vie des femmes incarcérées. Elle a également réussi à faire passer l'âge du consentement sexuel de l’époque à 16 ans.
Au fur et à mesure que Francine me présente ces femmes, mon admiration pour elles ne fait qu’augmenter. Je les vois comme des héroïnes. Je me sens si ridicule de ne pas réussir à me défendre alors que la société entière était contre elles.
Nous arrivons ensuite dans le salon ouvert sur la cuisine. Une grande baie vitrée fait entrer la lumière dans la pièce. Cette fois, il ne reste plus qu'une couleur, du bleu clair. Des fresques décorent quelques pans de mur. Un piano est positionné à l'extrémité gauche de la pièce, tandis que de l'autre côté se trouvent un canapé et une télévision. Tout paraît moderne, de la table basse à la cuisine équipée.
Francine ouvre la baie vitrée et m'invite à l’extérieur. Sur sa terrasse, deux hamacs sont suspendus. Elle s'installe dans un.
- C’est mon endroit favori de la maison.
Je m'installe dans l'autre. Puis, nous observons en silence le paysage un moment. Ce n'est pas un silence gênant quand personne ne sait que dire. C'est un silence dans lequel on se recueille et qu'on apprécie le moment. C’est un silence qui ressource. Pourtant, une question ne m'a pas quittée depuis notre rencontre. Je décide donc de briser le silence :
- La semaine dernière, vous aviez dit que vous saviez ce que ça faisait d'être rejetée… Du coup, je me demande ce qu'il s'est passé pour toi. Enfin, si ce n'est pas trop indiscret bien sûr !
Je retiens ma respiration. Francine reste stoïque alors que ce n'est pas dans ses habitudes. Peut-être que j’ai dépassé les bornes. Je commence à regretter d’avoir ouvert la bouche quand je l’entends soupirer.
- Je comprends que tu sois curieuse sur mon passé. C’est normal. Qui fait confiance à une personne que l'on connaît si peu ? Je te dois bien quelques explications.
Je respire à nouveau normalement. Finalement, elle n’est pas en colère contre moi !
Francine marque une pause, avant de se lancer dans son récit.
- Quand j’étais jeune, mes parents avaient de grandes attentes pour moi. J’étais l’aînée d’une fratrie de quatre frères et sœurs, alors ils voulaient que je montre l’exemple. Sauf que depuis toujours, je me suis révoltée contre les injustices. Je n’arrêtais pas de sortir du lot en défendant mes idées. Tu sais, une femme qui parle trop et qui veut s’émanciper n’est jamais bien vue. Mes parents en ont eu marre, et ils ont voulu que je me marie avec un “bon prétendant” selon eux. C’était un bourgeois ingrat et qui traitait les femmes comme des boniches. Bien sûr, il était hors de question de me marier à cet abruti. Je suis restée fidèle à mes principes et je n'ai pas écouté mes parents. Je les ai même effrontément défiés en ne cachant pas mes aventures amoureuses. D’après eux, j’étais la risée de mon village. La tension a grandi au fil des années. A chaque décision que je prenais, ils trouvaient une bonne raison de me faire sentir misérable. Au bout d’un moment, je ne pouvais plus supporter leurs remarques désobligeantes. J’ai bien vu qu’ils ne m’apportaient que de la peine. Je me suis donc installée à l’autre bout de la France sans leur donner mon adresse et j’ai coupé les ponts avec eux. Au début, je m'en voulais de m’enfuir si lâchement au lieu de les affronter. Mais au final je ne regrette pas ma décision. Je n’ai jamais été la bienvenue dans la famille et ce n’est pas du tout lâche de se prioriser. Je dirais même qu’il faut beaucoup de courage de prendre du recul sur la situation et de se choisir plutôt que de laisser les autres décider de notre vie. Si je n’avais pas pris cette décision, je pense que je n’aurais jamais été heureuse.
A la fin de son récit, nous restons toutes deux silencieuses. Le début de sa vie ressemble grandement à la mienne. Sauf qu'elle, elle a eu la trempe de partir.
- C’est pour ça que je veux t’aider. Quand tu m’as raconté ce que ta mère te faisait subir, je ne pouvais pas rester sans rien faire. A l’époque, j’aurais aimé avoir quelqu’un sur qui compter. J’aimerais être cette personne pour toi.
Les larmes me montent aux yeux. C'est incroyable comme cette femme parvient à me remonter le moral en toute circonstance. Tout ce que je trouve à dire est :
- Merci beaucoup.
Elle m’adresse un grand sourire.
- C’est le moins que je puisse faire, ma fille.
Elle sort ensuite de son hamac.
- Je vais aller chercher un goûter. Tu aimes les croissants ?
Je n’ai pas faim, comme la plupart du temps d’ailleurs. Seulement, je n’ose pas la contrarier, alors je lui réponds positivement.
- Ça tombe bien puisque je n’ai que ça à t’offrir ! Je reviens dans une minute.
Après notre encas, l'après-midi passe à la vitesse de l’éclair. J’adore discuter avec elle, je me sens à l’aise. Sa maison est bien le seul endroit où je me sens assez en sécurité pour m’autoriser à être moi-même sans filtre.Si seulement tous les jours pouvaient ressembler à celui-ci... Pour la première fois en un an, je peux dire que j'étais heureuse.
Les jours suivants le week-end se succèdent et je pense à nouveau à ce que Francine m’a raconté. Elle a décidé de se battre pour son bonheur, alors que moi, je subis simplement mon sort. Je me justifie en me disant que j'ai déjà essayé... Sauf que je n’y crois pas réellement. Au fond, je ne suis qu’une lâche qui se victimise alors que je n’ai même pas cherché de me défendre. Si elle a réussi à se détacher du regard des autres, pourquoi pas moi ? Il suffit que je suive ses conseils de Francine. Elle a dit qu'elle s'était détachée du regard des autres pour arriver à s'émanciper. Je pense que c'est un bon point de départ. J’en ai assez de calculer toute mon existence pour qu’on arrête de m’agresser. Je veux que ma vie s'améliore, et quoi de mieux que de revêtir de jolis vêtements pour se sentir bien dans sa peau ? En plus je suis persuadée que la façon dont je m'habille ne changera rien à l’attitude de mes harceleurs. C’est décidé, je vais m’acheter des vêtements que j’aime.
Le samedi suivant, je vole discrètement de l’argent dans le porte-monnaie de ma mère qui est endormie dans le salon, avant de me diriger chez Francine. Je n’ai qu’une idée en tête : choisir des vêtements qui me plaisent.
Dès que Francine m'ouvre la porte, je fais ma demande :
- Est-ce qu’on peut faire les magasins ensemble aujourd’hui ?
Elle semble d’abord surprise, mais elle finit par accepter avec enthousiasme.
Sur le chemin du centre commercial, Francine me demande :
- Quels vêtements cherches-tu ?
Sa question me pose une colle. Tout ce que je veux, c’est mettre des habits que j’aime vraiment, plutôt que de me contenter de vieux vêtements simples et d’une modique somme.
- Je n’ai pas vraiment réfléchi à ce détail, répondé-je. Je veux juste être à l’aise.
Ma remarque fait sourire Francine.
- C’est exactement l’état d’esprit qu’il faut avoir.
Nous entrons dans divers magasins sans que je ne trouve mon bonheur. Ça fait bien longtemps que je n’ai plus fait de shopping et je me sens un peu perdue.
Alors qu’on passait devant un magasin sans que je prête vraiment attention à ce qui m’entoure, Francine m’arrête et désigne une robe violette aux manches bouffantes.
- Tu as déjà essayé ce style vestimentaire ?
Je reste bouche bée une seconde devant la beauté du vêtement. C’est exactement ce que j’aimerais porter.
Francine comprend tout de suite mon attrait pour le vêtement et entre dans le magasin. Je la suis prestement avant de prendre un exemplaire de la robe à ma taille. Je fonce ensuite aux cabines et l’enfile. Puis, je me regarde dans la glace et je suis certaine que c'est ce qu'il me faut. Je le sais. La robe tombe parfaitement le long de mon corps. Et même si je n’ai pas l’habitude d’avoir autant de peau à l’air libre, je ne me suis jamais sentie aussi bien dans un vêtement de toute ma vie.
J’ouvre le rideau pour montrer le rendu à Francine. Elle écarquille les yeux en me voyant. Je crois même qu’elle est émue.
- Tu es magnifique Amia !
Le lundi matin, je sors du bus avec la robe et les collants que Francine m’a achetés. J’ai voulu payer avec l’argent de ma mère, mais elle a insisté pour me les offrir. Même si je suis très heureuse de porter de si beaux vêtements, je suis stressée. J’étais déterminée chez moi, mais maintenant, je ne me sens plus en sécurité. Et si c’était une mauvaise idée ?
Quand j’arrive dans la cour, j’ai l’impression que tout le monde me regarde. Je redresse la tête et avance d'un pas assuré, malgré l’angoisse que je sens monter. La matinée se passe sans encombre, je peux souffler... Je porte ce que je veux sans aucune remarque ! C'est incroyable !
Alors que tous les élèves se sont précipités à la cantine, je sors tranquillement de la salle de cours.
- Comment ça va la salope ? Tu te sens à l'aise dans ta nouvelle tenue ?
La voix de Néo me fait frissonner.
- Je comprends mieux tes bonnes notes en français. Le prof a dû être ravi de t'enlever ta robe !
Des ricanements s'ensuivent, comme toujours. J'en ai assez de subir sans même essayer de me défendre. Je m'étais promis de ne plus me laisser faire. Donc, au lieu de m'enfuir comme toujours, je me retourne pour affronter du regard ces garçons qui font de ma vie un enfer.
- À votre place, je ne me permettrais pas de juger la tenue des autres quand la vôtre est aussi pathétique.
Le silence se fit, mais mon cœur bat fort. Je ressens une certaine satisfaction d'enfin répliquer à leurs remarques dégradantes. Pourtant, dès que j'ai fermé la bouche, j'ai su que j'allais regretter cet affront. Et être seule contre quatre n'est pas à mon avantage.
- Alors comme ça tu as une langue ? Je pensais que tu n'avais qu'un cul !
- Et moi, je crois qu'il te manque ton cerveau !
Je n'arrive pas à y croire, mais je viens d'insulter Victor. Il devient rouge de rage et Thomas s'avance près à lancer un coup. Mon courage s'envole d'un coup, je me pétrifie. Heureusement, Victor le calme d'un geste et s'avance vers moi.
- Tu t'es prise pour qui ? Tu n'as toujours pas compris que tu n'étais personne ? Tu ne mérites pas de vivre, sale pute !
A ces mots, je ressens une douleur aiguë dans l’estomac. Je ne m’attendais pas à une telle force. Jamais il ne m’a frappé aussi fort. Le pire est que je ne sais pas ce qui me fait le plus mal entre ses paroles et ses coups. Ses remarques sont comme des couteaux qu'on m’enfonce dans le cœur. Ses paroles me rappellent tous mes doutes, et je n'ai plus la force de me battre. Francine dit qu'il ne faut jamais abandonner, mais à quoi bon ? Tous mes efforts ne sont destinés qu'à échouer.
Les autres garçons de la bande se mettent à me battre à leur tour. Je suis projetée par terre. Je crache du sang à force de recevoir des coups dans le ventre. J’essaie de protéger ma tête avec mes mains sans succès. Mon crâne s’écrase au sol. J’ai la migraine et des points noirs obstruent ma vision. Je ne sais même plus distinguer qui se trouve en face de moi. La douleur est omniprésente. Je ne sais plus où je suis, qui je suis... Je voudrais que tout s’arrête.
Je sens mes forces me lâcher. Juste avant de m'évanouir, je prie pour ne jamais me réveiller.
Note de l'autrice : L'histoire est centrée sur le point de vue de Amia qui n'a pas assez de recul pour comprendre que ce n'est pas elle le problème, et qu'elle ne se victimise nullement. Ce qui est écrit dans ce chapitre sont ses pensées, en aucun cas les miennes. Si vous êtes victime ou témoin de harcèlement scolaire, parlez-en à des personnes de confiance ou appelez le 3018.
Jackie H 2 months ago
"Au fond, je suis une lâche qui se victimise alors que je n'ai même pas essayé de me défendre" - attention attention attention ! Dire ça, c'est intérioriser le discours darwiniste implicite de la société qui dit que "si quelqu'un est victime de quoi que ce soit, c'est de sa propre faute, parce que le monde est une jungle où seuls les plus forts survivent et où ceux qui ont le dessous sont éliminés (et où s'ils ne sont pas éliminés par la loi de la jungle, ils le sont par une force pseudo-spirituelle qui en tient lieu et qui les châtie pour on ne sait quel péché qui doit bien exister *puisque* ils ont le dessous)". Attention, c'est justement bien contre ce genre de discours qu'il faut lutter !
Lucéa Flament 2 months ago
C'est justement les pensées de Amia, pas les miennes, loin de là ! Je pensais que c'était assez explicite dans le texte. L'histoire même se base sur l'évolution de sa vision du monde et sur la perception qu'elle porte sur elle-même. Je suis navrée si ce n'était pas clair.
(updated)Peut-être que je devrais mettre un tw pour l'expliquer en début de chapitre ?
Jackie H 2 months ago
Oui, comme nous suivons l'évolution d'Amia au fur et à mesure et surtout au *présent*, elle n'a pas la possibilité à ce stade de son évolution de jeter sur tout cela le regard critique qu'elle aura probablement par la suite, ni de prendre une distance par rapport à son ressenti du moment comme elle pourrait le faire en racontant son histoire au passé (en disant par exemple "je pensais que ..."). Raconter au présent a d'indéniables avantages (le lecteur est directement plongé au cœur de l'action) mais aussi parfois quelques inconvénients...