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Cher Hélicon,
Cela va faire bientôt deux ans que suis enfermé sous l’île.
Une lucarne circulaire cernée de barreaux rouillés me laisse entr’apercevoir le spectre variable et lumineux des jours ; un filet de lumière blanc traverse ma cellule et me sert de cadran solaire. Toutes les heures de la journée, je me déplace légèrement et j’use de cette fontaine lumineuse comme d’une lampe de chambre au-dessous de laquelle je place mes lectures : Les Vies de Plutarque, Les Histoires d’Hérodote, L’Eloge d’Erasme (que je connais désormais par cœur, en vieil idiome ainsi qu’en traduction contemporaine) ; j’ai imploré le geôlier du matin, de m’apporter, s’il en reste dans la ville, quelques recueils de poésie latine. J’eusse aimé les pouvoir déclamer haut et fort, mais j’assècherais aussitôt le peu de salive qui me reste et qui le soir allège ma soif.
Lorsque je me hisse aux barreaux de cette menue fenêtre, j’aperçois l’eau verdâtre et opaque du Fleuve dont j’entends depuis voici deux ans le cours tumultueux (selon sa vélocité, ses sonorités plus ou moins accélérées, je devine, s’il a plu, ou non, plus haut dans les montagnes, la force et la longueur de cette pluie) ; plus loin, découpées par le cadre que forme la lucarne, quelques coupoles marbrées se détachent de l’horizon urbain ; et des ponts arqués se reflètent sur l’eau du fleuve ancestral. Il me semble que cette ouverture ait été soigneusement pensée pour n’apercevoir jamais l’ombre d’un passant sur les berges ou les ponts.
Hissé à la force de mes frêles bras, rapidement, mes paumes saignent des feuilles rouillées qui se détachent, comme d’une écorce épineuse, des barreaux de fer. Mon pouls s’accélère en me tenant ainsi surélevé, et je peine à apprécier le cadre de cette vue aujourd’hui si irréelle et familière. Cette fenêtre forme la seule image qui me reste du monde ; elle revient incessamment dans mes songes, me brise à chaque instant tant elle signale une fin, un horizon, la promesse intenable d’une échappée. Malgré la douleur qui rend succinct mon regard à l’affût, la connaissance sans cesse répétée de cette image me rend possible la distinction précise, grâce aux variations infimes de coloration du fleuve et du ciel, du temps exact qui sépare cette vue de la tombée de la nuit.
La folie ne m’a point affecté ; j’ai survécu patiemment à l’été dans l’insalubre chaleur souterraine ; à l’hiver, aussi, où je tremblais soir et jour de ma nudité insomniaque : j’ai appris, en me réchauffant, chaque parcelle de mon corps, chaque os, muscles et tendons atteignables par le toucher. Heureusement, depuis désormais quelques mois, l’écriture et la lecture sauvegardent ma raison, saine et juste, et me donne à songer au-delà.
Le jour tombe, dans la ville. Le lumineux cadran, lui, s’élève et s’étrique peu à peu ; il traverse ma cellule presque horizontalement ; pour suivre mes lectures, je dois généralement me tenir debout, balancer ma tête légèrement sur le côté pour ne pas obstruer ce fragile filet de lumière orangeâtre. Je t’écris dans une obscurité presque entière ; mes doigts tâtent les lettres graphiées sur la cire, j’en devine les contours comme un aveugle caresse les traits subtils d’un visage ; et ainsi je vérifie mes erreurs, je vois par tes yeux la matière de mon écrit.
Puisse cette lettre te parvenir ; remercie amplement mon doux geôlier de la confiance qu’il nous octroie.
En te souhaitant, vieil ami, concorde et opulence.
Lucien.