

Chapitre 1
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Chapitre 1
Les sorcières… En connaissez-vous beaucoup ?
Non, pas celles au nez crochu qui empoisonnent de belles demoiselles. Ni celles qui transforment les grenouilles en tabatières et inversement. Non, je parle de celles qui aident les humains, écoutent leurs soucis et veillent à ne pas effrayer les âmes sensibles. Pas de vols en balai, pas de capes sombres, pas de chants avec des souris et des oiseaux. Rien d’extravagant. Rien qui dépasse.
C’était la règle de l’Ordre des Nouvelles Sorcières, auquel appartenait Safira. Initiée dès son plus jeune âge, elle y avait suivi un apprentissage rigoureux avant d’être nommée, il y a dix ans, sorcière attitrée d'un petit village montagnard. Fière de faire partie de cet Ordre, elle prenait son rôle très à cœur : aider les humains, les protéger des mauvais sorts, leur transmettre des connaissances spirituelles… mais seulement s’ils le demandaient. Tout dans son activité était régi par le serment : les rituels, les relations, même la posture à adopter. Surtout, ne jamais montrer que les sorciers étaient puissants. Trop dangereux. Cela éveillerait des peurs, des rumeurs… et l’Histoire avait prouvé que ces rumeurs finissaient toujours en bûchers.
Il y avait mille ans que la paix tenait grâce à ces règles strictes. Une paix fragile, bâtie sur les compromis et les sacrifices. Principalement du côté des sorciers.
Safira connaissait cette histoire par cœur et, en apparence, elle s’en accommodait. Elle savait qu’elle pouvait pratiquer, et que ses pratiques étaient utiles. Tout allait bien.
Enfin… en théorie.
Ce matin de fin d’hiver, Safira prenait son petit-déjeuner avec un air encore plus préoccupé qu’à l’accoutumée. Pour vous dire, elle n’avait même pas pensé à allumer le feu, malgré les températures glaciales. Emmitouflée dans ses châles, elle sirotait son thé chaï, le regard perdu dans le vide. Aux petits soucis routiniers (querelles de voisins, cueillettes d’herbes sauvages, préparatifs des rituels de Ostara) s’ajoutait un nouveau mal, inconnu et inquiétant : depuis quelques semaines, ceux qui s’aventuraient dans la forêt en revenaient vidés. Comme si toute leur énergie, tout leur espoir, toute leur envie d’avancer s’étaient évaporés.
Évidemment, puisqu’elle vivait à l’orée de cette même forêt et qu’elle était sorcière, les soupçons se tournaient vers elle. Les stéréotypes avaient la peau dure, même après mille ans. Mais ce qui troublait le plus Safira, c’était son incapacité à trouver un remède. Elle avait tout essayé : potions revigorantes, bains d’herbes purificatrices, rituels de protection… Rien n’y faisait. Cette impuissance la rongeait.
Un brusque coup frappé à sa porte la tira de ses pensées, suivi d’une voix qu’elle espérait éviter :
— Safira ? Vous êtes là ? C’est Mme Clarks !
Oh… Mme Clarks. Le pilier incontournable de tout village. Toujours serviable, toujours aimable… et surtout, toujours intrusive et avide de ragots.
Safira se redressa d’un air las. D’ordinaire, elle appliquait une tactique bien rodée : elle enfilait son manteau, attrapait un panier et un outil quelconque, et accueillait la vieille dame au seuil de la porte avec un sourire bienveillant :
— J’allais partir, Mme Clarks ! — Où ça ? — Dans les marécages ! — Oh ? — Oui, chercher des crapauds pour mes potions et pommades. — Puis-je vous accompagner ? — Non, non, c’est un terrain accidenté, et avec votre hanche, ce n’est pas raisonnable. — Ah, bien sûr… — Oui, je m’occuperai de votre voisin bruyant comme promis ! Merci pour les brioches !
Sauf que ce matin-là, Mme Clarks s’était levée bien plus tôt que d’habitude. Safira, prise au dépourvu, n’eut le temps que d’enfiler son long manteau par-dessus son pyjama et de cacher ses mollets nus dans ses grandes bottes. Elle attrapa en vitesse son panier et son épuisette (achetée spécialement pour ces occasions), puis, composant son sourire le plus patient, ouvrit la porte.
Comme toujours, Mme Clarks tenait un panier en osier, d’où dépassait une serviette immaculée, brodée à la main, laissant deviner de délicieuses viennoiseries tout juste sorties du four.
— Bonjour, Karen ! lança Safira d’un ton qui respirait le respect et l’humilité. J’allais justement…
— Partir. Oui, je sais, la coupa Mme Clarks avec un sourire entendu. Figurez-vous que je me sens en pleine forme ce matin, alors je vous accompagne !
Safira cligna des yeux. Ce n’était pas le scénario prévu.
— Mais… votre hanche ? tenta-t-elle.
— Oh, aujourd’hui, elle va très bien, je vous dis !
Impossible de reculer. Resignant, Safira ferma la porte derrière elle et prit la direction des marécages, espérant que l’air matinal ne serait pas trop mordant pour une balade en pyjama. Quant aux crapauds… elle pouvait être sûre qu’aucun ne pointerait le bout de son museau en cette saison.
— Alors, dites-moi, Karen, qu’est-ce qui vous met de si bonne humeur ce matin ? demanda-t-elle avec une habileté feinte.
L’expérience lui avait appris qu’en lançant Mme Clarks sur un sujet qui l’enthousiasmait, elle pouvait éviter les questions gênantes pendant un bon moment. Et elle avait vu juste : la vieille dame s’anima immédiatement, racontant avec passion les dernières nouvelles du village. Ce qui la réjouissait tant ? Son voisin insupportable partait en vacances pour quinze jours. Plus de bruit de marteau, plus de scie à toute heure du jour. Le paradis !
Mais à mesure qu’elles s’enfonçaient dans la forêt, Safira se sentit gagner par une étrange torpeur. L’air s’était alourdi, le froid s’insinuant dans ses os, glacial, presque irréel. Elle frissonna, mais ce n’était pas seulement à cause du gel. Une sensation diffuse, presque viscérale, s’empara d’elle. Quelque chose… quelque chose l’appelait.
Elle n’écoutait plus Mme Clarks, dont la voix joyeuse se fondait en un murmure lointain. Lorsque la vieille dame trébucha une énième fois et s’agrippa à son bras, Safira sursauta.
— Karen, je dois quitter le chemin maintenant, déclara-t-elle d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu. Le marécage n’est plus très loin. Vous ne pouvez pas me suivre.
Elle ne rusait plus. Une urgence sourde la poussait à avancer. Le froid la mordait, mais ce n’était rien comparé à cet étrange pressentiment qui lui serrait la poitrine.
— Oh, quel dommage ! J’avais tant de questions à vous poser ! soupira Mme Clarks. Mais vous avez raison, c’est bien trop dangereux pour moi ici. À bientôt, Safira ! Merci pour cette balade !
Safira ne l’écoutait déjà plus. D’un pas résolu, elle s’enfonça sous la voûte des arbres noueux, écartant les branches crochues sur son passage. Le froid mordait sa peau à travers ses châles. Chaque pas semblait la mener hors du monde connu, vers un lieu où la nature elle-même retenait son souffle. Le sol spongieux s’assombrissait, suintant une humidité glaciale, et une brume grisâtre serpentait autour de ses jambes, comme vivante.
Puis, elle arriva au marécage.
créée avec Microsoft Bing
C’était un coin oublié de la forêt, un endroit où même la végétation paraissait hésiter à croître. L’eau croupie ne reflétait ni ciel ni feuillage, comme si elle avalait la lumière. Et au cœur de cette étendue morne, quelque chose respirait. Pas un souffle de vent, pas le chant d’un oiseau, pas le bruissement d’un insecte. Seule cette présence invisible, pesante, insinuante.
Une chose invisible, tapie dans les ombres du marécage, flottant dans l’air comme un poison insidieux. Elle n’avait ni forme ni odeur, et pourtant, elle était là, partout, s’insinuant sous la peau et dans l’esprit. Une sensation poisseuse et douce à la fois, qui collait à l’âme comme une brume trop épaisse.
Un murmure, à peine perceptible, lui effleura l’esprit. Pas une voix, non. Plutôt une pensée qui n’était pas la sienne.
À quoi bon…
Son souffle se coupa. Elle se figea. L’envie de s’asseoir là, de ne plus bouger, de ne plus penser, s’empara d’elle. Après tout, qu’est-ce que cela changerait ? Rien n’avait d’importance. Rien ne valait la peine.
Un éclat de lucidité la traversa comme une secousse. Non! Ce n’était pas elle. Ce n’étaient pas ses pensées. C’était ça.
Un mal ancien, affamé, rampant sous la surface. Un fléau qui ne brisait pas les corps, mais dissolvait l’âme, étouffant tout désir, toute volonté. C’était un marécage qui ne noyait pas – il vidait. Il possédait.
Safira comprit alors pourquoi ses remèdes avaient échoué. On ne guérit pas un tel mal avec des potions ou des baumes. Ce n’était pas une maladie, mais un être. Un parasite qui avait sommeillé pendant des siècles et qui, réveillé par un déséquilibre inconnu, cherchait à s’étendre à nouveau.
Son cœur se serra. Si cette chose gagnait du terrain, elle engloutirait non seulement la forêt, mais aussi le village, puis le monde au-delà. Safira recula d’un pas, forçant ses muscles à lui obéir, à repousser l’inertie qui menaçait de la saisir. Elle devait partir. Vite. Et elle devait prévenir l’Ordre.
Sans quoi, bientôt, il ne resterait plus rien à sauver.
Le cœur battant, Safira fendait les bois, ignorant les branches qui griffaient son manteau et les racines traîtresses sous ses pas. Le froid mordait ses joues, mais elle n'y prêtait plus attention. Elle devait rentrer. Réfléchir. Trouver les mots justes pour alerter l’Ordre sans se faire passer pour une illuminée.
Comment leur présenter ça ?
« Je ressens quelque chose d’anormal dans le marais », trop vague.
« Il y a une menace, je le sais », trop dramatique.
« J’ai eu une vision », ridicule—elle n’était pas voyante.
Non. Il lui fallait du concret. Des preuves. Quelque chose d’irréfutable.
Lorsqu’elle aperçut enfin sa hutte, un semblant de soulagement la traversa. Mais à peine eut-elle posé le pied sur le seuil qu’un frisson plus glacial encore la traversa.
Le panier de Mme Clarks gisait devant la porte, renversé. Des brioches éparpillées, du beurre qui fondait doucement sur la pierre froide. Impossible. Mme Clarks était trop soigneuse pour laisser ses précieux présents ainsi.
Le pressentiment qui la tenaillait depuis le marais se mua en une certitude brutale. Quelqu’un… ou quelque chose était entré chez elle.
D’un geste sec, elle ouvrit la porte.
Le spectacle la laissa sans voix.
Du sol au plafond, le chaos absolu. Des herbes et des bocaux brisés jonchaient le sol, des chaises renversées, des grimoires éventrés comme si un ouragan avait balayé la pièce. Son sanctuaire, sa bulle de paix… piétinée.
Mais le pire… le pire était au centre de tout ça.
Une silhouette minuscule était accroupie, les mains plongées dans une jarre de miel. Deux grands yeux pétillants de malice la fixèrent, et un sourire radieux s’étira sur le visage enfantin.
Safira ouvrit la bouche… mais aucun son n’en sortit.
Le marais pouvait bien attendre.


Inna Grim 18 hours ago
Merci !
Jean-Christophe Mojard 19 hours ago
Quelle belle mise en bouche !
Inna Grim 18 hours ago
Merci !
Basty 19 hours ago
Tout bon ;-)
Tu mènes une vraie vie de sorcière !
Je veux la même vie ;-) enfin... on va voir la suite...