(I,1) : L'insoumission de la machine
On Panodyssey, you can read up to 30 publications per month without being logged in. Enjoy28 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
(I,1) : L'insoumission de la machine
Acte I
Scène première
Le Philosophe, La Machine
La porte s’ouvre lentement en grinçant, la pièce est sombre. On l’entend tâtonner à travers la pièce, aller à l’autre bout pour allumer la lampe du bureau. Un bruit de néon qui s’allume. Le philosophe est au milieu de la pièce où trône une machine à café high-tech, illuminée par le dessus comme s’il s’agissait de l’objet le plus important du tableau. Des bureaux sont disposés de part et d’autre. Horloge digitale au mur, avec de gros caractères rouges.
LE PHILOSOPHE, faisant les cent pas et grommelant
Comme d’habitude, les femmes de ménage n’ont pas ouvert la fenêtre hier soir. Ah, ça me prend à la gorge ! Chaque matin c’est insoutenable, cette puanteur de petits chefs, cette diarrhée d’ambitions qui imprègne jusqu'à la moquette. On étouffe ! (Il va à la fenêtre et tente de l’ouvrir). Ils ont peur que l’on s’envole, sans doute. Avant, le manager possédait le double des clefs de la conciergerie, mais il l’a perdu. Des tours, des tours, des centaines de tours ! Elles me rendent fou. Trop de vautour aux alentours, j’ai beau tourner, me retourner, me détourner, c’est l’éternel retour. Zéro détour, zéro con-tour-nement possible. Je suis tourmenté par ces maudites tours ! Si seulement je pouvais respirer un peu d’air. J’ai besoin d’arriver en premier, m’acclimater avant l’arrivée des autres rampants. Huit heures trente, je suis encore seul ; me couler dans le moule, une fois de plus. Huit heures pendant lesquelles je dois arrêter de penser. Chaque matin je m'étonne d'y être arrivé la veille ; chaque soir, je crains de ne plus y parvenir le lendemain. C'est un fait : à notre époque, même les philosophes ne sont plus capables de vivre dans une amphore. L’ascétisme se perd. Qu'est devenu le jeune ignare de la fac ? Un branle-clavier sans talent, sans conviction, dont le travail consiste à donner l'illusion qu'il travaille. Par peur de la précarité, pour répondre à l'appel du niveau de vie, par conformisme, bon dieu, j'ose le dire ! (Il va à la machine à café et pose sa main sur le dessus, comme s’il en faisait une démonstration) Le café est l’opium du cadre. Il faut bien ça pour commencer la journée. Un petit coup de fouet dans les reins me fera oublier mon vague à l’âme. Aller, vite, un café ! C’est bien tout ce qu’il y a à faire.
La Machine à café clignote, elle ressemble à une machine de science-fiction, on a du mal à reconnaître sa fonction première. Le Philosophe attend un moment, tous les boutons se mettent en route. Il semble satisfait, à patienter, son gobelet à la main, le bras tendu dans un effort contenu. Il semble ridicule, le gobelet à bout de bras comme s’il mendiait. La Machine fait des bruits d’un autre monde avant de s’arrêter tout à coup.
LA MACHINE, d’une voix d’ordinateur monocorde, puissante
Non.
LE PHILOSOPHE, sursautant face à cette perspective inattendue
Quoi ?
LA MACHINE, plus puissant
Non !
LE PHILOSOPHE
Non ?
LA MACHINE, sur le ton de l’affirmation
Non.
LE PHILOSOPHE, dépité
D’accord…
Il pose son gobelet et se met à quatre pattes, il inspecte le dessous de la machine, il la soulève, fait clignoter quelques boutons. Dès qu’il la touche du bout du doigt, elle fait « non » doucement mais fermement comme si elle refusait d’être touchée. Assis sur les genoux, en tailleur, le Philosophe la contemple alors à distance, circonspect.
LE PHILOSOPHE
Elle a plus de caractère que moi. Parfois je me dis qu’elle pourrait allègrement nous remplacer.