

La machine qui pense - 1/3
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La machine qui pense - 1/3
EMEPEM
La machine qui pense
« Voici votre nouveau… multraphone ! Avec
son forfait à très haut débile laissez-vous porter par
vos morceaux de multrap préférés sans
interruption, où vous voulez, quand vous voulez !
Parlez-lui directement : ‘‘Wesh Wesh
multraphone !’’ Et son écran peut résister au
piétinement d’un rhinocéros ! Même s’il n’existe
plus aucun rhinocéros, hé hé ! Achetez votre
multraphone dès maintenant, parce qu’il n’en reste
que 70 millions en stock ! [Multraphone 2.0 version
37. Seulement 37 EMEPEM.] »
Encore, encore et encore, cette publicité
résonnait en boucle sur les innombrables écrans du
gigantesque centre-ville de Multrapolis.
Multrapolis, cette ville surnommée la « jungle
urbaine » s’étendait sur l'infini et puisait sa source
dans les nappes fossiles. Ses canalisations
s’enfonçaient profondément pour puiser les
liquides précieux, telles des racines métalliques.
Une étendue de bâtiments centenaires avec leurs
branches d’acier et leur tronc en béton armé
peuplait Multrapolis. Le ciel était noirci par les
essaims d'hélicoptères et de jets privés qui
virevoltaient entre des tours de fer. Sur le sol froid
et dur, ça grouillait de petites bêtes qui couraient
dans tous les sens. Elles s’abreuvaient dans des
stations-services en buvant goulûment leur nectar
noir et gluant. Entre ces bêtes sauvages assoiffées,
le sol fourmillait d’une infinité de minuscules
bestioles affolées se déplaçant comme une vague
interminable, capable de s’infiltrer dans la ruelle la
plus étroite. Toute cette jungle urbaine était l’œuvre
de ces innombrables créatures, minuscules mais
diablement inventives !
« Voici votre nouveau… multraphone ! Avec
son forfait à très haut débile laissez-vous porter par
vos morceaux de multrap préférés sans
interruption, où vous voulez, quand vous voulez !
Parlez-lui directement : ‘‘Wesh Wesh
multraphone !’’ Et son écran peut résister au
piétinement d’un rhinocéros ! Même s’il n’existe
plus aucun rhinocéros, hé hé ! Achetez votre
multraphone dès maintenant, parce qu’il n’en reste
que 70 millions en stock ! [Multraphone 2.0 version
37. Seulement 37 EMEPEM.] »
« EMEPEM » Personne ne faisait attention à ce
mot. Nul ne savait ce que ça voulait dire, d’ailleurs.
On parlait de ces EMEPEM dans chaque publicité
mais le message passait inaperçu aux oreilles des
Multrapolitains. De toute façon, tout ce qui était
avant l’arrivée des biens de consommation, c’était
du passé ; et tout ce que deviendront les biens après
leur utilisation, du futur. À Multrapolis, il n’y a que
le moment présent qui compte.
Cependant, qu’on le veuille ou non, de
nombreux EMEPEM se cachent derrière chaque
bien de consommation produit par la marque
Multra Omni Industries. Surtout derrière les
technologies de pointe comme les multraphones.
Or, pour le savoir, il fallait quitter la jungle urbaine.
Multrapolis est en réalité une plaque flottante,
dont la surface approche celle d’un pays tout entier.
La superstructure, dont la taille dépasse
l’imaginaire, se déplace à travers les océans sur la
planète Multerra – autrefois appelée la planète
Terre. Ce n’est pourtant pas un continent ni un pays,
c’est une ville ! Multrapolis : une ville, ou plus
précisément une ultrapole. On est bien loin des
vieilles métropoles du second millénaire car les
habitants s’y comptent par centaines de millions !
Le groupe Multra Omni Industries a bien réussi son
projet.
Pour alimenter l’insatiable ville qui consomme
les trois-quarts des ressources de la planète
Multerra, des milliers de bateaux de livraison font
la navette entre la superstructure et les continents.
Curieusement, les deux marchandises les plus
courantes ne sont pas des denrées alimentaires. Il
s’agit d’abord des caisses de multraphones, ainsi
que des paquets de merveilles – autrefois appelées
des cigarettes. Ces petits rouleaux composés
d’herbes et de produits de toutes sortes constituent
une importante source de bonheur pour les
habitants de Multrapolis, tout comme les
indispensables multraphones. Ces appareils de
haute technologie sont conçus dans le Quart-
Monde, et plus précisément dans l’Ouest du
continent asiatique. Un pays est entièrement dédié
à leur conception : le Factorystan.
Sur les côtes désertiques du Factorystan, loin de
la gigantesque ville de Multrapolis, un nouveau
bateau de livraison accostait sur le quai. Il était
plein à craquer de multraphones dernier cri. De
nombreux camions transportaient la précieuse
cargaison à travers le désert jusqu’au port le plus
proche. Et il fallait aussitôt repartir aux bâtiments
de production. Cette routine perpétuelle de
transport de marchandises ne datait pas d’hier, sur
la planète Multerra. Les multraphones étaient de
grands voyageurs !
Sur le tapis roulant de l’Usine, cartes mères,
circuits électroniques et autres supports défilaient
par milliers pour se faire habiller de diverses pièces
complexes par de petites mains habiles. Pas de
robots ou de machines, mais presque. Des
EMEPEM : Enfants Menés en Esclavage pour
chaque Produit Elaboré par Multra.
Une main d’œuvre très bon marché, presque
plus productive que les usines entièrement
robotisées de l'Occident. Dans chacune des usines
de Multra Omni Industries, un seul mot
d’ordre régnait : productivité.
On naissait sous les néons de l’Usine, entre les
murs de l’Usine. On était maintenu en vie par
l’Usine, pour l’Usine. On mourrait entre les murs
de l’Usine, sous les néons de l’Usine. L’existence
des EMEPEM était ainsi, dans l’Usine.
Productivité.
L’interminable rangée d'EMEPEM ressemblait
à une gigantesque scolopendre couchée sur son
flanc, dont les innombrables pattes s’activaient sans
relâche, exerçant un travail déshumanisant.
L’insecte colossal répondait au mot d’ordre :
productivité.
Parmi ces centaines de milliers d’EMEPEM se
trouvait un enfant de huit ans, aussi vieux que les
autres, impossible à différencier. Pour lui, comme
pour les autres, la notion d’« extérieur » n’existait
même pas, et l’ « intérieur » non plus, par
conséquent. Peut-on dire qu’il vivait ? Non, mais il
existait. Ce corps maigre et affaibli, recouvert d’un
tissu morcelé, était destiné à être un objet animé. Sa
chevelure lourde et grasse tombait sur ses yeux
verts, qui suivaient machinalement chaque objet
défilant devant lui. Entièrement dominé par les
réflexes, son corps répétait sans cesse la même série
de mouvements :
Presser. Insérer. Optimiser. Nettoyer.
Aucun maillon de la chaine n’était
irremplaçable. Le mille-pattes pouvait se séparer de
quelques-uns de ses segments. Ainsi, dès qu’un
EMEPEM se retrouvait inapte au travail, on le
remplaçait : ne jamais arrêter la chaine de
production ! Le mot d’ordre était toujours le même.
Productivité
Debout depuis plus de dix heures d’affilée,
l’enfant produisait.
Presser. Insérer. Optimiser. Nettoyer.
Son bras droit le démangeait beaucoup mais,
pour avoir l’autorisation de se gratter, il devait
encore attendre sa pause.
« J’ai d’la chance quand même… se disait-il
parfois. J’peux pas m’plaindre, moi. Dans même
pas deux heures j’ai ma pause de 37 minutes. J’en
connais un, le numéro 20EM37, qu’a même plus de
pauses, depuis qu’il a 10 ans ! »
Entre EMEPEM, on ne discutait pas souvent et
on n’avait pas le temps de jouer, encore moins de
devenir amis. Ce n’était pas du tout le mot d’ordre
non plus. Pas d’humanité. Pas d'activités.
Productivité.
On ne leur enseignait pas, on les éduquait :
Comment presser. Comment insérer. Comment
optimiser. Comment nettoyer.
Régulièrement, des contremaîtres passaient
derrière les interminables files d’EMEPEM. Ces
hommes munis d’une carte passepartout à leur nom
et d’une arme n’avaient rien à craindre de ces
chétifs enfants, mais c’était la procédure de l’Usine.
Autant dire que, sans compter les contremaîtres, la
sécurité n’était pas le mot d’ordre. Le mot d’ordre
était plutôt : productivité.
À huit ans, sa curiosité l’alertait à chaque bruit
anormal. Lorsqu’une porte juste derrière lui claqua,
il regarda furtivement : un contremaitre utilisait sa
carte passepartout pour fermer la porte après son
passage. Puis il passa précipitamment derrière
l’EMEPEM, qui était à nouveau concentré sur ses
tâches.
Presser. Insérer. Optimiser. Nettoyer.
Il était tellement absorbé par ses sensations – la
lumière intense des néons, le bruit mécanique des
engrenages de l’Usine, ses démangeaisons au bras
droit – qu’il ne remarqua même pas que le
contremaitre fit tomber un objet en passant. Ce ne
fut qu’après deux heures, en se retournant pour
prendre sa pause, que l’EMEPEM le remarqua.
Curieux, il se pencha pour le ramasser. « Une carte
passepartout ?! » pensa-t-il, stupéfait. Ses yeux
verts, mi-clos, s’étaient ouverts brutalement. Il
savait que cet objet précieux permettait de
déverrouiller les portes de l’Usine et ressentit alors
l’envie d’essayer d’ouvrir celle située derrière lui.
Passer cette porte était formellement interdit,
l’EMEPEM s’en doutait bien. Malgré tout, elle ne
se trouvait qu’à quelques pas de lui ; le contremaitre
était déjà loin ; la carte passepartout était entre ses
mains. Quand toutes les conditions sont réunies,
impossible de résister ! Sans savoir pourquoi,
l’EMEPEM s’avança vers la porte, puis il se
rappela comment le contremaitre l’avait
déverrouillée. Avant de passer la carte passepartout
dans la fente, il ferma les yeux en espérant que
personne n’allait le repérer.

