Chapitre 4
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Chapitre 4
Mars 2052.
C’est dans ma tête. C’est certain, c’est là, juste là, dans ma tête. Gauvain regarde l’heure : 2 h 19. Tous les indicateurs habituels sont là : yeux qui piquent, démangeaisons, bouffées de chaleur, pensées obsessionnelles… Une nouvelle nuit blanche s’amorce, tranquillement, sans qu’il ne puisse rien y faire. Il a tout essayé, des traitements médicaux officiels, aux plus tordus. Rien ne le soigne. C’est dans l’inframonde. C’est dans la cabane blanche, j’en suis sûr. C’est dans l’inframonde ; cette putain de cabane blanche… Son cerveau est prisonnier de cette pensée. C’est la première chose à laquelle il pense lorsqu’il se réveille après une bonne nuit de deux heures de sommeil. C’est la dernière chose à laquelle il pense lorsque l’épuisement a raison de lui au petit matin.
Il fut pourtant un gros dormeur toute son enfance. Ses parents avaient une somptueuse maison perchée sur les falaises normandes, près de Fécamp. Sa mère, Anne, et lui avaient un rituel : tous les dimanches matin, elle venait le réveiller pour une activité très spécifique. Il percevait d’abord sa voix douce : « Réveille-toi mon chéri… », puis il sentait le doux parfum résineux de ses cheveux fauves qui affluaient sur son bras, puis son torse, et le chatouillaient, alors qu'elle se penchait sur lui pour déposer un baiser chaud sur son front étoilé de taches de rousseur.
Enfin, il entendait le petit bip du dictaphone de sa mère qui le faisait toujours sourire : c’était le top départ. Il s’étirait, mais n’ouvrait jamais les yeux ; c’était la règle d’or. Les yeux clos, il commençait à raconter son rêve en essayant de remonter le plus loin possible en arrière, alors qu’elle l’enregistrait et l’écoutait silencieusement avec le plus grand intérêt.
Plus tard, lorsque ses rêves commençaient à comprendre des fantasmes sexuels, il les camouflait ou omettait les scènes les plus érotiques. Mais concernant la violence, parfois extrême, que ses songes pouvaient contenir, il ne filtrait rien, il disait tout. « Les rêves sont faits pour être partagés », lui disait tout le temps sa mère.
Un matin, alors qu’il n’avait encore que huit ans, il fit un cauchemar particulièrement violent. Ce n’est pas sa mère qui le réveilla, cette fois-là, mais lui qui hurla au beau milieu de la nuit et la fit accourir. Quand elle l’eut pris dans ses bras et apaisé, il lui raconta son cauchemar :
Je jouais dans le jardin. Je voyais la belle vue sur l’océan, sauf qu’il était noir, mais je trouvais pas ça bizarre. Il y avait un quai qui dépassait de la falaise et qui flottait tout seul dans le vide en s’étendant à l’horizon, très loin. Je trouvais pas ça bizarre non plus. J’ai tapé un peu trop fort dans la balle et elle a roulé sur le quai.
Alors, j’ai voulu aller la chercher et à mesure que je marchais, elle roulait vers le bout du quai, loin, dans le vide. Je me suis mis à lui courir après, mais je n’arrivais pas à l’attraper… Soudainement, j’ai vu la cabane de Papa au bout du quai : la petite cabane jaune au fond du jardin, tu sais ? La balle a rebondi contre la porte et s’est arrêtée.
Alors, j’ai terminé en marchant jusqu’à la cabane. Et d’un coup, j’ai entendu des bruits à l’intérieur, comme des abeilles. J’ai commencé à avoir peur, mais je voulais récupérer ma balle. Plus j’avançais, plus le bruit était fort et au moment où je me suis penché pour l’attraper, la porte de la cabane s’est ouverte et un monsieur très grand, très laid et qui sentait très mauvais est sorti en hurlant avec un couteau à la main. J’ai essayé de crier, mais il n’y a rien qui est sorti.
Il m’a attrapé par le col et m’a secoué en hurlant des choses que je ne comprenais pas. En me débattant, j’ai réussi à enlever ma veste et à éviter son couteau, alors qu’il voulait me tuer. J’ai fait demi-tour et j’ai couru de toutes mes forces vers la maison. Je voulais hurler : Papa ! Maman ! Au secours ! Mais y’avait toujours rien qui voulait sortir de ma bouche.
Tout à coup, je me suis aperçu que la maison avait disparu, il n’y avait plus que du vide partout autour du quai. J’ai paniqué. J’ai regardé en bas, il y avait toujours la mer. C’était très haut et j’avais peur, mais le monsieur arrivait en courant, agitant son couteau, alors j’ai sauté en essayant de voler. Je me suis dit qu’au pire je tomberais dans l’eau si je n’y arrivais pas.
Je sentais l’air siffler dans mes oreilles, je battais des bras, battais des bras, battais des bras de toutes mes forces… Mais, ça marchait pas. Alors j’ai pris une grande respiration avant de tomber dans l’eau glacée. C’était très, très froid, mais je me suis dit qu’il fallait que je reste caché, alors j’ai essayé de rester au fond de la mer noire.
Mais tout de suite après, le gros corps du monsieur est tombé dans l’eau lui aussi : il avait sauté sans hésitation. Et là, il s’est transformé en requin et m’a poursuivi. J’ai essayé de nager, le plus vite possible, maman. J’ai essayé de nager, mais il m’a rattrapé et a commencé à me manger les chevilles, puis les jambes… Et je me débattais de toutes mes forces, mais il était trop fort ! Je sentais ses dents tranchantes couper net mes genoux, puis mes cuisses… C’était horrible !
Sa mère avait toujours le ton et les mots qu’il fallait pour le calmer. Elle lui expliquait tout avec une simplicité et une clarté désarmantes :
— Depuis le jour où tu as ouvert la porte de la cabane à outils de papa, et où tu t’es fait attaquer par les guêpes, tu en as peur.
Gauvain acquiesce, le visage crispé par la douleur. Anne passe ses longs doigts fins dans la tignasse rousse de son fils.
— Et c’est tout à fait normal, mon chéri. Il n’y a aucune honte à ça. Ta peur est un signal naturel pour te protéger du danger.
— Alors, j’aurai peur des guêpes toute ma vie ?
— Pas du tout. Tu vas combattre cette peur !
— Comment ?
— Avec ça !
Elle retire le petit bracelet en cuir noir de son poignet, dans un petit tintement métallique, et le met sur celui de son fils, en serrant un peu plus pour l’adapter à sa gracilité.
— Tu vois, c’est papy Paul qui me l’avait donné. Aujourd’hui, c’est à toi de le porter.
Le garçon regarde l’objet en inspirant d’émerveillement lorsque son doigt tombe sur la petite lune en argent qui ferme la lanière.
— Et maintenant, je veux que chaque fois que tu touches la lune, tu te demandes si tu es éveillé ou non. D’accord ?
— Pourquoi, maman ?
— Comme ça, chaque fois qu’on t’attaquera dans un cauchemar, tu toucheras la lune et tu te rendras compte que tu rêves. À ce moment-là, tu pourras décider de changer ce qui te fait peur en quelque chose d’agréable.
— Comment ?
— Avec ton imagination, mon amour, dit-elle en posant son doigt sur sa tête. Soit créatif !
— Mais tu vois bien, j’ai essayé, j’y arrive pas !
— Ce que tu as fait est très bien, mon ange. Tu ne t’es pas laissé faire. Je suis fière de toi !
— Oui, mais j’ai fui et j’ai perdu, Maman… Le monsieur m’a rattrapé !
— C’est pas ça qui compte. Tu t’es débattu, tu as essayé de trouver une solution. Tu n’as pas subi le danger. Tu as été très courageux, c’est ça qui compte. Essaie de repenser à ce méchant monsieur et de le tourner en ridicule, de le rendre inoffensif. À force de t’entraîner, tu y arriveras.
— Donc si je change mes cauchemars en rêve agréable, je n’aurai plus peur des guêpes ?
— Je te le promets !
C’est à la mort de sa mère, il y a treize ans, que les premières insomnies de Gauvain sont apparues, d’abord chroniques, puis sévères. Il n’avait que quinze ans. Il n’arrivait plus à se lever pour aller au lycée, ou à se concentrer quand il daignait aller en cours. Il s’effondrait de sommeil la plupart du temps, quand il n’avait pas des crises de narcolepsie en pleine cour de récréation, ce qui lui valait des humiliations mémorables.
Il a d’abord pensé que tout cela était un autre cauchemar, qu’il allait se réveiller d’un moment à l’autre, que c’était une erreur, qu’ils s’étaient tous trompés, que sa mère allait revenir, qu’elle allait rouvrir la porte d’entrée de la maison, sale, trempée, épuisée, en s’effondrant en larmes et en se confondant en excuses pour son retard ; qu’elle s’était cachée dans une pièce, sous un meuble, que les pompiers ne l’avaient pas vue, que son téléphone était cassé, qu’elle avait échappé aux flammes… Gauvain avait fantasmé cette scène en boucle, dans toutes les versions possibles et imaginables. Son cerveau produisait ces images pour le sauver du désespoir et de la folie.
Puis est venu le temps du deuil avec l’aide de professionnels. Gauvain eut une longue période où il s’est dit qu’il méritait ce qui lui était arrivé, qu’il devait être mauvais, damné. Il commença à ternir sa vision du monde, si jeune. Aussi, il s’éloigna peu à peu de ses amis d’enfance, les voyant progressivement, silencieusement, presque imperceptiblement, changer de posture vis-à-vis de lui. Il était passé du rouquin sympa et marrant, à la victime fragile que l’on plaignait. Il sentait sur lui, de manière presque épidermique, leurs regards sentencieux mal dissimulés.
Son père, Louis, ne pouvant plus rester dans la maison familiale, demanda à être muté à Paris, ce qui convint à Gauvain ; laisser derrière lui le passé et se faire de nouveaux amis, des amis qui ne savent pas ; se réécrire un nouveau passé.
Le traitement médicamenteux mis en place à ce moment-là grâce à son père, lui permit de retrouver un rythme normal, certes, mais le priva de toute activité onirique et ralentit son esprit. Il pouvait dorénavant dormir, oui, mais il avait l’impression d’être la moitié de lui-même en termes de facultés intellectuelles, et ce, au moment où une obsession étrange apparut : la conviction profonde et immuable que le soin de ses insomnies et l’exploration de ses propres rêves étaient intimement liés. Autant dire qu’il était sérieusement abattu par cette violente amputation, lui qui voulait rêver, étudier ce monde d’en dessous - cet « inframonde », comme il le nomme -, et revoir sa mère en songe, ne serait-ce qu’une fois ; un insomniaque qui devait absolument rêver pour se soigner et faire son deuil : une ironie du sort qui ne l’amusait pas le moins du monde.
Sur cette idée obsessionnelle, il suivit un chemin autodidacte en parallèle de ses études, en gérant ses médicaments à sa façon, sans en parler à son père, évidemment. Chaque fois qu’il arrêtait les somnifères, il sentait ses pensées s’accélérer et devenait plus efficace dans ses recherches. Mais, dans le même temps, il retombait dans la spirale infernale des nuits blanches. Aussi, il jonglait entre prises et arrêts, par vagues, en fonction de ses objectifs.
Au bout de sept années de recherches, le 16 juillet 2046, un miracle est apparu. Il avait seulement 22 ans. Ce jour fut la première fois dans le monde qu’une traduction d’un rêve en imagerie numérique fut réussie. En détournant les bandeaux cyberpathiques BrainDrive, en les couplant a des programmes de génération d’images de synthèse, en les combinant à des logiciels d’imagerie cérébrale, en associant le tout à une intelligence artificielle et un algorithme qui décodent les images mentales selon les zones cérébrales activées, il avait généré la première image onirique véritable. L’onirographie révéla la vue subjective en noir et blanc d’une rue pavée bondée d’une ville qu’il ne connaissait pas, patchwork de plusieurs lieux qu’il avait visités, faite de ponts, de véhicules, de bâtiments, de lampadaires et de visages, tous déformés.
Cet événement, qui serait un fait historique s’il était révélé au grand jour, est resté secret. Gauvain est bien trop méfiant pour partager sa découverte au monde. Il sait les dégâts que ferait une telle technologie entre de mauvaises mains.
Il s’est tout de même autorisé à faire imprimer cette image sur du papier glacé et de l’encadrer dans le salon de son petit deux pièces. À l’ère où l’IA fabrique aléatoirement des milliards d’images chaque jour, qui se douterait qu’il s’agit d’une authentique capture numérique d’un vrai rêve humain ?
Cinq ans plus tard, son travail acharné avait porté ses fruits : en douze années, il avait inventé le premier logiciel pour explorer le subconscient. Il avait enfin réussi à construire sa propre prothèse pour rêver. N’importe qui à sa place l’aurait tout simplement utilisée pour dormir tous les soirs et dire adieu aux somnifères, mais pas Gauvain Richard. Il n’allait pas s’arrêter si proche du but. Il allait enfin pouvoir arpenter ce monde qui lui avait été interdit pendant si longtemps. Il allait enfin pouvoir suivre son instinct et trouver la cause de cette maladie qui l’amputait d’un dernier adieu, d’une dernière prière envers sa mère. Il allait enfin pouvoir faire son deuil, guérir et commencer à vivre. C’est dans cette intention qu’il entama de longs mois d’exploration onirique acharnée, jusqu’à aujourd’hui.
Je regarde le ciel rose de la nuit sans étoiles. Rien de tout ça n’est réel. Ou plutôt si, ça l’est, mais pour moi et pour moi seul. Je me dirige vers l’avenue des Champs Élysées qui s’étire à l’infini - infininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfininfini… - et l’emprunte.
Deux rangées de platanes majestueux flanquent l’immense avenue pavée. Soudain, j’aperçois sur le sol un message, parfaitement inséré entre deux bandes blanches d’un passage piéton : « UNE ENCLAV3 IN THE GRAN1T ». Je sursaute, me redresse et relis plusieurs fois le message pour être sûr de ne pas le déf0rmer, alors qu’il est déjà en train de se décomposer comme un biscuit imbibé d’eau.
La voie devient plus en plus étroite et les deux rangées d’arbres se rapprochent l’une de l’autre. Le décor urbain inhabituellement silencieux se transforme en zone rurale animée de chants d’oiseaux tropicaux et d’un vent doux. Je connais les combinaisons à faire pour retrouver la cablanche. Tout en m’orientant vers elle, je commence à essayer de décoder le message lu. Je réfléchis en scrutant les alentours. Le moindre détail compte. Je réfléchis le plus vite possible pour mentaliser tout ce qui se passe. Paradoxalement, en accélérant mes pensées, j’amplifie la volatilité des éléments qui composent mon rêve. Le vent s’accélère. Je dois être vigilant.
Les pavés ont disparu pour laisser place à une étendue de terre compacte. Mon plumoulant, qui a du mal à rouler dessus, s’arrête, son sommier redescend à hauteur normale. Je saute hors du matelas et continue à pied, en zieutarrièrant le véhicule insolite qui reprend sa marche en sens inverse, son voyant jaune se rallumant.
Je progresse dans ce chemin de campagne, foulant le sol amolli et poussiéreux, toujours accompagné par les deux rangées de géants feuillus dont je sens les regards sur moi, comme des grands-parents bienveillants. Pourquoi un « 3 » à la place du « E », et un « 1 » à la place du « I » ? L’anagramme d’ENCLAVE, c’est VALENCE. Je n’ai aucun lien avec cette ville, ça ne doit pas être ça… Il y a une « ENCLAVE » dans le granit ? « GRAN1T », ou « TRAIN G ». Il n’a pas de ligne G à Paris… Tout au bout du chemin, à quelques dizaines de mètres, la rangée d’arbres s’arrête où un quai prend le relai au milieu d’un étang calme. C’est enfin ici.
Au bout de ce petit quai, où le son de mes pas sur les lames de bois compose une mélodie familière, comme un xylophone, se présente enfin la fameuse cabane blanche à toiture ronde, légèrement plus haute qu’une niche de chien. C’est le petit espace fourre-tout qu’on oublie au fond du jardin, dans lequel on a déposé des souvenirs d’enfance, des secrets que nos parents ne connaîtront jamais. Mes poils se hérissent sur mes avant-bras. Je retrouve la désagréable sensation, enfouie, que j’échappe à la surveillance de mes parents.
Je ne prends pas la peine d’écouter la ritournelle du platelage à mes pieds, ni le clapotis de l’eau sur le quai, ni la brise qui fait siffloter les cheveux de mes aïeux arboriformes derrière moi, sur la rive. Un autre son capte toute mon attention : ce bruit sombre et angoissant provenant de l’intérieur de la cablanche, de l’intérieur de moi-même, qui semble luire à mesure que ma nuit s’instille.
Une fois à son pied, au milieu de l’étang, le son est très clair et mon élan est à nouveau brisé par ma déception, je n’ai plus de doute sur l’issue de cette énième exploration. C’est toujours la même chose, pourquoi serait-ce différent ce soir ? C’est encore ce son qui me hante depuis mes 8 ans, un son similaire à une foule en colère. Cette cablanche est pourtant mon dernier espoir avant la folie. Ma peau s’irrite et se durcit, par anticipation, puis mue en un épais coton ; une combinaison d’apiculteur avec un chapeau de protection qui se constitue autour de moi.
J’hésite à tourner la petite poignée verte, mais, au fond, je n’ai pas le choix, il faut que j’essaie à nouveau. Je prends une grande respiration. À peine ai-je tourné la poignée, qu’un eSSaim Se Jette Sur moi danS un bruit aSSourdiSSant et un SCintillement aveuglant, me tranSperCe avec une violenCe eXtrême et me TUE.
Gauvain se réveille en sursaut en s’agitant dans tous les sens. Il sent encore les milliers de dards se planter furieusement dans sa peau, assourdi par le bourdonnement hystérique. Ils sont dans ses cheveux, sous les draps, sur son torse, sur ses cuisses, sur son visage, jusque dans ses oreilles.
Il balance son BrainBand, saute hors du lit et sort de chambre en se grattant sauvagement tout le corps, jusqu’à ce que la sensation se dissipe. Peu à peu, il n’entend plus que sa propre agitation de pantin désarticulé au beau milieu de la nuit, dans le salon de son petit deux-pièces, et le vrombissement des ventilateurs de son ordinateur qui tourne à plein régime dans la chambre. Il halète un moment, hébété.
Puis, il touche la petite lune d’argent sur son bracelet et conscientise le moment présent, comme sa mère lui avait appris. Suis-je toujours en train de rêver ? L’espace est stable, donc non. Il ferme la bouche, pince son nez et essaie d’inspirer, sans succès ; parfait. Il essaie de passer son majeur à travers la paume de sa main opposée, sans succès ; parfait. Il réitère ce petit rituel plusieurs fois et se calme. Il est bien en éveil dans le réel.
Il hait ce cauchemar. Il hait cette cablanche. C’est pourtant, lui semble-t-il, la seule issue à son insomnie. Le seul remède à sa folie. Ça ne fait aucun doute que si c’est aussi violent, c’est qu’il y a là quelque chose d’essentiel. Son subconscient est catégorique. Qu’est-ce que t’essaies de me dire, bordel ? « ENCLAVE » ? « VALENCE » ? « GRANIT » ? « TRAIN G » ? « GARNIT » ?
Dans sa chambre, une interface lui montre une fenêtre de dialogue sur son ordinateur. Il range le fichier vidéo « Session_2052-03-16_00:47-3:10_Gauvain_solo-interaction.mp4 » dans le dossier « Cablanche (impasse) », le parcourt à différents endroits clés pour se remémorer le contenu du rêve, prend quelques notes, fait quelques dessins sur son carnet, puis ouvre son générateur d’anagrammes et tape « UNE ENCLAV3 IN THE GRAN1T » ; rien ne suscite son intérêt. Tu veux me dire quoi, putain ? Il regarde l’heure : 3 h 27.
La gorge sèche et crevant de chaud, il se résigne à éteindre sa machine pour aller se désaltérer et se rincer le visage. Il s’inspecte un instant dans le miroir de la minuscule salle d’eau : ses cernes ont commencé à s’installer pour de bon et virent au bleu. Ses yeux gris d’enfant espiègle et curieux se sont ternis ; la fatigue l’empêche quasiment de les ouvrir plus que de moitié, ce qui lui donne un air blasé. À 28 ans, il semble en faire dix de plus. Il est plutôt grand, svelte, a un visage rond et pâle, recouvert de taches de rousseur et chapeauté d’une tignasse rousse dans laquelle se sont déjà immiscées quelques touffes grises.
Il cligne nerveusement des yeux comme s’ils le piquaient. Il ne sait plus si c’est le cas. Il ne sait plus ce que ça fait quand ça ne pique pas. Alors, il a pris ce tic : il cligne des yeux souvent, malgré lui. Il masse ses globes oculaires et tempes endoloris. Il grimace : de nouvelles rides d’anxiété sont apparues sur son front. Il pourrait être beau garçon s’il ne manquait pas tant de sommeil. Le moteur de ses pensées tourne sans relâche. Un moteur puissant, têtu, inarrêtable, encore plus bruyant que les ventilateurs usés de son ordinateur. Il cligne nerveusement des yeux, à nouveau. Il a l’impression de s’éloigner de lui-même de jour en jour et sent qu’il ne tiendra pas bien longtemps à ce rythme. Clignement nerveux. La folie le guette. Clignement nerveux. Il sait qu’on va jusqu’au suicide lorsqu’on ne dort plus. Dans l’époque où il vit, de plus en plus de jeunes passent à l’acte. Il y a lui-même déjà pensé. Mais tant qu’il lui reste encore un peu d’énergie, il préfère avoir le courage de continuer à se battre.
Assis sur son lit, Gauvain rallume son ordinateur, une nouvelle idée en tête.