2. Détour par Exelmans
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2. Détour par Exelmans
Juvisy - France
J -21
La nuit enveloppait encore la ville. Claire jeta un regard distrait sur la réflexion du timide croissant de lune à la surface grise de la Seine. Elle était la seule, ou presque, à traverser le pont de Juvisy à pied en direction de la gare. Une unique silhouette lointaine s’engageait à son tour sur l’allée réservée aux piétons, tandis que Claire parvenait déjà sur la berge opposée. L’hiver, la plupart des voyageurs préféraient recourir au bus ou à la voiture d’un tiers pour se faire déposer au pied des guichets. Au détriment d’un petit détour supplémentaire, ils se retrouvaient bien au chaud à l’entrée principale située de l’autre côté des nombreuses voies.
« -7 °C » s’affichait par alternance avec une croix verte au-dessus de l’enseigne d’une grande pharmacie encore fermée. La trentenaire n’était pourtant pas emmitouflée sous un lourd manteau ou une longue écharpe. Non, elle revêtait une simple veste en jean sur un chemisier blanc. Un héritage de ses jeunes années passées au Canada ; Claire n’était pas frileuse. Ses courts cheveux noirs s’arrêtaient sous les lobes, et seul le vent qui balayait le pont lui avait fait remonter son col pour protéger sa nuque dégagée.
Quelques nuages s’étiolaient dans le ciel. L’éclairage public aux teintes mordoré laissait planer un aspect fantomatique sur tout le quartier. Claire emboîtait le pas au tempo des morceaux que diffusaient les écouteurs insérés dans ses oreilles. Sa démarche assurée et souple à la fois, dénotait une longue habitude à se déplacer à pied.
Sa silhouette fluette quitta le pont et s’engagea dans la ruelle qui menait à l’arrière de la gare, « l’entrée des artistes » comme l’avait surnommée Claire quelques années plus tôt en venant s’installer à Draveil. Plus petit, moins fréquenté, cet accès donnait directement côté Seine vers la base de loisir du Port-aux-Cerises de Draveil, dont Claire habitait la périphérie.
Elle effleura sa carte de transport sur le lecteur et passa le tourniquet en inspirant une dernière goulée de l’air extérieur. La gare de Juvisy dessert à la fois le RER C, le RER D et quelques grandes lignes SNCF. Il y règne en permanence une atmosphère encombrée de voyageurs affairés à déchiffrer les nombreux panneaux d’affichage pour déterminer quelle voie emprunter. Par cette froide matinée, la plupart d’entre eux stagnaient sous le couvert en attendant de monter sur les quais extérieurs au dernier moment. Ils scrutaient l’arrivée de leur train, profitant le plus possible de la moindre protection contre cette météo jugée extrême. Claire sentit une oppression familière la gagner en se faufilant dans la foule. Elle se concentra sur sa musique, plissa ses yeux en amande qui ne formèrent plus que deux fines fentes dans son visage rond, et traversa la marée humaine en quelques enjambées décidées, toujours en apnée. Elle gravit deux à deux les escaliers qui menaient sur le quai de la ligne C en direction de Paris, et ne reprit sa respiration qu’en atteignant la surface.
Un long trait de fumerolles blanches s’échappa de sa bouche dans l’atmosphère fraîche et humide. Elle décrispa ses paupières qui révélèrent des iris vert jade inattendus au milieu de son regard bridé nettement asiatique. Le froid avait piqueté ses hautes pommettes, leur donnant une pigmentation rosée qui tranchait sur son teint pâle. La Métisse s’écarta de l’escalier et avança le long du quai presque désert. Elle dépassa l’auvent salutaire en cas de pluie, et s’arrêta dans la zone la moins fréquentée repérée la semaine passée.
Peu habituée à emprunter cette ligne, elle confirma d’un regard de côté sur l’affichage digital que son train était bien prévu à l’heure, et qu’elle se trouvait sur la bonne voie. « 7:04 – Direction Chaville-Vélizy ». Parfait. Il devrait la déposer à la station du pont Garigliano quinze minutes avant son rendez-vous de 8 h au 84 du boulevard Exelmans.
Un homme de petite taille, trapu, émergea de l’escalier. La capuche de son sweater relevée pour lutter contre le froid, ses mains enfouies dans les manches bleu marine. Le premier de la horde irrésistiblement attirée à la surface par l’arrivée imminente du train.
Claire détestait les transports en commun. Pigiste, elle travaillait en principe dans le confort de son appartement. Elle dérogeait toutefois à cette règle un jeudi sur deux, comme aujourd’hui, pour se rendre aux Halles et y passer la journée dans les salles de cinéma, seule raison valable qui puisse lui faire affronter la foule. La fréquentation est toujours la moins élevée dans les salles le jeudi, et elle prenait bien garde à ne pas rester pour les séances du soir, trop peuplées à son goût. Pour rejoindre Paris, elle empruntait d’ordinaire la ligne D, directe jusqu’à Châtelet-les-Halles, et située trois quais en amont.
Aujourd’hui constituait une exception de taille à ses habitudes. Elle devait d’abord s’affranchir d’une corvée. Elle avait donc tout arrangé pour optimiser son déplacement. Rendez-vous à 8 h, sortie pour 9 h, rapide jonction en métro, et elle pouvait amorcer son planning de quatre films avec une première séance à 9 h 25. Elle revisita mentalement son emploi du temps cinéma pour évacuer le stress de sa première contrainte matinale.
La proximité des voyageurs qui s’étalaient sur le quai la rappela vite à la réalité. Elle coupa la musique, mais laissa les écouteurs en place, une habitude qui lui permettait de s’isoler du bruit ambiant tout en écoutant autour d’elle si le cœur lui en disait. L’homme à la capuche, emporté par ses congénères, se retrouva à la limite de l’auvent, à une vingtaine de mètres d’elle. Claire se positionna par rapport aux traces d’usure ténues sur le bord du quai, emplacement le plus probable de montée et descente des usagers.
La rame arriva à sa hauteur au ralenti, et s’arrêta, une double porte de métal dépoli juste en face d’elle. Claire attendit que les personnes à l’intérieur actionnent le mécanisme d’ouverture. Elle s’effaça pour laisser sortir les rares passagers qui ne se rendaient pas à Paris, ou changeaient de train pour rejoindre la ligne D vers une destination de la rive gauche.
Elle s’engouffra alors, tous les sens en alerte. Les rames du RER C s’avéraient plus anciennes, et très différentes de celles auxquelles elle s’était habituée sur la ligne D. En une fraction de seconde, elle devait trouver une place libre, la plus tranquille possible et loin des « zones à enquiquineurs ». Sur la ligne D, le box de quatre fauteuils juste à l’entrée restait à éviter. Dommage d’ailleurs, en raison de sa proximité de la sortie et de son isolement… Mais cet espace attirait toujours les groupes bruyants en quête de perturber le chaland moyen. Heureusement, un siège unique résidait juste au bas des escaliers, sa place favorite. Ici, cependant : pas de box isolé près de l’entrée… facteur enquiquineur ramené à zéro donc, mais pas de siège solitaire non plus… Elle opta pour une large banquette de skaï orange encore vide au premier rang, et s’assit côté couloir.
Le wagon se remplit rapidement et lorsque le signal sonore de fermeture des portes retentit, plusieurs passagers restèrent debout. Un homme d’une cinquantaine années, bien habillé, parka noire, costume gris et attaché-case s’approcha de la banquette. Claire se dandina pour le laisser s’immiscer jusqu’à la place libre côté fenêtre. Il la remercia, elle acquiesça d’un mouvement de tête, sans un mot.
Posant son petit sac à dos sur ses genoux, Claire en extirpa un livre de poche et s’enferma dans sa bulle. Mais le cœur n’y était pas. Ses yeux parcouraient le papier sans enregistrer le récit. Son esprit vaquait ailleurs. Vers son premier rendez-vous.
« Et si j’annulais ? Je peux descendre à Saint-Michel, repiquer la ligne B jusqu’aux Halles et me faire ma journée tranquille, je serais en avance, mais ce n’est pas bien grave, je me prendrais un chocolat chaud au Starbuck du coin… »
Elle secoua la tête en se demandant encore pourquoi elle avait accepté cette séance.
« Parce que tu n’as pas eu une nuit de sommeil complète depuis des semaines, parce que tu es à bout, parce que cette fois, tu auras beau courir tout ton soûl et t’abrutir de travail : tu ne t’en sortiras pas toute seule, et tu le sais ! »
Elle exhala en refermant son livre.
« De là à te jeter sur le premier psy venu… »
Elle réprima une moue agacée. Son rendez-vous était loin d’être avec « le premier psy venu », et elle le savait bien. La rédactrice en chef du magazine « psychologies » était intervenue en personne pour lui octroyer cette rencontre.
— Une sommité dans son domaine, tu verras. Ses patients sont triés sur le volet. Je lui ai déjà parlé de toi, il ne te reste plus qu’à appeler. Ne me remercie pas, mais vas-y ! Ne te dégonfle pas ! lui avait indiqué la patronne de la revue professionnelle en lui fournissant les coordonnées.
Marion Rosendal, excentrique intellectuelle de Saint-Germain, avait accueilli Claire lors de son stage de fin d’année au sein du magazine, dix ans plus tôt. Contre toute attente, elle avait tout de suite accroché avec cette étudiante timide et réservée, mais à la force de travail colossale. Elle lui avait même offert une place à plein temps. Claire avait préféré refuser pour se mettre à son compte comme pigiste freelance et élargir son portfolio à d’autres revues scientifiques et technologiques. Les deux femmes étaient cependant restées en contact, Marion s’attribuant en toute modestie le titre de mentor pour Claire, ce qui avait d’ailleurs ouvert à celle-ci les portes de bien des rédactions.
Claire ressentit un pincement au cœur en voyant passer la station Saint-Michel. Elle hésita un bref instant. Une courte lutte perdue d’avance ; elle resta à bord. Marion lui avait fait part de ses inquiétudes quant à la qualité des papiers de Claire qui n’avait cessé de chuter ces derniers temps. Elle l’avait appelée plusieurs fois et avait suffisamment insisté pour que Claire finisse par lui relater ses nuits difficiles emplies de cauchemars.
— C’est pas étonnant, à ton âge ma chérie, c’est pas des rêves qu’il te faut dans le plumard, c’est un bonhomme ! avait résumé Marion avec sa verve habituelle.
Claire sourit en se remémorant leur conversation. Elle n’estimait pas avoir d’amis au sens noble du terme, mais Marion, malgré leur génération de différence, était ce qui s’en rapprochait le plus. Quelque part, Claire ne tenait pas à la décevoir… Elle irait à son rendez-vous, ne serait-ce que pour rassurer la rédactrice en chef. Son bref sourire n’émut personne dans la rame, pas même l’homme sous sa capuche de jersey bleu marine qui l’observait discrètement.