Chapitre 11
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Chapitre 11
Je me traîne jusqu’à la cuisine, les pieds lourds, pour me préparer un café. Le simple fait d'avancer me demande un effort démesuré. L’odeur familière du café qui s’écoule dans la cafetière ne parvient pas à calmer le tourbillon dans ma poitrine. C’est presque ridicule de réaliser à quel point même les petites choses réconfortantes ne fonctionnent plus.
Mon téléphone vibre plusieurs fois sur la table. Savannah. Bien sûr. Elle n’abandonne jamais, et c’est sans doute ce qui me terrifie le plus. Qu’elle me pousse à parler, à affronter ce que j’enfouis au plus profond de moi. Je déteste cette part d’elle qui sait toujours lire entre les lignes, qui sent quand je me renferme et refuse de la laisser me glisser entre les doigts. Et pourtant, je l’aime pour ça aussi.
Je laisse le téléphone vibrer sans y toucher. Le silence de mon loft me semble assourdissant, mais je n’ai pas la force de briser cette bulle qui me protège encore un peu. La nuit a été longue, agitée, teintée de cauchemars dont j’émerge toujours plus fatiguée. Toujours le même scénario, comme une cassette rayée qui refuse de s’arrêter.
Cette fois, Jaxon n’était pas là pour me tendre la main, comme il l’a fait dans mes rêves précédents, et ça m’a laissé un goût étrange. Il était là, oui, mais loin. Lui et Savannah se tenaient côte à côte, les bras croisés, silencieux, à attendre que je me relève seule. Leur regard perçant traversait la foule chaotique qui continuait de me piétiner, implacable. Une métaphore, sûrement, de ce que pourrait devenir ma vie si je continue à repousser tout le monde.
Je me passe une main sur le visage, comme si cela pouvait effacer cette image. Ce cauchemar est si viscéral qu’il me laisse un poids sur la poitrine, plus réel que je ne voudrais l’admettre. C’est bien ce que je fais, non ? Je m’enferme, je me renferme, je refuse de me relever pour m’appuyer sur quelqu’un.
Mais je veux être une bonne personne. Je veux mériter leur affection, leur soutien, même si j’ai l’impression d’être brisée, même si parfois je ne sais pas pourquoi ils s’accrochent à moi. Je veux apprendre à sortir de cet état d’isolement, parce que je sais, au fond, qu’il ne m’aidera pas à oublier. C’est une illusion de contrôle, une prison que je me suis construite pour survivre. Mais maintenant, les murs commencent à se fissurer.
Je fixe mon café fumant sur le comptoir, mais je n’ai pas envie de le boire. Je prends conscience, chaque jour un peu plus, que je ne peux pas continuer comme ça.
Mais il est encore trop tôt. Trop tôt pour tout affronter, pour ouvrir les vannes et laisser sortir ce qui me ronge. Peut-être que Savannah a raison. Peut-être que Jaxon, sans le savoir, me pousse aussi à changer. Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, je vais simplement essayer de respirer. Juste ça.
Mon téléphone vibre à nouveau, m’arrachant à mes pensées. Un coup d’œil rapide à l’écran m’indique qu’il s’agit d’un appel. Savannah. Je fronce les sourcils. Depuis quand les gens n’envoient-ils plus de messages en 2025 ? Un soupir m’échappe, agacé et inquiet à la fois. Elle n’appelle jamais. Si elle le fait aujourd’hui, c’est que quelque chose ne tourne pas rond.
Je capitule et décroche, hésitant entre la fatigue et l’envie de paraître plus enjouée que je ne le suis réellement.
— Salut Savannah, dis-je d’une voix faussement enjouée, tentant de paraître aussi souriante que possible.
Le cri qui résonne dans mon oreille me fait sursauter.
— OH ! MON ! DIEU ! T’es trop jolie Ravyn ! C’est la première fois que je vois ta tête ! Comment as-tu pu nous cacher ça aussi longtemps ?
Je reste figée, la bouche entrouverte. Mon cœur s’emballe, partagé entre la gêne et un sentiment étrange de vulnérabilité. Une rougeur incontrôlable me monte aux joues, même si Savannah ne peut pas la voir de l’autre côté du téléphone.
Bien que nous soyons amies depuis quelques années, j’avais toujours réussi à parfaire mon anonymat sur les réseaux. Les photos de moi étaient inexistantes, remplacées par des silhouettes vagues ou des paysages que je préférais partager. Savannah avait toujours respecté ça, connaissant mon aversion pour l’exposition et encore plus pour les appels. Elle savait à quel point je détestais ce moyen de communication, bien trop direct, bien trop… intime.
Et pourtant, la voilà qui m’appelle. Une première depuis le début de notre amitié. Ce simple geste, aussi anodin soit-il pour quelqu’un d’autre, est une limite franchie pour moi. Une brèche dans l’armure que je me suis construite. Je serre le téléphone un peu plus fort, consciente que si je n’avais pas décroché, elle aurait sûrement insisté. Savannah ne lâche jamais prise, surtout quand elle sent que quelque chose ne va pas.
— Tu exagères, Savannah, soufflé-je d’un ton léger pour minimiser la situation, même si je sais qu’elle ne se laissera pas avoir.
— Je n’exagère pas du tout, tu es canon ! Elle marque une pause. Mais attends… tu vas bien, toi ?
Sa voix se teinte soudain de cette douceur inquiète qui me désarme à chaque fois. Je déglutis, incapable de mentir aussi bien qu’à l’écrit. Savannah a toujours su lire entre les lignes, même dans les silences. Surtout dans les silences.
— Je… Oui, je vais bien. Enfin, plus ou moins. Rien de nouveau, tu sais.
La réponse sonne creuse, comme si elle flottait dans l’air sans trouver d’ancrage. Savannah ne dit rien, mais je devine déjà qu’elle n’est pas dupe. Le silence qui s’étire entre nous est presque tangible, comme une corde tendue prête à céder. J’ai l’impression d’avoir les pieds coincés dans du sable mouvant. Plus je m’enfonce dans mes tentatives pour la rassurer, plus elle semble comprendre que quelque chose cloche.
— Ravyn, je m’inquiète vraiment pour toi. Je sais qu’on ne se connaît qu’à travers les réseaux et qu’on ne se rencontrera sûrement jamais. Mais je ressens bien ton mal-être. Tes tweets n’ont plus le même goût depuis quelques temps. Il s’est passé quelque chose avec Jaxon ? Dis-le-moi, hein, sinon je vais lui casser la gueule avec mes New Rock !
Je ne peux m’empêcher de sourire, attendrie par sa remarque. Savannah a toujours ce don pour mêler humour et sincérité, comme si ses mots étaient un pansement maladroit mais efficace sur mes blessures.
— Non, Jaxon est adorable…, lâché-je dans un souffle avant même d’y réfléchir.
Je me mords l’intérieur de la joue, sentant déjà la bourde que je viens de commettre. Merde. Pourquoi j’ai dit ça ? Savannah n’allait pas en rester là. Elle ne laisse jamais un détail de ce genre passer inaperçu.
— Oh ! Donc vous avez continué à discuter ?
Je déglutis. Mentir, ou tout raconter ? Un flot de pensées s’entrechoque dans ma tête. Dire la vérité, c’est ouvrir une porte que je garde fermée depuis trop longtemps. Mais mentir à Savannah, c’est risquer qu’elle sente que je lui cache quelque chose… encore.
— Oui, un peu, finis-je par admettre. On échange des messages de temps en temps, c’est tout.
— C’est tout ? répète-t-elle avec une pointe de scepticisme. Ravyn, je te connais. Tu rougis derrière ton écran, pas vrai ?
Je roule des yeux, même si un sourire me trahit.
— N’importe quoi, Savannah…
— Arrête, tu sais que je suis douée pour ça. Sérieusement, qu’est-ce qu’il t’apporte, Jaxon ?
Je me fige légèrement, sa question résonnant différemment dans mon esprit. Qu’est-ce qu’il m’apporte ? Ça devrait être simple à répondre, mais rien ne l’est quand il s’agit de moi. Jaxon, c’est un échappatoire. Une lueur de lumière dans un quotidien que je m’efforce de rendre supportable. Il me rappelle ce qu’être vivante pourrait signifier… mais est-ce que je suis prête à l’admettre, même à moi-même ? A cet instant je réalise qu’un sourire sincère c’est formé sur mon visage lorsque je repense à nos conversations.
— Il est juste… facile à vivre. On parle de tout et de rien, et il ne me demande pas d’explications. Il ne pose pas de questions compliquées.
— Contrairement à moi, c’est ça ? taquine Savannah.
Je souris faiblement, même si je sens un poids grandir dans ma poitrine. Savannah ne réalise peut-être pas à quel point elle m’aide, elle aussi, même dans ses interrogations un peu trop franches.
— Toi, t’es ma conscience, Savannah. Et lui… il est juste là, quelque part, loin de tout ça.
Je ne sais pas si cette réponse la satisfait, mais elle n’insiste pas. Pourtant, je sens que je suis à deux doigts de tout déballer. Ce mal-être qui me ronge. Ce vide que je n’arrive pas à combler. Et cette impression d’être coincée dans un entre-deux, incapable d’aller de l’avant, mais incapable de reculer aussi.
— Ravyn, tu sais que je suis là, hein ? Vraiment. Pas juste pour te dire des bêtises ou t’envoyer des memes. Si tu veux en parler, je t’écoute.
Son ton est doux, presque hésitant, comme si elle avait peur de me brusquer. Je ferme les yeux un instant. Savannah est bien plus qu’une amie rencontrée sur Twitter. Elle est cette présence discrète mais persistante, celle qui ne me lâche pas, même quand je m’éloigne.
— Merci, Savannah. C’est juste… pas encore le moment. Et… Je vais t’écouter. Il y a un groupe de parole dans ma ville, mardi prochain. Je vais essayer d’y aller.
— Prends soin de toi Ravyn, c’est important. Tu m’appelles si besoin ! Peu importe ou tu es dans le monde, si je dois débarquer pour t’y amener je le ferai.
Je la remercie puis mets fin à notre conversation, mais la conversation laisse un arrière-goût amer. J’ai franchi une première limite aujourd’hui. En décrochant cet appel, j’ai laissé Savannah entrevoir un peu plus que ce que je voulais montrer. Et peut-être qu’une partie de moi avait besoin qu’elle le voie.