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Chapitre 3 - Où il est question du 'Miroir aux Fées'

Chapitre 3 - Où il est question du 'Miroir aux Fées'

Published Nov 21, 2024 Updated Nov 21, 2024 Fantasy
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Chapitre 3 - Où il est question du 'Miroir aux Fées'


Vendredi 31 octobre 2014 vers 15h00




L’ancienne exploitation agricole était devenue une belle propriété, le corps de la ferme et ses dépendances avaient été entièrement restaurés. Un parc d’agrément complétait le domaine,  épousant l’étang dans sa découpe erratique.

Je fus soudain plongé dans une ambiance fébrile qui tranchait avec le calme de ces derniers instants. Des techniciens s’agitaient en tous sens. Deux voitures étaient garées dans la cour, une ‘Twingo’ et un 4x4.

Un peu en retrait, une fille passait un appel téléphonique en accompagnant la parole de mouvements exagérés.

« Mince ! La grande brune ! »

Chaque élément de sa tenue avait été étudié avec minutie. Sous sa veste, elle portait une robe pull grise avec des collants noirs et des bottes cuissardes. Elégance et efficacité. A ses pieds, une valisette bien carrée attendait sagement. Je cherchai instinctivement le bellâtre dans les parages avant de me rappeler avec délice que nous avions combattu pour le même rôle …

C’était probablement lui au bout du fil !

  J’abordai la jeune femme une fois l’appel terminé.

« Bonjour, sauriez-vous me dire où je pourrais trouver Aurélien ? »

Elle m’examina un instant avant de répondre :

« Bonjour, tu dois être Erwann.

— Oui…et toi ?

— Nolwenn, ta cousine maternelle… Heureux de te rencontrer. Prends l’entrée gauche du bâtiment, tu trouveras Aurélien dans la loge aménagée pour la production. Mais fais vite, il faut qu’on se briefe tous les deux.

— Ok, c’est noté.

— Mon copain avait postulé ton rôle. Il avait répondu à toutes les questions, une vraie tête, pourtant il a été recalé… 

— Oui, je l’ai aperçu pendant la sélection.

— Ah bon ? s’étonna Nolwenn.

— C’est le premier à être sorti de la salle et il t’a envoyé une bise en passant !

— Si tu nous as vus, alors Aurélien aussi. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas été retenu, car il aurait été difficile de rester neutre en jouant avec son partenaire. »

J’abondai en son sens, je n’allais surtout pas lui avouer la vraie raison !

« Tu dois être une sacrée pointure en mythologie pour avoir été sélectionné ! reprit-elle.

— Je me défends…

— Ne fais pas le modeste, tes connaissances nous seront bien utiles !

— Ça marche ! A tout à l‘heure ! »

Sans trop savoir pourquoi, j’ajoutai avant de partir :

« Et encore désolé pour ton copain ! »

Elle releva la tête, m’examinant une nouvelle fois sans rien dire.

Elle jaugeait ma sincérité.

« Il s’en remettra… »

On s’en doutera, je n’étais en rien attristé de son éviction, mon air dépité s’expliquait plutôt par l’anxiété de ne pas être à la hauteur…

Nolwenn dut s’en apercevoir car elle me lança une dernière recommandation tout en embrassant d’un geste ample la totalité du domaine:

« Ne te laisse pas trop impressionner par tout ce cirque !

— Je vais tâcher de rester zen… »

Alors que je me dirigeais vers l’entrée indiquée par Nolwenn, je repensai à la suite de ma rencontre avec Aurélien après le concours. Je lui avais alors avoué ma surprise :

« Je suis encore étonné d’avoir été sélectionné… Je n’ai finalement répondu qu’au deux tiers des questions alors que j’ai vu des candidats sortir l’air confiant, même un peu avant la fin…

— En effet, quelques-uns ont réussi un score tout-à-fait remarquable sur ton rôle, plusieurs dix-sept sur vingt et même un dix-neuf…

— Et c’est-moi que vous avez choisi ?

— Oui, même si tu n’as obtenu que neuf sur vingt… »

Etait-ce le tutoiement qui s’insinuait dans notre conversation, ou l’allusion à une mauvaise note, toujours est-il que je me suis brusquement senti revenu au collège, mal à l’aise devant mon professeur d’Histoire déçu par mes résultats. J’avais été vexé ce jour-là, étais-je devenu professeur à mon tour par orgueil ? J’espérais que mes émotions n’allaient pas me porter préjudice pendant le tournage ! Mes réactions avaient parfois été si déroutantes … En classe de maternelle j’avais même rendu mes bons points à la maitresse quand il me semblait ne pas avoir été à la hauteur de ses attentes !   

« Neuf sur vingt ! Encore pire que ce que je pensais… J’ai vraiment l’impression d’un hold-up !

— Pourquoi aurais-je dû choisir le meilleur ? Pour qu’il me résolve toute l’énigme en deux temps trois mouvements ? Non, il me faut quelqu’un qui va chercher, douter, désespérer !

— Vous… tu vas être servi ! Donc le test visait à éliminer les candidats les plus compétents ! Mais c’est machiavélique !

— Je voulais quelqu’un avec une note entre huit et dix en fait.

— Je n’y crois pas ! Sois tranquille, je ne dirai rien à mon entourage, ils sont tous fiers de moi… Je vais me vautrer lamentablement et être la risée du public…

— Détrompe-toi, la population française n’obtiendrait pas plus de cinq de moyenne à ce questionnaire…

— Tu as aussi fait passer des tests pour le savoir ?

— Oui, à cent personnes représentatives de notre cible…

— J’imagine que cela doit me rassurer… Mais d’autres candidats ont dû avoir une note moyenne comme moi ! C’est sur ma belle gueule que je dois d’être ici ?

— Tu as obtenu une bonne appréciation sur ton physique en effet, cela a aidé !

— Je plaisantais ! Mais j’aurais dû me douter qu’à la télévision l’apparence compte aussi.

— Bien sûr, nous espérons que les téléspectateurs auront de l’empathie pour les joueurs.

— Donc ce sont les tests de personnalité qui ont fait la différence ?

— Pour ne rien te cacher…

— Je serais curieux de savoir quelle caractéristique t’a convaincu.

— Malheureusement je ne peux pas te dévoiler toutes mes raisons.

— Je comprends. »


Arrivé devant la loge, une simple chambre transformée pour l’occasion, je tentai de reprendre mes esprits par quelques respirations profondes et j’ouvris la porte. Aurélien se trouvait bien là et il m’offrit son plus beau sourire.

« Erwann ! Bienvenue au ‘Relais du lac’ ! Il ne manquait plus que toi ! Je passais en revue tous les éléments de ton dossier ! »

Je distinguai sur son bureau le contrat signifiant mon engagement sur les quatre week-ends, les assurances en cas d’accident, mon permis de conduire et d’autres papiers encore que j’avais dû fournir ces dernières semaines.

« Comme tu le sais, les téléphones portables personnels sont retirés du jeu et sont remplacés par des appareils configurés pour l’occasion avec des numéros utiles préenregistrés. Tous ces numéros sont gérés par notre centre d’appel qui répond de manière adaptée. »

Je troquai donc mon portable contre celui qui m’était destiné et qui portait mon prénom sur la coque.

«As-tu bien signé la notice qui récapitule les différentes armes susceptibles d’être utilisées ? »

J’avais dû lire en effet un ensemble de règles qui régissaient l’usage des armes homologuées pour ce type de jeu.  Les couteaux, fictifs, cachaient une lame rétractable, les carquois pour arcs et arbalètes étaient garnis de flèches et de carreaux dont la pointe était en mousse, les armes à feu, au canon bariolé, envoyaient de l’encre, et il en allait ainsi jusqu’aux poisons, concoctés à base de cumin !    

« Je te rassure, dit Aurélien devinant mon trouble, ces consignes sont générales et ne signifient pas que tu doives rester en permanence sur tes gardes ! »

Je souris d’un air entendu en réponse à ce commentaire tranquillisant du meneur de jeu.

« Je vais t’équiper d’une caméra miniaturisée et d’une oreillette branchée sur une fréquence personnalisée, ainsi nous pourrons à tout moment te faire part d’informations qui ne seraient destinées qu’à ton personnage. »

J’avais effectivement constaté cet équipement plutôt discret sur Nolwenn. Pendant qu’Aurélien sortait l’appareillage de sa boite, je laissai traîner mon regard sur les tableaux fixés aux murs, garnis de notes et de mémos. L’une de ces notes m’interpella avec ses quatre mots en forme de programme, chacun d’entre eux étant précédé d’un tiret ;  présentation, confrontation, intronisation, transmission.

Le déroulement du jeu ! Aurélien avait laissé traîner ces informations à la vue de tout le monde ! J’avais toujours été fier de mes capacités d’observation, même tout petit j’étais très attentif aux détails. A trois ans je distinguais déjà tous les panneaux de circulation que j’avais identifiés dans un livre du code de la route et en voiture je tançais mes parents quand ils flirtaient avec les limitations de vitesse ! J’avais donc à présent une idée générale de ce qui nous attendait.

Ne laissant rien paraître de ma satisfaction, j’écoutai les dernières consignes qu’Aurélien me rappelait en installant ma caméra.    

« L’aire du jeu est limitée au domaine. Des caméras ont été installées presque partout. Hormis les chambres et les salles de bain il n’y a que le hangar à bateau qui n’a pas été équipé ! »

J’acquiesçai doucement pour ne pas gêner le réglage de mon oreillette.

« Les techniciens et moi-même seront parfois visibles mais tu ne devras pas tenir compte de notre présence. »

Il testa mon harnachement et m’avertit encore, l’air un peu fautif :

« Quelques aménagements ont été portés aux règles générales, mais je ne peux pas en dévoiler le détail, j’espère que les joueurs ne m’en tiendront pas rigueur. »    

Il enchaîna rapidement sans me laisser réfléchir sur le sens de sa remarque…

« Je vais te présenter Nolwenn, vous avez des informations à échanger, mais je dois faire vite, j’ai encore quelques points à valider avant que le tournage ne débute.

— J’ai déjà rencontré ma ‘cousine’.

— Ah, je te laisse la retrouver alors. »

Je sortis de la loge et cherchai donc à nouveau Nolwenn des yeux. Ne repérant plus que sa valise abandonnée sur le devant de la cour, je fis le tour du bâtiment, et j’aperçus au passage le Château de Comper, dressé au loin sur la rive opposée de l’étang. Ce château avait connu beaucoup de déboires, à l’instar de nombreuses places fortes en Bretagne ou ailleurs. En partie démantelé par Henri IV 1 il fut finalement détruit à la révolution et ce n’est qu’au XIXème siècle qu’un manoir avait été reconstruit dans l’enceinte de l’ancien château. Il abritait depuis plus de vingt ans le ‘Centre de l’Imaginaire Arthurien’ mais à cette époque de l’année il était fermé aux visites. Le nom d’Arthur venant de celui de l’ours, peut-être hibernait-il comme ces plantigrades…

Laissant l’ancienne fortification à ses nouvelles attributions je constatai que la cour du domaine s’était déployée sur la façade sud selon une configuration moins austère qu’à l’avant, réservant ses confidences aux visiteurs admis dans cet espace plus intime. Une véranda en aluminium s’appuyait sur la paroi, afin de susciter la tentation d’une flânerie ou d’une promenade dans le parc. La constance du métal tranchait avec l’effritement de la pierre, mais l’effet était pourtant harmonieux. Des rosiers avaient déployé leurs lianes et colonisé les murs de part et d’autre des portes. J’avisai une échelle, qu’un technicien avait probablement oubliée là après avoir installé ses caméras.

Je découvris également sur l’arrière du domaine les restes calcinés d’un moulin à aubes. Un petit cours d’eau, autrefois sans doute plus dynamique, caressait ses flancs avant de rejoindre mollement l’étang. Les traces de l’incendie étaient anciennes, le traumatisme s’était vraisemblablement estompé dans les mémoires.

Je retrouvai Nolwenn, l’air concentrée, qui psalmodiai une dernière fois son texte en tenant son livret à la main.

Les pages avaient été méthodiquement annotées, elle devait avoir épluché complétement le rôle. Je sentis la pression remonter.

« Bon, reprit-elle sans ambages, nous nous sommes rencontrés en 1995 chez nos grands-parents dans le hameau de Folle-Pensée.

— Désolé de te contredire mais je t’ai croisée l’année précédente ! »

Nolwenn parut surprise, comme prise en faute. Elle parcourut nerveusement les premières lignes de son livret.

« Que me racontes-tu ? Je n’en trouve pas trace !

— Toi non, mais je t’ai aperçue lors de l’enterrement de ton père. Tu ne faisais pas attention à ton entourage, donc tu n’as pas remarqué le petit garçon auprès de notre grand-père maternel…

— Ah…  fit Nolwenn, rassurée. Donc par la suite, nos mères respectives s’étant réconciliées par la force du destin, nous avons passé tous nos étés à Folle-Pensée.

— Pourquoi s’étaient-elles brouillées, demandai-je. Le sais-tu ?

— Non, elle ne m’en a jamais parlé. »

Je notai qu’il y avait là matière à s’interroger car le scénario n’aurait rien perdu à imaginer les deux sœurs unies dans la vie.

Je relançai la discussion, abandonnant ce passé à la responsabilité de nos mères.

« Nous avons longuement arpenté les chemins de Brocéliande, en particulier celui menant à Tréhorenteuc.

— Oui, répondit-elle, la chapelle, la porte secrète imaginaire, tout cela sous la conduite d’une grand-mère grincheuse ! »

Je n’aurais pas dit cela de notre aïeule, Nolwenn m’apparaissait un peu injuste avec elle !

« Puis nous avons découvert les légendes liées à ce lieu et ce fut l’occasion d’inventer de nouveaux jeux, repris-je.

— Toi déguisé en chevalier bien sûr et moi en fée… »

Nolwenn avait dit cela avec un étrange air de résignation. Je m’en étonnai.

« J’ai de bons souvenirs de cette période, pas toi ?

— Bien sûr ! Tu avais toujours le beau rôle à te pavaner dans ton armure insolente en agitant ton épée mirobolante ! Moi, en guise d’accessoire, je n’avais qu’une baguette avec au bout une pauvre étoile scintillante qui pendait mollement ! M’a-t-on demandé si je voulais jouer le rôle de Morgane ? Une Morgane jalouse qui, grâce à de puissants sortilèges, gardait prisonniers les beaux chevaliers du pays ?  Une Morgane humiliée quand le fringuant Lancelot, fidèle à sa Guenièvre, la rejetait publiquement ce qui rompait l’enchantement ! »

Ma parole, elle m’en voulait ! Comment allais-je me sortir de cette situation kafkaïenne 2 ? Aurais-je à assumer les regrets d’Aurélien à l’égard de Morgane ?    

« Ah, je n’avais pas vu l’histoire sous cet angle.

— Je me doute bien que tu n’avais pas lu le scénario ainsi ! »

Je n’allais tout de même pas m’excuser pour nos jeux d’enfants chimériques ! Etait-elle à ce point susceptible dans la vie ou jouait-elle déjà son personnage ? Dans le doute, je m’abstins de tout commentaire.

« Heureusement que je dessinais !

— Oui,  tu trimbalais partout un livre de coloriage…

— Pas de coloriage ! C’était  « Le Tour de France de deux enfants 3», seule trace restant de mon enfance ici au domaine. J’ai colorié les images tout au long du parcours d’André et de Julien. Je me souviens même qu’il manquait une page.»

Je découvrais tous ces détails, ils ne figuraient évidemment pas dans mon propre livret.

« Il est indiqué également, reprit-elle, que les dernières années, nous nous amusions à donner de fausses informations aux touristes et à compter le nombre de voitures restées devant le parking du Val sans retour en fin d’après-midi, imaginant combien de personnes nous avions égarées dans la journée ! »

Je ris spontanément, de bon cœur.

« Je n’avais pas non plus ce souvenir, mais c’est bien de moi ça ! »

Nouveau geste désabusé de Nolwenn.

« On n’est pas sauvé on dirait…

— Après tout, si le Val porte ce nom, c’est bien qu’il faut s‘y perdre un peu pour trouver ce que l’on est venu chercher non ?

— Admettons, le temps passe vite. Après mon baccalauréat j’ai obtenu une licence puis un master lié aux métiers de l’édition à Lorient. Maintenant, j’habite à Vannes, j’illustre des livres, principalement dans le domaine celtique.

— Et moi, je me suis inscrit en fac d’histoire à Rennes, je suis devenu professeur des écoles et je viens d’avoir ma première classe à la rentrée. Nous continuons à nous voir régulièrement.

— D’autant plus que je suis célibataire.

— Moi je vis en couple. »

Retour du copain, qu’Aurélien avait jugé bon d’introduire dans l’histoire.

« Tu m’as demandé de t’accompagner ici car tu m’as avoué être un peu anxieuse. Je ne sais rien de cette branche de  ta famille, hormis qu’ils t’ont demandé mon signe astrologique ! C’est pour me bâtir mon horoscope ? »

Je blaguais mais j’aurais été un peu déçu si le scénario s’appuyait sur l’étude des astres.  

« Je n’en ai pas la moindre idée, répondit-elle. J’ai reçu il y a quelque temps un courrier de Pelléas et Hélène Le Goff, mes grands-parents paternels qui souhaitent  assurer la transmission à leurs petits-enfants de ce qui, semble-t-il, constitue l’œuvre de toute leur vie. Mais je n’étais jamais revenue ici depuis l’incendie qui a tué mon père et je n’ai jamais eu aucune nouvelle d’eux. »

Tout en parlant, Nolwenn s’était tournée vers les ruines du moulin.

« Ah, dis-je, c’est donc ici que s’est déroulé le drame.

— Oui, c‘était une belle journée d’été, la première de ses vacances. Peut-être avait-il trop travaillé la semaine écoulée, car il était à deux doigts de s’endormir après le déjeuner familial, pourtant la perspective de remettre en action ce vieux moulin a été la plus forte. C’était une idée de ma grand-mère…

— Cette évocation doit être pénible pour toi.

— N’en fait pas trop tout de même…

— Pas plus de détail ?

— Non.

— Tu as dit ‘leurs’ petits-enfants ?

— Oui, nous sommes deux, Lughan et moi. Lui aussi est orphelin, il a perdu sa mère dans l’incendie.

— Attends, tu as bien dit Lughan ? Ou ai-je entendu ce prénom déjà ?

— Pendant la sélection… le candidat qui voulait pourfendre du dragon.

— Et c’est lui qui a été retenu pour le rôle ?

— Il faut croire… »

J’enregistrai l’information, ne sachant pas trop quoi en penser puis je continuai l’interrogatoire.

« Bon, et en tant que cousin, tu le connais bien ?

— Il me reste un souvenir de lui, un seul, le jour même du drame. Nous étions arrivés la veille, mes parents et moi, pour passer quelques jours en famille. Je t’ai dit qu’Hélène avait lancé l’idée d’une remise en état du moulin quelque temps auparavant, ce qui avait fini par décider mon père à accepter l’invitation et le séjour promettait donc d’être laborieux. Outre Lughan, qui avait quelques années de moins que moi, j’étais surtout contente de retrouver Maïwenn, la fille du couple qui s’occupait de la maison et qui avait sensiblement mon âge. Avant le repas de midi, nous nous sommes copieusement gavés de biscuits apéritifs, profitant en cela d’une tolérance inhabituelle de la part de nos grands-parents et quand fut servi le pâté en croûte accompagné de sa cohorte de crudités multicolores, l’orange des carottes, le blanc du céleri et le rouge des tomates, nous n’en pouvions déjà plus. »

Aurélien avait poussé le soin du détail jusqu’à travailler les couleurs dans les souvenirs de mon aquarelliste de cousine.


« Nous demandâmes à quitter la table avant même qu’Hélène n’apportât le lapin en sauce avec les inévitables haricots verts du jardin et les pommes de terre nouvelles grillées au four. Je me souviens encore que nous nous demandions comment les adultes pouvaient manger ces adorables boules de poils après les avoir nourris pendant des mois ! Il est probable que les pitreries et le regard langoureux de Bugs Bunny 4 étaient pour quelque chose dans notre aversion ! Nous sommes donc sortis jouer dans la cour après avoir promis de revenir pour le dessert. Nous avions du temps devant nous car ils devraient encore ingurgiter salade et fromages avant que n’apparaisse sur la table la classique tarte aux prunes qui refroidissait sur le bord d’une fenêtre, protégée des guêpes entreprenantes par un torchon d’un blanc éclatant. Quand Pelléas vint nous chercher, nous avions déjà ramassé un certain nombre de ‘trésors’ et inventé les histoires qui allaient avec. Il s’est approché de nous et a pris le temps de commenter nos découvertes.

Nolwenn ouvra son livret et trouva instantanément la page correspondante puis se mit à lire :

« Qu’avez-vous trouvé là ? Un gland, quelques grains de blé et deux  feuilles de tilleul avec leurs ailettes… » 

 Il examina ces dons de la nature avec intérêt en considérant d’abord le fruit oblong du plus bel arbre du parc.

« Si vous remettez ce gland en terre, il va germer et une tige sortira bientôt du sol pour former un fragile arbuste qui deviendra un chêne majestueux. Son bois sera aussi solide que le roc et des hommes en feront peut-être un jour des roues et des poteaux comme ceux qui tournent au pied de ce moulin. » 

Sans nous laisser méditer sur cet augure il désigna les grains :

« Si vous plantez ces grains de blé, ils vont donner naissance à des épis et de ces épis sortiront de nombreux autres grains qui pourront à leur tour engendrer d’autres épis. A la fin, il y aura tellement de grains que l’on pourra se baigner dedans. Le paysan les apportera au moulin, le meunier les moudra en une farine qui permettra au boulanger de faire du pain pour nourrir des familles entières ! »

Les yeux de Lughan s’étaient agrandis, alors que Pelléas prenait délicatement le fruit du tilleul entre ses doigts :  

« Si vous confiez ces ailettes au vent, elles feront tourner la graine qu’elles habillent si vite qu’elle semblera disposer d’un véritable moteur capable de l’entrainer loin de l’arbre qui lui a donné vie afin qu’elle germe et amorce un nouveau cycle.

L’homme a su, lui aussi, profiter du vent et mettre en action des ailes mille fois plus grandes que cette feuille. »

Joignant le geste à la parole Pelléas prit les feuilles de tilleuls et, soufflant dessus, fit voleter l’ailette qui se posa délicatement plus loin. Il conclut enfin :

« Ces trois trésors sont liés au moulin, il faut les respecter car c’est un beau métier que celui de meunier. »


Je laissai Nolwenn replacer ce souvenir bien à sa place dans sa mémoire. 

« Je n’ai jamais revu Lughan, ma mère a coupé tous les ponts avec sa belle-famille après le drame, sans doute leur en voulait-elle d’avoir proposé la remise en état du moulin je pense. »

A ce moment Aurélien nous invita à revenir vers le devant du manoir pour notre entrée en scène. Nous étions censés arriver ensemble.

« Qui a covoituré l’autre ? demanda aussitôt Nolwenn.

— Erwann est venu te chercher. »

Elle sembla un peu contrariée mais ne dit rien. Elle reprit sa valisette et nous accompagnâmes Aurélien sur le parking du domaine, suivis par plusieurs techniciens. On nous avait préparé une Citroën C4 Picasso, trop spacieuse et bien trop chère pour mon salaire de prof débutant, mais je n’allais pas en faire la remarque ! Après tout, cela rabattrait un peu le caquet de Nolwenn…  

« Je sais, dit Aurélien, la voiture n’est pas adaptée à ton profil Erwann. Mais il nous fallait de la place pour fixer nos caméras et, sur les autres scénarios, il est prévu des déplacements avec au moins quatre personnes dans la voiture. »

Ainsi, seules des raisons techniques avaient justifié son choix… Sans cela, je n’osais imaginer le véhicule qu’il m’aurait attribué !

Nolwenn rangea précautionneusement sa valise dans le coffre pendant que je jetai mon sac à dos sur un des sièges à l’arrière. Tout était dit de nos différences…

Nous montâmes à l’avant du véhicule, les techniciens adaptèrent le réglage des caméras embarquées puis ils disparurent laissant Aurélien nous donner les dernières consignes. Après cela, nous serions maîtres de notre destin…

Nous restâmes alors seuls quelques instants, en attente du feu vert d’Aurélien, tous deux un peu gênés par cette promiscuité. Il émanait de Nolwenn un subtil parfum d’agrumes, mandarine ou bergamote. Rien non plus d’ostentatoire dans son maquillage, le bleu de son mascara et le rose pâle de son rouge à lèvres étaient tout en nuance.

Mais pourquoi aurait-elle préféré avoir sa voiture ? Etait-ce encore une manifestation de son féminisme exacerbé ?

Je lui demandai finalement et elle me répondit :

« Mon personnage aurait pu ainsi menacer de quitter le domaine plus facilement si besoin. »

Je n’avais pas pensé à cela ! En plus d’être particulièrement organisée elle faisait preuve d’un parfait opportunisme.

Je cherchai le moyen de briser la glace qui avait tendance à se reformer un peu vite à mon goût.

« Qu’allons-nous découvrir dans cette aventure à ton avis ?

— En tout cas, si Aurélien est allé chercher les personnages au plus profond de la mythologie, il y a peu de chance que tu aies à renfiler ton armure de chevalier et moi ma panoplie de magicienne ! »

On n’allait pas encore remettre cela sur le tapis !

« Des néo-druides ? proposai-je, afin qu’elle ne s’attarde pas sur notre précédente chamaillerie. Une confrérie secrète s’adonnant à des rites occultes ? »

Nolwenn ne répondit pas. Je décidai de la provoquer un peu à mon tour.

« On va peut-être nous ficeler sur la pierre des sacrifices d’un dolmen sacré afin de lire dans nos entrailles ?

— C’est tout ce que tu as trouvé pour nous relaxer ?

— Qu’avais-tu à répondre sur ton fascicule ? »

Nolwenn soupira :

« Quelques questions faciles sur les légendes, des problèmes de logique et de réflexion. »

Cela ne m’étonnait pas !

« Je comprends que tu aies été sélectionnée.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Pour rien… »

Je la sentis se concentrer à nouveau alors que j’avais l’impression d’avoir tout oublié de mon rôle, sauf mon prénom, merci Aurélien ! 

L’autorisation de démarrer crépita soudain à l’unisson dans nos deux oreillettes, j’enclenchai machinalement la première puis nous passâmes une nouvelle fois sous le porche. Je garai la voiture à côté de la Twingo, et si nous ouvrîmes les portières dans un bel ensemble, Nolwenn fut dehors avant moi. Elle avait naturellement pris le contrôle de la situation et je m’en remettais à mon statut d’invité pour couvrir mes hésitations. Nolwenn se rapprocha de moi et me prit le bras.

Elle me souriait à présent ! Je fus un instant décontenancé et je comptai une fois encore sur la situation pour justifier mes tergiversations. Ma coéquipière plairait d’emblée aux téléspectateurs, il n’y avait aucun doute, j’espérais seulement ne pas paraître trop insignifiant à ses côtés.

Des bruits de pas me forcèrent à émerger de cette torpeur passagère. Deux personnes étaient sorties de la maison et venaient à notre rencontre. Je reconnus effectivement Lughan et il avait l’air en pleine forme ! Contrairement à moi, il n’avait pas hésité à se mettre en valeur, s’exhibant dans un cardigan blanc en cachemire, rehaussé d’une écharpe redondante artificiellement jetée autour du cou. Il gardait nonchalamment les mains au fond des poches d’un pantalon en coton à la coupe impeccable. Il semblait aussi vouloir compenser sa taille moyenne par une épaisse chevelure rabattue en arrière et aucune de ses mèches blond cendrée n’aurait eu l’audace d’exprimer la moindre divergence de vue avec ses voisines.  

Une autre surprise m’attendait. Lughan était accompagné de la ‘belle Irlandaise’ ! J’avais tellement suivi des yeux le balancement de ses cheveux  qu’il devait bien me rester quelques taches de rousseur au fond de la rétine.

Mais cette fois-ci je la voyais de face et elle justifiait bien son surnom !

Elle avait les yeux verts, comment aurait-il pu en être autrement ? Sa robe était presque de la même couleur, une robe évasée façon bohème, avec des manches longues et bouffantes, faisant ressortir quelques fronces teintées de rouge vif. Pour venir sur le perron elle avait enfilé un gilet blanc cassé, en grosses mailles de laine torsadées, serré à la taille par une ceinture tricotée. Des bottines souples en daim émergeaient par moment sous sa robe. Sa tenue tout entière trahissait ses origines plus que ne l’aurait fait un grand discours, elle reflétait un style de vie plus coordonné avec le mien que ne l’était celui de ma cousine…

Je demandai discrètement à Nolwenn qui elle était pendant qu’ils approchaient.  

« C’est Maïwenn ! lâcha-t-elle nerveusement sans cesser de sourire, la fille du couple qui s’occupait du domaine à l’époque.

— Nolwenn ! dit Lughan, je suis si heureux de te revoir. »

Il la serra dans ses bras sans retenue.

Un peu sur jouée comme retrouvailles !

Je restai en retrait tout en jetant quelques œillades  à la belle irlandaise qui n’hésitait pas, elle, à me dévisager ostensiblement !

Pourquoi me regardait-elle ? Etait-ce écrit dans son scénario ?

Lughan se retourna vers elle et s’adressa à Nolwenn :

« Tu reconnais Maïwenn ? Toujours aussi belle non ?

— Maïwenn ! Je ne pensais pas te voir ici ! Es-tu restée sur le domaine tout ce temps ?

— Non, mes parents ont également quitté le domaine après… le drame et nous sommes repartis en Irlande. Mon père a décidé soudainement de reprendre ses études de droit et nous avons vécu à Galway depuis.

— Tu te rends compte Nolwenn ? Son père est avocat maintenant ! Je ne sais pas si je le reconnaitrais ! » s’exclama Lughan.

Il s’emballait toujours aussi promptement et j’eu peur d’être souvent pris au dépourvu par ses répliques. Nolwenn acquiesça mécaniquement mais Maïwenn sembla un peu désarçonnée par son intervention.

Elle n’a pas trop envie de s’étendre sur le sujet, peut-être une faiblesse dans le scénario ou alors une bévue de Lughan, car il devait avoir à peine trois ans à leur départ, comment aurait-il pu reconnaître qui que ce soit ?

« En tout cas il y a deux ans je suis revenue en France terminer mes études en écologie à l’université de Brest. Tes grands-parents m’ont invitée, ajouta-t-elle à l’attention de ma cousine, et je viens moi aussi d’arriver. »

Je distinguai son rapide coup d’œil vers la Twingo.

Il y eut un léger blanc dans la discussion, rapidement comblé par Nolwenn.

« Je vous présente Erwann, mon cousin, dit-elle, en se tournant vers moi. 

— Ravi de te rencontrer Erwann, s’empressa d’ajouter Lughan, en me serrant vigoureusement la main. »

Je répétai rapidement qui j’étais puis Lughan termina en précisant qu’il habitait toujours ici, enfin pendant les vacances, car le reste de l’année  il suivait une L3 5 en psychologie à Rennes.

J’aurais pensé qu’il nous aurait sorti le grand jeu mais, curieusement, il ne s’attarda pas sur lui-même. Etrange personnage que ce Lughan qui m’apparaissait tout de même comme un rival dans cette équipée. En effet, même si nous étions tous des intellectuels, la rapide passe d’armes que nous venions d’engager n’était ni plus ni moins qu’un classique rituel de séduction qui nous avait permis de jauger nos potentialités et nos faiblesses respectives. Je pris conscience également d’avoir facilement fait abstraction des caméras qui, pourtant, venaient de fixer le tableau pour les futurs spectateurs.

« Tu as la belle vie ici, reprit Nolwenn à l’attention de Lughan, tu navigues sur le lac ? »

Elle désigna le hangar d’où émergeaient les coques de quelques doris et autres barques.

« Non, cela peut paraître ridicule mais j’ai la phobie de l’eau… » répondit-il gêné.

J’entendis à cet instant une voix s’adresser à lui dans son oreillette et il conclut instantanément cette séquence en nous invitant à rejoindre ses grands-parents.

Tout à l’heure j’avais abordé les loges par la porte de gauche, de l’autre côté du bâtiment. Cette fois-ci nous prîmes l’entrée des artistes.  Je laissai passer mes trois partenaires et j’entrai dans l’arène à leur suite.


Nous nous retrouvâmes dans un vestibule qui, dans sa lancée, ressortait côté sud, sous la véranda. Sur la droite une première porte invitait à pénétrer dans le salon pendant qu’une deuxième conduisait directement à la salle à manger. Sur la gauche débouchait un couloir qui irriguait des deux côtés l’espace réservé aux chambres. Un escalier et, curiosité à laquelle je ne m’étais pas attendu, un ascenseur se partageaient la tâche d’emmener les usagers au premier étage. 

Nous étions attendus dans le salon. Debout, une femme assez âgée, plutôt grande, les cheveux argentés tombant librement sur ses épaules après quelques embryons de boucles, fixait un point quelque part derrière nous. Sa posture était figée et son regard ne s’était pas accordé aux nôtres.

Elle est aveugle ! pensai-je. Dans les récits celtiques les « Voyants » étaient souvent non-voyants.

L’homme présentait une tout autre physionomie. Il était resté assis et le contour d’un fauteuil roulant derrière lui était révélateur du handicap qui l’affectait. Une fine toison grise prenait naissance de chaque côté de ses tempes, toison qui, à défaut de garnir un front devenu stérile, avait colonisé le bas du visage en un délicat collier et une moustache discrète. Son gilet blanc, fermé presque jusqu’en haut de la glissière, contrastait avec le tailleur noire de sa femme. Tous deux arboraient un sourire accueillant.

Il avait compensé sa perte de mobilité par une aptitude à scruter son environnement du regard, ne négligeant aucun mouvement.

Ces deux-là étaient sans doute des acteurs professionnels.

« Nolwenn est arrivée ! » dit Lughan, s’adressant directement à la femme.

« Bonjour… grand-mère », tenta ma cousine, d’une voix peu assurée.

Celle-ci avança sans aucune hésitation vers la voix, puis leva les mains, cherchant un visage à découvrir du bout des doigts.

« Ma petite fille ! Je suis si heureuse de te savoir ici après toutes ces années. »

Décidemment elle avait la cote !

Nolwenn, passablement gênée, affichait une certaine retenue vis-à-vis de toutes ces marques d’affection.

Hélène demanda :

« Maïwenn, Lughan, voulez-vous bien vous rapprochez de Nolwenn ? »

Les trois enfants prodigues se rassemblèrent, comme pour une photographie de famille. Hélène continua à les jauger du bout des doigts.

« Voilà notre triade enfin réunie, s’exclama-t-elle ! Comme tu es  grande Nolwenn ! »

Une troisième silhouette apparut dans l’ouverture qui reliait le salon à la salle à manger, un vieil homme à la chevelure grise également, et qui lui retombait sur la nuque. Lui aussi affichait barbe et moustache mais l’une et l’autre quelque peu lassées, contemporaines des années soixante-dix.

Sa chemise et son pantalon en jean semblaient accoutumés à ses lignes depuis longtemps. Il portait un plateau sur lequel étaient posées une théière fumante et une assiette de biscuits et il disposa le tout sur la table basse au milieu du salon. Un parfum composé, mélange de vanille et de figue, embauma soudain la pièce.

Hélène reprit :

« Tu te souviens de mon frère Blaise ?

— J’avoue que je ne pensais plus guère à toi, Blaise… » répondit Nolwenn, visiblement décontenancée, bien que son attitude fût parfaitement crédible avec

son rôle.

Nouveau personnage apparemment, sans doute absent de son texte. Nolwenn me semblait énervée, elle ne devait pas être à l’aise en improvisation ! De mon côté, j’étais assez tranquille, du moins jusqu’à présent, je me contentais d’évaluer les liens et les rapports entre les personnages.

Contrastant avec les gestes un peu gauches de Nolwenn, Maïwenn vint se blottir dans les bras de Blaise, ce qui fit naître un sourire surpris sur la face du vieil homme.

« En tout cas, moi je ne t’avais pas oublié ! dit Maïwenn. Tu as toujours été le grand-père que mes parents ne pouvaient pas me présenter, j’avais le sentiment avec toi de faire partie de la famille !

— Ça, tu ne me laissais guère de répit ! J’ai dû répondre à tellement de questions de ta part sur tous les sujets que la tête me tournait. Et tu voulais fouiner partout, surtout là où cela t’était interdit ! »

Pelléas s’adressa à moi en désignant sa femme.

« Elle attendait ce moment depuis si longtemps… »

C’est maintenant que j’entrais en scène.

Hélène se tourna également vers moi, et se rapprocha d’un pas calculé.

« Je peux vous regarder ? demanda-t-elle, les mains ouvertes en signe de proposition.

— Oui, bien sûr… »

Elle me toucha attentivement, l’air perplexe, comme si elle espérait trouver une réponse à ses questions sous ses doigts, puis elle sourit, un sourire assez inattendu dans ce contexte.

« Je suis contente de te rencontrer Erwann, c’est une belle surprise pour nous, qui n’avons découvert ton existence que récemment.

— Je suis moi aussi très heureux de faire votre connaissance. »

Réponse sobre et conventionnelle que personne n’aurait pu me reprocher. Je notais qu’elle était passée au tutoiement comme si ses doigts lui en avaient fourni la justification.

Hélène reprit :

« Tu… tu ressembles beaucoup à notre fils Denez… »

Je voyais que son visage était parcouru d’émotions contradictoires, joie et peine, comme si ses traits n’avaient pas su se décider.

Pelléas la tança gentiment :

« Tu ne vas pas te mettre à pleurer quand même… »

Ma présence les rendait-ils tristes ou joyeux ?

Quelques secondes trop silencieuses s’écoulèrent sur cet équilibre instable que le poids du souvenir risquait de faire basculer d’un coup.

Toute l’attention était tournée vers moi ! Pas question de rebondir sur le sujet dès l’entrée en matière, c’eut été trop risqué ! 

« Vous avez un domaine magnifique ! »

J’étais le seul à n’être jamais venu ici, je pouvais y aller de mes remarques anodines.

Pelléas sourit en hochant la tête.

« Nous nous faisons la même réflexion tous les jours depuis … combien d’année déjà ? »

Hélène vint au secours de son mari.

« Nous avons repris la maison en 1972.

— Plus de quarante ans déjà !

— Nous allons vous raconter toute l’histoire autour d’une tasse de thé, dit-elle encore.

— Il est infusé juste à point », confirma Blaise, en nous invitant à nous asseoir.

L’hésitation de Pelléas avait-elle été volontaire ou Hélène lui avait-t-elle sauvé la mise ? Donc soit elle me vouvoyait à nouveau, soit elle nous englobait tous les trois dans cette évocation du passé. En tout cas j’avais bien joué sur ce coup, personne ne m’en voudrait d’avoir repris les bases.

Posé sur le plateau, le sachet de « Thé du Pays de Brocéliande » revendiquait clairement son identité. Blaise indiqua qu’il s’agissait d’un mélange de feuilles vertes et noires, avec des notes de châtaigne, de vanille, de figue et de fleur d’oranger.

Les biscuits, un assortiment de galettes bretonnes aromatisées au citron au chocolat et au caramel, étaient présentés dans un emballage qui arborait résolument un M magistral du nom de l’enchanteur de cette contrée.

« C’est une biscuiterie régionale qui vient à peine d’ouvrir », ajouta Blaise.

La production avait-elle profité de l’occasion pour faire du placement de produits ?

« Maïwenn, veux-tu prendre les assiettes à dessert dans le meuble derrière moi ? » demanda Hélène.

Un vaisselier, un petit meuble secrétaire et un long buffet bas se partageaient les murs latéraux de la pièce. Au fond, un tableau occupait fièrement le centre du mur, reproduction ou restauration d’une ancienne toile, je n’aurais su le dire, mais il révélait l’amour que se portaient mutuellement un Merlin encore pimpant et une Viviane juvénile.

La jeune irlandaise suivit les instructions d’Hélène et rapporta du vaisselier les assiettes demandées. Blaise se tourna vers sa sœur et entreprit de raconter leur histoire :

« Nous sommes nés ici, pendant la guerre, dans cette maison qui n’était qu’une ferme alors… Nous n’avons malheureusement aucun souvenir de notre père. Il est entré dans la Résistance au début du conflit et il est mort dans un incendie suite à un bombardement au cours de la bataille pour la libération de Rennes en août 1944.

— Notre mère nous a élevés seule tout en s’occupant de la ferme, reprit Hélène. Après l’école nous l’aidions, dans le jardin, les prés, les champs ; je me souviens encore du parfum des framboises et des roses anciennes... »

Hélène avait visiblement développé un odorat prononcé à cause de sa cécité, son monde était vraisemblablement en partie un monde de senteurs.  

« Moi, j’aurais dit que cela sentait la vache, la paille défraichie et le fumier… »

Nous sourîmes de la boutade de Blaise, qui avait au moins eu le mérite de détendre l’atmosphère. Hélène avait levé les yeux au ciel en réaction à l’esprit terre-à-terre de son frère. Ce dernier reprit :

« Il fallait battre le blé au fléau, couper le foin à la faucille, traire les vaches à la main, écrémer le lait avec une louche, faire du fromage blanc dans de grands linges, cuire des confitures dans des bassines en cuivre, tirer le cidre dans d’immenses barriques, rassembler branches et brindilles pour allumer le feu…

— Il est vrai que les temps étaient durs alors, poursuivit Hélène. Notre repas était bien souvent constitué d’une soupe fumante et de tranches de pains justes humectées d’un bouillon de poireau et de pommes de terre, un pain au levain, au goût et à l’odeur acides qui se mêlait à l’odeur des légumes que nous faisions pousser et à celle de la cire, omniprésente dans la salle à manger, et nous n’avions comme divertissement que le tic-tac d’une grande horloge à poids. »

Pas de doute, Blaise comme Hélène connaissaient bien leur texte 6.

« La vie s’est écoulée ainsi au jour le jour, reprit-elle, et notre enfance s’est muée en adolescence. Il y eut le certificat d’études et, contrairement à beaucoup d’autres, nous avons eu la chance de continuer après cet examen. Et puis il y eut ma rencontre avec Pelléas… »

Son regard s’aligna exactement sur celui de son mari, donnant à ce dernier l’illusion d’une vision retrouvée.

« Je venais du village de Haligan du côté de Concoret et je faisais des repérages géologiques pas loin d’ici, dans la vallée de la Marette, poursuivit Pelléas, je m’intéressais au schiste, cette pierre qui donne une coloration rouge à la terre. J’avais soif, je me suis laissé tenter par l’eau fraiche qui coulait à proximité… Je me suis senti apaisé et me suis assoupi près du point d’eau, avant de me réveiller soudainement, à l’ombre d’une fille magnifique qui sortait de nulle part, telle une fée qui se serait penchée sur mon berceau !

— Je voulais simplement prélever de l’eau de la source pour l’analyser dans le cadre d’un mémoire d’études...

— Je me suis redressé brutalement, inquiet que cette eau ne soit pas potable… Je lui ai demandé si je risquais quelque chose d’avoir bu à la source.

— Je lui ai répondu qu’au contraire, il conserverait toute sa vie la vigueur de ses vingt ans, son intuition, sa subtilité, et qu’il n’aurait ni maladie, ni infirmité… »

Evidemment le dernier mot sonnait étrangement faux.

« C’est ainsi qu’elle m’a séduit, sans le savoir, par cette prophétie que le destin a infirmé par la suite... Je lui ai alors demandé ce qui me vaudrait tous ces bienfaits.

— Je lui ai répondu qu’il venait de s’abreuver dans la fontaine de Jouvence, que son eau avait la propriété de rajeunir les vivants, de rendre force, grâce et beauté, enfin, si l’on donnait foi aux légendes car les chimistes n’avaient rien décelé de miraculeux jusque-là…

— Je lui ai alors dit qu’elle devait en avoir bu elle aussi car je n’avais jamais vu autant d’élégance dans le simple geste de remplir un flacon sous le ruissellement clair et limpide qui sortait de terre.    

— Nous nous sommes alors assis côte à côte un peu plus haut, adossés au tombeau de Merlin, et nous nous sommes racontés…

— Elle étudiait habituellement les sources thermales et je l’ai écouté me vanter les bienfaits de ces eaux chaudes qui jaillissaient des profondeurs de la croûte terrestre après avoir côtoyé le feu central.

— Déjà sous l’antiquité les hommes avaient reconnu dans leurs effets l’action des quatre éléments, l’eau, l’air, le feu et la terre... »

Hélène et Pelléas se complétaient dans leur récit, comme dans un ballet bien réglé.

« Son enthousiasme me parlait, le feu était un peu mon élément,  dans ma famille tout le monde avait travaillé aux forges de Paimpont… »

Mes années de formation en histoire de la Bretagne ressurgirent et j’eus l’audace de faire une remarque sans me rendre compte que je risquais de prendre le scénario d’Aurélien en défaut.

« Pourtant les hauts fourneaux sont éteints depuis longtemps !

— Oui, mais les ateliers de moulage ont fonctionné jusqu’après la guerre. C’est sans doute ce qui m’a amené à m’intéresser aux minerais et aux roches… La pierre, immuable, est le symbole naturel des races celtiques et son aptitude à recevoir toutes les formes m’a toujours fasciné. »

Hélène reprit :

« Deux ans plus tard en 1964 nous étions mariés et nous nous sommes installés rapidement à Mauron laissant Blaise seul avec notre mère. »

Il y eut un silence, le temps que s’épanouisse le souvenir de ces moments heureux, et le temps que nous assimilions le déroulement des évènements.

Maïwenn profita de cette pause pour se tourner vers Blaise et lui demander :

« Et toi Blaise, tu ne dis rien mais tu sembles aussi t’être marié ! »

Elle montrait une photographie en noir et blanc sur le buffet où il  donnait le bras à une jeune femme resplendissante en robe de mariée.

J’avais remarqué cette photographie mais je n’aurais pas osé poser la question; Maïwenn était apparemment la seule qui pouvait interpeller le vieil homme ainsi et elle n’avait pas voulu laisser passer l’occasion. J’avais pourtant l’impression qu’un drame allait surgir de ce bonheur figé dans un passé si lointain.

Effectivement, un malaise s’empara de chacun de nos trois hôtes.  

« Elle s’appelait Gwendydd et si je l’ai en effet passionnément aimée notre relation n’a jamais été ‘charnelle’. »

Nouveau silence mais, cette fois, lourd et pesant.

« La photographie a été prise pendant les fêtes d’Arvor 7, en 1966. Gwendydd habitait depuis peu dans une petite commune proche de Vannes. L’année précédente le comité des fêtes avait décidé l’élection de la Reine du pays vannetais. Les candidates devaient défiler en costume local avec une écharpe blanche au nom de leur commune et elles devaient être accompagnées d’un garçon l’honneur en costume régional, lui aussi. Nous avions décidé de participer,

juste pour le plaisir même si nous étions déjà un peu âgés pour cela.

— Vous êtes beaux tous les deux ! » reprit Maïwenn.

La tenue qu’arborait la jeune femme était une tenue traditionnelle avec un corsage à manches larges ajusté très près du corps. Sa jupe était ample, froncée à l’arrière. Elle portait une large coiffe en tulle blanc ainsi que l’écharpe blanche évoquée par Blaise. Lui portait un gilet noir à gallons, une veste et bien sûr l’inévitable chapeau rond en feutre noir.

« A la fin du festival un feu d’artifice devait être tiré mais à l’époque les règles de sécurité étaient encore ténues. Nous nous sommes approchés trop près juste avant le tir et il y eu des étincelles… Gwendydd s’en serait peut-être sortie si les éléments de son costume avaient été en soie naturelle…  L’accident n’a pas été ébruité, elle est morte à l’hôpital ; J’ai pleuré toute la nuit dans ses rubans… »

La photographie n’avait pas été placée là par hasard. Aurélien avait voulu évoquer cette scène du passé dès notre première rencontre. J’espérais qu’il ne comptait pas sur nous pour reprendre la discussion à présent qu’il avait contribué à plomber l’ambiance.

Heureusement Hélène nous sortit de l’impasse.

« Il a fallu la naissance de nos deux enfants pour le sortir de sa mélancolie ; Denez en 1968 et Enora en 1970. »

Denez, le père de Nolwenn et Enora, la mère de Lughan. Je devais suivre l’enchaînement de l’histoire sans me laisser dépasser.

Blaise continua enfin :

« Je suis donc resté seul avec notre mère dans la ferme même si cette appellation ne reposait plus sur rien, il y avait bien longtemps que les animaux avaient disparu et que la plupart des champs avaient été vendus. La maison était alors dans un bien triste état. Je travaillais non loin d’ici, à la station biologique de Paimpont 8, ouverte depuis peu et où j’avais fait un mon stage d’écologie sur le terrain suite à des études en Sciences Naturelles. 

— Deux ans plus tard en 1972, nous sommes revenus nous installer ici, reprit Hélène. Il y avait suffisamment de place pour nous six, avec les deux enfants qui courraient partout dans la maison.

— Petit à petit nous avons restauré toutes les parties du domaine pour en faire ce que vous voyez aujourd’hui, dit Pelléas, que nous n’avions plus entendu depuis un moment. »

Avec quel argent ? Est-ce que je me posais trop de questions sur un point de détail dont le scénario ne s’était pas encombré ?

« Ce furent des années heureuses, Denez et Enora grandissaient et nous ne voyions pas le temps passer. Pourtant Brocéliande changeait, petit à petit. Nous croisions sur les chemins de plus en plus de touristes, à la recherche d’un monde dans lequel paraderaient encore les héros mythiques dont s’enorgueillissaient les légendes arthuriennes. A Paimpont, les mois d’été, le terrain de football se donnait des airs de camping, les vestiaires se changeaient en sanitaires et Denez commença lui aussi à s’intéresser aux contes et légendes qui semblaient vouloir pousser aux abords des chemins. »

Voilà, le thème était lancé.

Blaise continua :

« Je travaillais toujours à la station où j’avais intégré un  programme de recherche sur les landes de Paimpont, j’y suis d’ailleurs resté vingt ans… »

Vingt ans, le temps d‘apprentissage des druides d’autrefois… Blaise avait donc un travail ici, mais ni Pelléas ni Hélène n’avaient expliqué pourquoi ils avaient quitté Mauron et s’étaient exilés au fin fond de la forêt !

Blaise se sentait apparemment l’envie d’évoquer ses activités à son tour.

« Nous avons maintes fois déploré les incendies qui ont ravagé les landes, à chaque fois les mêmes impressions de ‘terre gaste’, le royaume d’Arthur asséché… »

Je sentais que rien dans la narration de tous ces évènements n’avait été laissé au hasard. Tout était minutieusement raconté, nous ramenant régulièrement à l’épopée arthurienne. L’hésitation du départ sur les dates avait probablement été feinte.

Blaise poursuivit :

« C’est d’ailleurs à ce moment que j’ai commencé à côtoyer l’association de Sauvegarde du Val sans Retour qui souhaitait valoriser le site pour un développement touristique. Nous avons restauré la digue du Miroir aux Fées.  Nous avons curé l’étang, débroussaillé le fond de vallée et aménagé ses abords. Il a toutefois fallu s’opposer à un projet de villages vacances, à l’implantation d’une crêperie et à la création d'une route d'accès au Val sans retour. Il avait même été question de construire un parking au bord de ce haut-lieu hanté par le souvenir de la fée Viviane et de l'enchanteur Merlin. Nous nous sommes battus pour rappeler que tout l'intérêt du site résidait dans son caractère sauvage et même un peu mystérieux, dans la difficulté à le découvrir, dans l'impression d'être un peu perdu. Cette route n’allait pas tarder à attirer là tous les saucissonneurs du dimanche ! 9 »

Voilà qui nous donnait une idée plus précise sur les convictions du personnage.

Hélène intervint alors :

« Je me souviens de la pièce de théâtre jouée dans le Val sans retour en 1983 à l’occasion de la remise en état de la digue, pièce qui s’appela tout naturellement ‘Le miroir aux fées’…  On y racontait l’enfance de Lancelot et son éducation par la Dame du Lac, c’était une première tentative pour égayer un site trop peu concerné encore par l’identité qu’on lui avait fait endossée. »

Cette évocation me ramenait en terrain connu.

« Denez a travaillé sur le montage de la scène, un simple décor sans reconstitutions magistrales. J’aimais bien le nom de la compagnie. Comment s’appelait-elle déjà ? »

Je sentais qu’Hélène se souvenait parfaitement du nom mais que cette question m’était adressée car j’avais de bonnes raisons de connaître la réponse.

Je jetai un œil à Nolwenn qui l’ignorait manifestement.  

« L’Art de Lune, je crois, dis-je alors.

— Oui, c’est cela, Erwann, reprit Hélène, les yeux pétillants. C’est à cette occasion que Denez a rencontré celle qui allait devenir sa femme, Rozen, ainsi que ta mère également, Lena si je me souviens bien…

— En effet.

— Tous les trois furent inséparables après cela, à courir les landes et les légendes. »

Je ne savais pas que ma mère avait fréquenté Denez à ce point aussi longtemps et qu’à cette époque elle était si proche de sa sœur.

« Denez a rapidement été engagé comme guide à l’office de tourisme de Paimpont et il faisait visiter le Val sans retour pendant que Rozen proposait quelques esquisses issues de son coup de crayon, croquant çà et là silhouettes et visages, les habillant de couleurs locales. »

Blaise intervint de nouveau et s’adressant plus spécifiquement à Maïwenn :

« Et c’est peu après, en 1986, que tes parents sont arrivés. Je fréquentais toujours les festivals, le festival de Cornouailles à Quimper, le festival inter celtique à Lorient, d’autres encore, et donc j’ai eu l’occasion de croiser à Lorient le chemin d’un couple d’Irlandais  dont le mari était sonneur de cornemuse dans le spectacle ‘Lug Samildanac’h’ 10 du nom d’un héros de la mythologie irlandaise. Ils parlaient peu le français mais ils étaient  tombés sous le charme de la Bretagne au point de ne plus vouloir rentrer au Pays ! Et comme nous avions besoin de quelqu’un au domaine pour s’occuper de l’intendance, nous les avons engagés. »

S’occuper de l’intendance ? Quelle curieuse formulation ! Ou bien le domaine était-il plus fréquenté qu’ils le laissaient croire ?

« Tu es née deux ans plus tard, ici au milieu des landes bretonnes au lieu des tourbières irlandaises ! »

Hélène laissa passer quelques instants, devinant les souvenirs et les sourires que son frère et la jeune femme devaient échanger puis elle reprit son récit. 

Son discours était très clairement pour moi et pour le public à présent, car tous les autres connaissaient cette partie.

« Pendant ce temps Denez était parti à Rennes faire des études en Lettres, il y avait rejoint Rozen, inscrite en Arts Plastiques. Nous ne les avons pas beaucoup vus pendant ces trois années de licence… Et un jour Denez nous annonça qu’ils allaient avoir un enfant… C’est ta mère qui avait choisi ton prénom je crois, Nolwenn. 

— Ce fut une nouvelle époque joyeuse, le domaine résonnait à nouveau  de cris d’enfants car tes parents passaient le week-end ici, ajouta Pelléas.

— Deux ans plus tard, Enora, qui avait connu une période difficile seule après le départ de son frère, revenait, adoucie, elle aussi avec un fils, mais sans père. »

Les regards s’étaient tournés vers Lughan, qui n’avait manifesté aucune émotion.

« Nous avons alors connu quatre années harmonieuses jusqu’à ce jour funeste du premier août 1994. »

A nouveau Pelléas, mais son visage s’était durci. C’était encore à lui qu’était dévolu le rôle d’annoncer un nouveau drame.

« Hélène avait proposé que l’on remette le moulin en état. Denez et Enora avaient tout de suite adhéré au projet, le moulin ayant été leur terrain de jeu pendant leur enfance… Pendant que nous évoquions le sujet à table vous jouiez dans la cour.

— Ta mère, lassée par la discussion, était sortie et dessinait, intervint Hélène. Ses dernières esquisses sont dans le grenier. Ce sont les ultimes souvenirs heureux de notre vie d’avant…

— Denez et Enora sont montés dans le moulin, nous n’avons pas pris garde que le temps était sec, une étincelle a dû mettre le feu à la poussière et à de vieilles récoltes conservées là. La bâtisse s’est immédiatement embrasée.

— Nous avons tout tenté pour les sortir de la fournaise, reprit Pelléas, je suis tombé de l’escalier désorienté par la fumée et je ne me suis plus jamais relevé seul depuis...

— Et la dernière chose que mes yeux ont vu, ce fut le corps calciné de nos enfants… »

Je notais qu’Aurélien n’y était pas allé de main morte dans son scénario.

La fin de l’histoire fut racontée par Blaise.

« Rozen, devenue veuve, est partie avec toi, Nolwenn, en colère contre nous et a loué un logement à Malestroit. Quant à Lughan, il n’avait plus que nous désormais, même Maïwenn lui fut enlevée, ses parents, traumatisés, ayant décidé de quitter le domaine eux aussi. »

La boucle était bouclée, nous revenions au présent.

« Et nous sommes là aujourd’hui ! s’exclama Maïwenn qui avait senti le moment venu de ramener un peu de gaité dans la conversation.

— Lughan va vous montrer vos chambres, installez-vous tranquillement, je vous propose de nous retrouver dans une demi-heure », annonça Pelléas.

Clap de fin. La scène était dans la boite. Malgré une apparente nonchalance, tout devait être parfaitement organisé, Aurélien surveillait la pendule.

Dans le couloir au rez-de-chaussée s’alignaient deux rangées de trois chambres. Au fond de ce couloir, je reconnaissais l’entrée des ‘loges’. Nolwenn et Maïwenn héritèrent des deux premières chambres. Chacune portait un nom d’arbre, Nolwenn eut droit à la chambre ‘Aubépine’ et Maïwenn à la chambre ‘Coudrier’.

« Hélène, Pelléas et Blaise occupent les autres pièces donc je te propose de t’installer au premier étage », me dit Lughan.

Effectivement, si une des chambres avait été transformée en loge, il n’y avait plus de place à ce niveau.

Nous montâmes tout deux par l’escalier, un large escalier en bois qu’accompagnait une rampe avenante. Il était ponctué dans son milieu par une fenêtre donnant sur la cour à l’arrière. Sur le palier du premier étage un nouveau couloir se dévoilait reprenant la même disposition qu’à l’étage inférieur. Salon et salle à manger étaient remplacés par une vaste pièce qui s’étalait sur toute la largeur.

« La salle de réunion, précisa Lughan, nous y viendrons demain. »

Une salle de réunion ? Mais à qui servait donc ce domaine en temps normal ? Il n’était pas adapté à des séjours en famille, les chambres que j’avais entrevues en bas étaient plutôt des chambres individuelles. Cela ressemblait à un lieu de travail. Quelle était ou avait été l’activité des ‘trois anciens’ ?  Y avait-il un lien avec la transmission annoncée ?

Il me montra la première porte à droite du couloir.

« Ma chambre est ici, reprit-il. Je loge ‘au premier’ sous un ‘pommier’.

Donc nous allions donc être au plus près l’un de l’autre…

Je lus les quelques lignes qui accompagnaient le nom de la chambre sur la porte :


« Neuf pommes, qui pendaient d’une de mes branches en argent,  jouaient une musique incessante qui calmait les gens, provoquant un sommeil semblable à une transe profonde. »


De plus en plus étrange…

Il m’ouvrit la porte de la chambre ‘Aulne’, en face de la sienne.


« Gare aux forgerons qui négligeraient mon bois pour fabriquer le charbon ardent utilisé pendant les fêtes rituelles, je pourrais provoquer l’incendie de leur maison. »


Charmante perspective.

« Tu dois savoir ce qui nous attend ? demandai-je furtivement à Lughan.

— En partie seulement, mais je préfère laisser à Blaise ou Pelléas le soin de vous en parler… tu ne me croirais pas… »

Voilà qui allait plaire à la production ! Une bonne dose de mystère bien amenée, même si cela n’avait pas été mon intention.

J’avisais l’escalier qui poursuivait sa montée, mais plus sobrement.

« Y a-t-il encore un niveau au-dessus ?

— C’est le grenier, il n’est pas aménagé, n’y dorment juste que quelques malles… »

J’avais hâte de me retrouver seul un moment donc je n’insistai pas et je confirmai que je le retrouverais en bas dans une petite demi-heure. Il acquiesça et descendit rejoindre ses grands-parents. Je découvris ainsi mon espace privatif, d’abord un ‘petit-salon’ avec deux fauteuils et une table basse.

Je ne doutais pas que le salon soit équipé de caméras mais habituellement il devait être parfait pour des conversations ou des négociations privées, à l’abri des regards... Nous n’étions pas loin de Comper,  le relais aurait pu s’appeler le relais des compères… d’autant plus que le village dont Pelléas était originaire était au XIXème siècle encore qualifié de repère de sorciers, héritiers peut-être du chevalier Eon 11 et de ses secrets.

Le petit-salon donnait dans une chambre sobre mais confortable. J’eus l’agréable confirmation que j’étais entré dans un espace privé en fermant la porte derrière moi et en découvrant une affiche marquée d’une caméra barrée. Avant tout j’enlevai mon attirail et je m’affalai sur le lit, laissant retomber la pression accumulée depuis le début de l’après-midi.

Bon, ça ne commençait pas si mal après tout. La présence inattendue de Maïwenn n’était pas pour rien dans mon état d’esprit.

On accédait à un cabinet de toilette depuis la chambre et je décidai de prendre une douche afin de me présenter frais et dispos pour la suite du tournage. Une serviette et des produits pour le bain avaient été mis à notre  disposition comme il convenait au standing de la maison. J’eus un dernier sourire en ouvrant le tube de ‘Crème de Jouvence’ pour la douche.

Nous ne risquions pas d’oublier où nous étions … 

 




[1] En 1598 après les troubles de la Ligue et la tentative du duc de Mercœur de s’emparer du duché,

[2]  Situation digne des récits de Kafka.

[3] Livre pour enfants  paru en 1877 et ayant servi à l’apprentissage de la lecture dans les écoles de la IIIème République.

[4] Bugs Bunny est un lièvre ou un lapin gris anthropomorphe de dessin animé,  connu pour son caractère farceur.

[5] Troisième année de licence.

[6] Aurélien s’était aidé des souvenirs de l’enfance de Jean Markale à Mauron pour donner du corps au récit des grands-parents de Nolwenn.

[7] Les fêtes d’Arvor mettent en avant la culture bretonne et se tiennent tous les ans à Vannes au mois d'août.  Ces fêtes sont devenues festival d'Arvor en 2021.

[8] La station enseignait l’hydrobiologie, l’éthologie  et accueillait des étudiants de toute la France, mais aussi d’Europe, du Brésil, du Mexique, du Maroc…

[9] Diatribe lancée par Yann Brekilien, vice-président de la confrérie des druides, barde et ovates de Bretagne.  Et reprise dans La Bretagne qu'il faut sauver

[10] Spectacle de Roland Becker comportant des images projetées et un décor imposant, avec une formation musicale rassemblant quinze cornemuses, une section rythmique et trente saxophones.

[11] Felix Bellamy, La forêt de Bréchéliant


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