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Chapitre 10 - BROCELIANDE, octobre 491

Chapitre 10 - BROCELIANDE, octobre 491

Published Dec 4, 2024 Updated Dec 4, 2024 Fantasy
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Chapitre 10 - BROCELIANDE, octobre 491




Toute la journée les berges du lac avaient résonné du bruit des haches, du fracas des cognées et du cri de ceux qui les maniaient. Les travaux autour de la maison de Diane avançaient à un bon rythme. Depuis près de deux mois les hommes d’art se répondaient chacun avec ses instruments de prédilection. Les bucherons abattaient les arbres sélectionnés pour fournir les fermes qui seraient installées sur les murs porteurs. Les charretiers sortaient les troncs de la forêt en les trainant derrière des attelages de bœufs, plus faciles à diriger que des chevaux. Les charpentiers découpaient pannes et chevrons selon leur forme et leur gabarit, fixant les uns aux autres par un assemblage tenon-mortaise. Bientôt viendraient les couvreurs qui déjà préparaient les tuiles et le chaume.  A défaut de calcaire, rare dans la région, on avait fait venir des coquillages broyés et pilés pour fabriquer la chaux qui servirait de mortier.


Le soir était tombé et avec lui la fraicheur d’octobre. Au milieu d’une petite clairière, Merlin et Viviane s’étaient rapprochés des chaudrons qui diffusaient encore une chaleur tiède. Tôt le matin, des commis de cuisine avaient récupéré les chutes et copeaux de la veille sur le chantier et les avaient brulés dans des fosses creusées à même la terre. De lourds chaudrons avaient été placés au milieu des cendres rougeoyantes et les cuisiniers les avaient remplis de viandes et de volailles accompagnées  de légumes de saison, principalement des choux et des navets. Les chasseurs aguerris du roi Ban avait traqué le gibier à plumes aussi bien que le gibier à poils tout autour du lac. On entendait au loin un coq de bruyères rescapé clamer son indignation, perché dans les hautes branches d’un arbre.


Viviane avait ranimé les braises avec quelques pommes de pin et une odeur de térébenthine embaumait à présent la clairière. Elle avait un invité aujourd’hui, Fintan, un sidhé qui avait longtemps côtoyé les Hommes et partagé leurs destins, et qui était pour beaucoup dans ses rêves d’enfant.


« Je suis content que tu aies décidé de restaurer cette maison, dit Fintan, nombreux sont ceux, comme moi, que Diane a invités à festoyer dans sa demeure en son temps et qui seront heureux d’y revenir ! »


« S’il est venu ici à cette époque, se dit Merlin, alors il a au moins six cents ans ! »


Il n’avait pourtant rien d’un vieillard et donnait plutôt l’impression d’être toujours dans la force de l’âge. Fintan se tourna vers le jeune homme et poursuivit :


« Il y avait alors à proximité un sanctuaire dans lequel vos druides avaient coutume de célébrer les fêtes et les sacrifices. Ils venaient de toute la région, de nombreux banquets étaient organisés à ces occasions, et Diane n’était pas la dernière à installer chez elle des broches à rôtir et à mettre des futs en perce ! »


Merlin ressentit une pointe d’envie à l’évocation de cette époque révolue.


« Je me souviens même avoir un jour escorté depuis la côte jusqu’ici un érudit grec qui venait chercher en Gaule les traces d’un âge d’Or que ses compatriotes avaient perdu eux aussi, depuis plus longtemps encore 1. Quand il comprit qu’il avait en face de lui des représentants vivants de ceux que l’on nommait chez lui les Hyperboréens, ce peuple censé vivre aux confins des mondes habités et qui aurait recueilli le Dieu Apollon lui-même pendant son exil 2, il décida d’arrêter là son voyage et de ne pas faire allusion à cette rencontre dans ses écrits car personne ne l’aurait cru…

— Je ne sais pas si nous serons à même d’offrir un banquet digne de ce temps mais je ferai au mieux, dit Viviane, qui finissait de cuire des galettes de farine d’orge et d’eau sur une pierre posée dans le foyer. »

Le doux frétillement de la pâte était parfois ponctué par le bruit sec de châtaignes qui éclataient sous la chaleur des cendres.

« Quel délai avant la fin des travaux ? demanda Fintan.

— Le maître d’œuvre a annoncé deux semaines, trois au pire. Nous serons prêts pour Samain. »


La jeune femme avait en effet décidé de passer son premier nouvel An ici et avait envoyé des invitations dans ce sens. A l’occasion de cette fête appartenait en

effet traditionnellement à chacun d’inviter à tour de rôle les autres dans sa résidence. Fintan était venu rendre lui compte des sidhés qui avaient répondu favorablement à sa proposition. Penn Awnfnn, le souverain de l’Autre-Monde, serait présent, et c’est le moment que le druide avait choisi pour lui présenter Arthur.


« Merlin compte les jours avec assiduité ! ajouta-t-elle en jetant un rapide coup d’œil à son compagnon. »


Le jeune druide gravait en effet tous les soirs une entaille supplémentaire sur le bois qui lui servait de calendrier. Viviane le regardait faire, et s’amusait de la rigueur qu’il affichait dans l’accomplissement de sa tâche.


Ce dernier prit la parole à son tour :

« C’est peut-être que pour nous, les Hommes, le passage du temps a plus d’importance que pour vous.

— Il est vrai que je ne prends pas vraiment garde à la succession des jours et des nuits, concéda Viviane.

— C’est à nous que sont toujours revenues les tâches de déterminer la date des fêtes, d’identifier les jours fastes et les jours néfastes, de décréter le temps des semailles et celui des récoltes, de fixer le début et la fin des séminaires et des foires commerciales, de dresser des calendriers en les comparant avec ceux des différentes peuplades et ceux des autres nations … 

— Vous connaissez même à l’avance la date des éclipses, m’a-t-on dit, reprit Fintan.

— Oui, nous nous sommes depuis longtemps intéressés aux sciences célestes 3 car la prévision du mouvement des astres était considérée comme un exploit de nature divine. Nous avons dû développer de nouveaux modes de calcul en partageant nos pratiques avec les autres cultures, en particulier celle des anciens penseurs  avec lesquels mes prédécesseurs avaient eu de nombreuses affinités à l’époque de la Grande Grèce…

— Ceux que l’on appelait les Pythagoriciens ? demanda Fintan.

— Eux-mêmes, car nous avons trouvé un écho favorable dans leur compréhension des lois naturelles. Leur science nous est parvenue d’abord grâce à aux Phocéens de Massalia 4 qui faisaient du négoce entre Bretagne et Méditerranée, échangeant notre étain, ce minerai précieux et indispensable à la fabrication du bronze, contre de la céramique, du vin, de l’huile d’olive, des bijoux et de la vaisselle, tous ces signes de luxe qui se répandaient insidieusement dans le mode de vie de nos élites… »


Les regrets de Merlin paraissaient teintés d’une touche de mépris envers le laisser-aller dans lequel était tombée une grande partie de la noblesse, d’abord gauloise, puis bretonne. Il continua :


« Ces marchands grecs revenaient chez eux avec un mélange d’informations et de fables sur la Bretagne qu’ils assimilaient,  comme l’érudit de ton histoire, aux îles extrêmes du Nord, là où pour eux provenaient les ancêtres des Hommes et où habitait le dieu de la mort.

— Effectivement depuis leurs îles baignant de soleil, les Grecs ne faisaient pas bien la distinction entre la froide Bretagne et nos propres terres lointaines, au-delà de l’Océan, compléta Fintan.

— Je n’en suis pas surpris, poursuivit Merlin. Plus tard des peuples gaulois ont occupé une partie de la péninsule romaine 5 et se sont  aventurés jusqu’en Grande Grèce permettant ainsi la rencontre entre les druides et les émules de Pythagore, mort quelque temps auparavant 6. Nous partagions alors les mêmes croyances sur l’immortalité de l’âme, cette âme que Dieu place dans chaque corps à la naissance et récupère à sa mort pour la confier à un nouvel être.

— Je me souviens d’une époque où tes semblables prônaient en effet la purification des âmes et où ils accompagnaient les morts dans leur voyage outre-tombe que Pline 7 situait au-dessus de nos têtes, dans le Fleuve de Lait 8 encore nommé le sperme des Dieux.

— Tout comme nous, les Pythagoriciens n’imaginaient pourtant déjà plus les Dieux comme des personnes et ils les appréhendaient à travers l’étude des chiffres et de la géométrie qui leur semblaient être le principe et la source de toute chose. Ils avaient élaboré en particulier des lois qui définissent les contours et le volume d’une sphère, reflet de la perfection divine car personne ne pouvait nier que le Soleil, la Lune, les étoiles et  toutes les autres parties visibles de l’Univers apparaissaient sous une forme sphérique. Ils pensaient d’ailleurs que toute chose cherche naturellement à se maintenir dans cet état, même une goutte d’eau à la pointe d’une feuille d’arbre après la pluie. Ils en avaient déduit que, contrairement aux apparences, la Terre ne devait pas être plate, qu’elle ne devait pas plus avoir la forme d’un tambour, ni celle d’un cylindre, mais qu’elle était parfaitement sphérique malgré la hauteur des montagnes et la dépression des vallées. »


Fintan reprit la parole :

« Et tout cela bien avant Aristote qui le premier en a donné une preuve en faisant remarquer que la coque d’un navire disparait toujours avant les voiles sur l’horizon.

— Ces grecs avaient donc le même niveau de connaissances que nous ? demanda Viviane.

— A la différence près que pour Aristote la Terre était immobile, au centre de la Création, et les planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne, ainsi que le Soleil et la Lune parcouraient des orbites circulaires autour d’elle. Il pensait que la Terre occupait nécessairement une place privilégiée dans l’univers.

— Cette théorie a d’ailleurs été reprise par les Chrétiens qui n’auraient jamais admis qu’il puisse en être autrement ! » compléta Merlin.


Viviane s’étonna :

« Voilà qui est étrange, car nous savons tous que l’homme n’a jamais été le sommet de la Création et que la Terre n’en est pas le centre. Il n’y a aucune raison de penser que l’Univers a été conçu dans le dessein d’accueillir les hommes, les lois physiques expliquent parfaitement son fonctionnement et tout laisse penser que nous ne sommes que des habitants ordinaires !

— On croyait à l’époque que si une pierre lâchée du sommet d’une tour tombe verticalement comme elle le fait, c’est bien que la Terre est stationnaire, sinon elle tomberait de biais. 

— Néanmoins quelques penseurs grecs osaient penser différemment en particulier ce savant 9 qui a calculé la taille de l’ombre portée de la Terre pendant une éclipse de lune et qui a conclu que le Soleil devait être beaucoup plus grand que la Terre. Comme pour lui c’était aux petits objets de tourner autour des grands, et non l’inverse, il a soutenu que la Terre tournait autour du Soleil. Il a expliqué l’alternance de jours et de nuits par la révolution de la Terre, les cycles mensuels par la ronde de la Lune et l’année terrestre par la trajectoire du Soleil dans l’espace. Tous ces mouvements circulaires périodiques lui semblaient être aussi à l’origine de nos quatre saisons.

— Pourtant, toi-même Merlin, tu te tournes vers l’Est le matin pour voir le Soleil se lever et vers l’Ouest le soir pour le voir finir sa course autour de la Terre ! s’amusa Viviane. 

— Bien sûr, c’est ce que nos sens s‘évertuent à nous faire croire mais ce n’est qu’illusion….  Tout comme les étoiles, qui semblent se déplacer en bloc au cours de la nuit comme si elles étaient toutes à la même distance de la Terre, accrochées à la Sphère céleste. Certains pensent même qu’elles n’existent pas, qu’elles ne sont que des trous dans la sphère qui laissent passer la lumière provenant de l’au-delà, du royaume de Dieu !

— Moi je préfère voir le ciel comme une belle campagne, dit Viviane, les étoiles comme des brebis et la Lune comme le berger qui les rassemble autour d’elle le matin pour les ramener à la bergerie.

— Tu as toujours eu une âme poétique, reprit Fintan. En quoi toi et tes semblables croyez-vous aujourd’hui ? demanda-t-il alors à Merlin.

— Nous croyons que derrière cette prétendue sphère il  y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents 10

— Comment expliques-tu cela ? l’interrogea Viviane.

— Je pense que toute chose est composée d’une infinité de particules minuscules que l’on ne peut pas décomposer. Démocrite 11 les a nommées « atomes » pour cette particularité car ce mot signifie en grec « que l’on ne peut couper ». Comme les lettres dont ce mot est composé, c’est leur assemblage qui provoque l’émergence de nouvelles propriétés et donne son sens à la chose créée. Les mots forment eux-mêmes des paragraphes, des chapitres, des livres, à chaque niveau la complexité s’accroit et il faut peut-être l’équivalent de la bibliothèque d’Alexandrie pour former un seul être vivant mais Démocrite pensait que le nombre des atomes était infini et qu’ils étaient partout, même jusque dans les lieux les plus éloignés. Une force les agglomère selon leur nature et ils composent et recomposent ainsi aussi bien nos corps éphémères sur terre que les étoiles inaltérables dans le ciel, seules constructions que le temps ne dénature pas dans sa chevauchée.

— Tu crois donc que l’univers est immuable au-dessus de nos têtes?

— Oui, car de tous temps les marins scrutent les mêmes étoiles en équilibre perpétuel pour se diriger. »


Fintan fit la moue.

« Pourtant les étoiles bougent. Une existence humaine ne suffit pas à s’en apercevoir mais nous l’avons constaté au cours de nos longues vies… »

Cette révélation sembla perturber le jeune druide.

« Comment cela, elles bougent ?

— Elles s’éloignent toutes les unes par rapport aux autres…

— Mais comment cela est-il possible ?

— Elles sont comme les points d’une onde qui s’accroit à la surface de l’eau. Sauf que dans ce cas l’éloignement s’effectue dans les trois dimensions.

— Et d’où proviendrait cette onde ?

— Au début des temps toute la matière devait être unie, une explosion a dû se produire, créant les étoiles et continuant aujourd’hui encore à les disperser.

— Et jusqu’où peuvent-elles aller ?

— Si la force qui pousse les étoiles est plus faible que celle qui attire la matière vers son centre dans le ciel comme sur la Terre, alors elles reviendront et la matière se condensera à nouveau en écrasant toutes vies et toutes choses. »


Merlin réfléchit avant de répliquer.

« En cela ton explication est conforme à l’image du triskel qui symbolise l’univers en expansion et à celle de l’Ourobouros, ce serpent disposé en cercle qui se mord la queue, qui représente le cycle éternel de l’Univers.

— Il existe pourtant une autre hypothèse, qui nous apparait malheureusement aujourd’hui plus crédible. Nous pensons que les étoiles continueront à s’éloigner et que privée de toute force d’attirance la matière finira par se disloquer définitivement.

— Ainsi pour vous l’Univers aurait donc une fin !

— Oui, un début et une fin. Pour nous le Temps ne se lit pas sur un cercle mais sur une ligne droite, et tôt ou tard nous atteindrons le bout de cette ligne. L’univers est issu du chaos il y retournera …

— Et qu’y aurait-il eu avant le début de la Création ?

— Le temps lui-même n’existait pas alors, cette question n’a pas de sens…

— Vous semblez donner raison aux Chrétiens pour qui l’univers se serait mis à exister à l’instant même où Dieu aurait dit « Que la lumière soit ! »

— Sauf que si Dieu a créé le Monde, il ne s’en préoccupe plus désormais et nous laisse aujourd’hui nous débrouiller seuls... »


Merlin resta pensif un moment. Les deux autres le laissèrent assimiler cette révélation, puis il reprit d’une voix lasse.

« Nous enseignons à notre peuple que le sens de nos vies est lié à l’ordre général de l’Univers dans lequel nous ne sommes qu’un peu de matière transmise de vie en vie au cours des cycles cosmiques. Les êtres humains et les éléments de la Nature font partie d’une même chaîne éternelle, toujours recommencée. Nous rejouons ces cycles et célébrons Beltaine à chaque retour du printemps. Si ces cycles sont destinés à s’achever dans l’indifférence générale comme tu le dis, quel sens donner à notre propre existence ? Notre foi ne vaudrait-elle finalement pas plus que celle des romains dont les dieux assuraient juste l’ordre terrestre et dont le but était simplement de rendre agréable notre passage sur Terre ? Devrions-nous abandonner nos fêtes et nos rites, comme vous l’avez fait vous aussi ? »


Il se tourna vers Viviane qui resta silencieuse.

« Je comprends mieux à présent pourquoi tu laisses advenir la succession des jours et des nuits… Si le passé est mort et que nos vies ne sont que poussière, que faut-il penser de notre rêve de revivre l’Age d’or ? »


Elle vint s’assoir à ses pieds et lui prit la main mais il regardait ailleurs, il regardait au fin fond des étoiles.

« Il ne s’agit pas de revenir en arrière, lui dit-elle d’une voix douce. On ne peut pas retrouver l’innocence primitive en remontant le temps. Il s’agit plutôt d’aller de l’avant pour construire l’équivalent de cette situation. Tu dois continuer à croire en ce rêve Merlin… Nos vies ne sont peut-être que poussière mais c’est une poussière d’étoiles… »


Elle eut un regard appuyé vers Fintan. « Ne lui avons-nous pas fait perdre tout espoir ? »




[1] Il s’agit de Poseidonios d’Apamée, un savant, géographe et historien grec dont nous entendrons parler plus tard.

[2] Les larmes pétrifiées d’Apollon auraient donné naissance à l’ambre.

[3] L’astrologie et l’astronomie étaient la même chose et étaient appelées ‘les sciences célestes’.

[4] Marseille fondée par une colonie phocéenne.

[5] La prise de  Rome par les Gaulois menés par Brennus a eu lieu vers 390 avant notre ère.

[6] Ammien Marcellin, dernier grand auteur païen de l'Antiquité, dit à propos des druides qu'ils sont formés en communautés dont les statuts étaient l'œuvre de Pythagore.

[7] Ecrivain et naturaliste romain (Ier siècle après JC.)

[8] Aujourd’hui appelé ‘La Voie Lactée’

[9] Aristarque de Samos (310-230 av JC)

[10] Epicure dans les Lettres à Hérodote, datées de 301 avant notre ère.

[11] Démocrite (460-370 av JC)


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