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Trois pintes et un café

Trois pintes et un café

Published Aug 14, 2023 Updated Aug 14, 2023 Culture
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Trois pintes et un café

Première bière

Paraît que les jours se rallongent mais il fait bien noir quand Christophe et Géry se retrouvent square Morisson. Lille, en février, c’est déjà pas bien lumineux, vous me direz. Ils s’engouffrent dans le pub, avisent une table haute, s’installent rapidement tandis qu’une serveuse leur refile la carte plastifiée des boissons dans un grand sourire où on perçoit un trou à la place d’une prémolaire. Ils font pas gaffe à ce sourire, ils ne prêtent même pas vraiment attention à la carte et Géry commande directement deux pintes de Rince-Cochon, avec un saucisson sec, parce que ça va ensemble, il ajoute en rigolant. Le radiateur est pile sous leur table et procure un bien-être cotonneux aux jambes transies de froid ainsi qu’à leurs pieds glacés. Dehors, le grésil a fini par se transformer en verglas par endroit. On annonce une nuit polaire. Cela fait une semaine qu’une vague de froid s’est abattue sur le nord de la France. Depuis Noël, on n’a pas vu le soleil plus d’une heure par jour et pas tous les jours, encore. Mais les deux amis ont l’air bien joyeux. Parce qu’ils se retrouvent pour la première fois depuis un mois, depuis une galette des rois début janvier, chez Christophe et Jeanne.

« Eh bien, ça fait plaisir de te voir, mon vieux. Content qu’on puisse discuter un peu parce que j’ai un truc à te dire !

- Moi aussi ! Mais vas-y, commence. »

Géry sort des lunettes de soleil noires et les chaussa, l’air de rien.

« J’ai obtenu ma mutation , je vais à Toulon!

- Oh sérieux ? Ben ça par exemple ! Je suis content pour toi, vraiment, mais, tu vas y faire quoi ?

- Pareil qu’ici, infirmier aux services des urgences. Franchement j’en pouvais plus des urgences de Lille. Puis, j’ai jamais bougé d’ici. Alors, autant aller au soleil.

- Y avait pas de postes à Nice ? C’est sympa, Nice.

- Peut-être, j’ai pas regardé.

- Tu voulais aller à Toulon, quoi.

- Oui, c’est ça, Toulon d’abord.

- Bien, et ce sera pour quand ?

- Prise de poste le 1er avril.

- La vache, c’est rapide ! Faut qu’on s’organise pour se voir un peu plus avant que tu te barres !

- T’inquiète pas, Chris, on va se voir et on se reverra même après. »

Les deux hommes se regardent droit dans les yeux, avec la tendresse des amis qui ont connu les mêmes galères. Ils sentent que c’est la fin d’une époque, comme on dit. C’est pile à ce moment touchant que surgit la serveuse avec le saucisson, le couteau, et les deux pintes.

« On va trinquer à cette bonne nouvelle alors !

- Merci, mec. Mais tu avais aussi un truc à annoncer, non ? »

Chris but une première gorgée. Y avait pas de mousse dans ces bières, pourtant il en avait un peu sur les lèvres. Miracle de l’alcool.

« Alors voilà, je vais me marier.

- Ah bon sang, c’est pas une petite nouvelle ça ! Toutes mes félicitations Chris ! Jeanne et toi vous allez vraiment bien ensemble, c’est super ! Prévu pour quand ?

- Ben on aimerait faire ça avant qu’elle accouche…

- Quoi ? Elle est enceinte ? Ha ha, mais tu m’as caché plein de trucs ! C’est génial ! Donc, vous organisez la fête cet été.

- Ouais ! Jeanne râle un peu parce qu’elle ne pourra pas boire à son mariage, mais d’un autre côté, c’est elle qui a voulu qu’on se marie avant l’arrivée du bébé. Moi, je m’en fichais un peu.

- Trinquons à ton mariage et à ta future vie de papa !

- Attends, Géry, il faut quand même que tu sois là, hein. C’est toi que je veux pour témoin. T’es mon plus vieux pote, c’est toi mon témoin, hein ? Tu rappliques de Toulon ou du diable Vauvert, mais t’es là pour mon mariage !

- Bien sûr, je serai là. Je ne raterai ça pour rien au monde ! »

Ils boivent un tiers de leur pinte sur ces entrefaites. Géry se met à couper le saucisson en rondelles.

« Mais, y aura du monde à votre mariage ? Je veux dire, tu vas inviter qui de ton côté ? »

Chris hausse les épaules. « C’est vrai qu’il y a pas foule. C’est le problème des orphelins placés dans des familles d’accueil. J’en ai parlé à Jeanne, elle sait tout ça bien entendu, et on a pensé qu’on ferait sans doute un petit mariage avec vraiment les proches. Elle a quand même une grande famille, et ils sont tous super proches, ce serait moche d’avoir à interdire à ses frères et sœurs de venir ainsi qu’à ses cousines, sous prétexte que j’ai pas de famille. Puis j’ai pas beaucoup d’amis, non plus. Les mecs qu’on fréquentait à Cambrai, c’était pas la fine fleur cambraisienne, tu te souviens ? Y doit y en avoir la moitié en taule aujourd’hui et l’autre moitié, ça doit être des cas sociaux de première classe. On s’en est bien sorti, tous les deux. Ouais, on s’en est bien sorti.

- Ouais, c’est sûr que les anciens du bac STG, je sais pas trop ce qu’ils sont devenus. J’ai évité de trop retourner à Cambrai.

- Ta mère est toujours là-bas ?

- Oui, mais elle vient souvent à Lille. Y a ma tante ici.

- Elle peut venir ta mère si tu veux. On se connaît depuis le lycée, ça fait vingt ans. Même si on avait un peu déconné…

- La fois où elle est venue nous chercher au commissariat n’était pas la meilleure période de notre collaboration, Chris ! »

Et ils s’esclaffent. Tout ça pour avoir piqué un vélo. Ils s’étaient fait courser par deux flics municipaux et évidemment, à deux sur un vélo, difficile de leur échapper. Garde à vue, rappel à l’ordre, et avertissement dans le casier judiciaire. Ils avaient été cool les flics de pas leur avoir fait passer un test d’alcoolémie. Ça empestait le houblon jusque dans leurs cheveux.

« Et maintenant, tu vois, je bosse dans une bibliothèque universitaire! Comme quoi, y a pas de fatalité.

- Ouais, tu peux être fier de toi, Chris ! T’as assuré et là, mariage et paternité, on peut dire que tu es allé au bout du truc.

- Une certaine plénitude, un apaisement intérieur, oui, je… je me sens bien, maintenant. Plus que ça, je suis heureux, Géry, j’ai pas honte de le dire, à une autre époque ça m’aurait fait chier de le reconnaître, mais là, rien à foutre, je suis heureux. »

Géry lui sourit. Les deux amis savent que le bonheur ne dure jamais longtemps et qu’il faut en profiter quand il se pointe. Mais pour le coup, il sera de très courte durée. Derrière Géry, un grand écran télé qui diffusait sans bruit les plus beaux buts de la Bundesliga bascule sur une chaîne d’info locale. Et Chris, tout en sirotant son dernier tiers de bière regarde l’écran, attiré comme tout le monde par le mouvement des couleurs et par le bandeau déroulant des titres. Et là, une information a priori anodine le retient. Un nom en particulier. Antonin Watten. Il reste hypnotisé sur le fil d’actu en attendant que revienne l’information pour raccrocher ce nom à un fait divers. Et voilà : «Assassinat du chirurgien Antonin Watten, la famille veut organiser une marche blanche ».

Chris avale de travers. Géry s’est retourné pour voir à son tour les informations mais on parle maintenant des camps de concentration ouïghours, et il ne pige pas trop l’émotion de son camarade.

« Qu’est-ce qu’il y a ? T’as des amis chinois ?

- Non, non, c’est juste que ce salaud d’Antonin s’est fait buter. Tu te rends compte ? Il s’est fait descendre.

- De ce que tu m’en as raconté, c’est pas une perte.

- Mais les médias ont pas l’air de partager mon avis. Ils veulent une marche blanche. C’est pas croyable.

- Hé, il était chirurgien.

- Les chirurgiens peuvent être des salauds.

- Je suis bien placé pour le savoir, j’en vois pas mal.

- Tu l’avais rencontré ?

- Ecoute, je bosse aux urgences, et lui, il est chirurgien spécialisé dans les hernies, dans une clinique privée.

- Et alors ?

- C’est deux mondes parallèles. Un peu comme si je te demandais si t’avais croisé le ministre des bibliothèques. »

Les deux amis se lèvent pour aller payer au comptoir. Géry paye et Chris propose qu’ils se retrouvent le lendemain à l’After hours. Y a Ecosse-Irlande du Tournoi des Six Nations, justement. Une bonne occasion pour prendre une bière.

                                                                                                                          **

Deuxième bière

Ce samedi après-midi, il a franchement neigé, au point que les trottoirs crissent sous les pas et qu’on soit obligé de bien poser les talons pour éviter de glisser. Mais l’After hours a quand même dressé des tables en extérieur, avec une vague tonnelle et deux gros grille-pain qui servent de radiateurs. Chris entre dans le pub, il est à la bourre, mais Jeanne voulait pas le laisser partir, alanguie sur le canapé, juste dans sa robe de chambre et ses grands yeux amoureux. Pour sûr qu’il n’a pas résisté. Il repère rapidement Géry, bien calé au fond du bar, un demi à demi bu, les yeux rivés sur le ralenti de Watson plantant un essai après la splendide course de quarante de mètres de Russell.

« Désolé, j’ai pas vu l’heure. Je vais commander. T’as pris quoi ?

- Une rousse. Hommage aux Irlandaises. »

Et Chris part commander sa bière. Y a du monde pour le match, presque autant que lorsque c’est la France qui joue. Faut dire qu’on entend parler anglais là-dedans. Y a de beaux gaillards anglophones, peut-être en Erasmus, allez savoir, qui sont là à discuter ovalie d’une voix forte.

Au final, le match n’aura pas été d’un grand intérêt. Mais c’était toujours mieux que de voir la piteuse équipe de France se prendre un drop à la dernière minute.

« Franchement, hier, cette histoire de meurtre d’Antonin, ça m’a remué.

- Ah bon ? Je croyais que tu ne l’aimais pas.

- Oui, c’est vrai, mais j’ai quand même vécu avec cette ordure pendant huit ans, tu te rends compte ? Et après, je l’avais toujours en esprit. Il a fallu longtemps avant de le chasser de mon crâne. Pour être franc, j’étais parvenu à l’oublier. Je n’avais plus du tout pensé à lui jusqu’à cette idée de mariage, jusqu’à ce que je me demande si je n’allais pas inviter sa mère.

- Quoi ? La mère d’Antonin ? Pourquoi ? Et tu es encore en contact avec elle ?

- Non, plus trop. Quand je suis parti à Paris, après le concours de bibliothécaire, je l’avais contactée, pour lui dire que j’avais réussi, après tout, c’était un peu grâce à elle. Je crois que ça lui avait fait plaisir de l’apprendre. Elle m’avait demandé de lui donner des nouvelles.

- Tu l’as fait ?

- Un peu. Mais plus rien depuis que je suis revenu dans le Nord. Cela fait quatre ans. Faut dire que, je suis rentré un peu par dépit. Je m’étais fait larguer, impossible de payer un loyer tout seul avec le salaire de fonctionnaire, du coup j’ai demandé ma mutation et je suis revenu. La tête basse.

- J’étais content que tu reviennes, moi.

- Je sais, mais pour moi, c’était pas une victoire. Et comme je voulais lui montrer que je réussissais, ben quand j’ai foiré ma vie perso, je me suis tu. Elle sait pas que je suis à Lille. Maintenant, cette histoire, ça fait remonter plein de choses. Toute cette souffrance, cette peur continue, avec l’ombre d’Antonin partout. »

Pendant que Chris s’enquille son demi en trois gorgées, Géry se demande s’il faut commander une planche de fromages. Il est 19h, ça peut servir d’apéro. Mais Chris a plutôt l’esprit mélancolique ce soir. Pas sûr que ce soit le meilleur timing d’aller commander maintenant.

« Je t’ai déjà raconté mon temps chez les Watten ? Ouais, je t’en ai parlé, c’est sûr. Par bribes. J’ai dû te parler d’Antonin comme du diable à cause de… à cause de ce qui s’est passé avec Kevin.

- Oui, tu m’as parlé de Kevin. Tu m’as dit qu’un jour tu le vengerais.

- C’est horrible quand j’y repense. C’était il y a si longtemps maintenant. J’ai du mal à croire que j’ai vécu ça. Et j’ai progressivement oublié cette période dans le détail. J’ai sorti mon enfance de ma vie d’adulte, comme s’il n’y avait aucun lien entre les deux. J’ai grandi contre mon enfance.

- C’est peut-être ça la maturité, tu crois pas ? Quand on s’est rencontré en BEP, t’étais plein de colère. Tu en voulais à la terre entière. Et ça faisait déjà deux ans que t’étais plus chez les Watten.

- J’étais chez les Van Poehl, des braves gens. Je suis pas resté longtemps hélas, ils ont pris leur retraite ensuite. J’ai fini chez les Jaeguer. Des gens honnêtes mais froids. Pas méga serviables, un peu stricts, un peu de droite. On se croisait, mais y avait pas d’amour, pas de sympathie, juste des aspects contractuels. Il fallait que je sois nourris trois fois par jour, que mon environnement soit propre, que j’aie une chambre de 12m² avec un bureau. C’était le cas. J’allais pas me plaindre.

- Tu te plaignais vachement dans mon souvenir.

- Ha ha, j’étais en colère, tu l’as dit. Parce que les Watten m’avaient pourri la vie. C’était quand même très bizarre quand j’y repense. Le père Watten était médecin, et la mère femme au foyer. Classique. Mais, dans l’esprit de cette catholique fervente, il fallait qu’elle fasse quelque chose et donc elle s’est dit qu’elle pourrait faire famille d’accueil pour deux enfants. Antonin avait déjà 9 ans, ce n’était plus un gosse. La maison était très grande. Alors elle a obtenu l’agrément sans problème. Et c’est comme ça que Kevin est arrivé à deux ans chez eux et ensuite moins d’un an après, ça a été mon tour. J’avais trois ans, je crois bien, comme Kevin. Mais, Antonin n’a pas supporté que sa mère adorée s’occupe d’autres enfants. Il n’a pas compris qui nous étions dans le foyer et du jour où nous sommes arrivés jusqu’au jour où Kevin est mort, il nous a fait la misère. Il nous a battus, injuriés, rabaissés. Privés de nos propres jouets. Enfermés dans des placards, enfermés dehors, enfermés dans la remise du jardin. Il n’a eu de cesse de se débarrasser de nous. Nous étions si petits ! Combien de chutes dans les escaliers ? Ou sur la terrasse ? Je ne sais pas. Et le pauvre Kevin ! Nous étions soignés par le père, le soir, quand il rentrait. Il nous trouvait un peu chochottes et défendait son fiston âprement. Quel connard. Quant à Kevin, il était le bouc émissaire désigné. Mon seul ami à cette époque, lui que j’ai toujours considéré comme mon frère, il en a bavé plus que moi parce qu’il avait du talent. Antonin avait été mis au violon à six ans mais il avait abandonné à dix ans, parce que vraiment, il n’y arrivait pas. Il fallait de la sensibilité, c’était pas possible pour lui. Alors, quand on a eu six ans à notre tour, madame Watten a proposé qu’on fasse du violon. J’étais pas du tout doué, ça ne m’intéressait pas. Moi, j’aimais bien dessiner. Mais Kevin, ah ça, c’était quelque chose. Une fois qu’il a eu le violon sous les doigts, quelque chose en lui s’est révélé. Il a travaillé son violon avec acharnement. Il avait le truc. Mais ça, c’était impensable pour Antonin, impensable de voir Kevin jouer admirablement de son violon alors qu’il en avait été incapable. Alors, quand on a eu onze ans, madame Watten a proposé à Kevin d’aller au conservatoire de Lille. Elle connaissait quelques enseignantes, et elle s’était dit que ça serait une bonne chose pour Kevin de quitter Cambrai pour poursuivre sa voie ailleurs. Elle n’était pas dupe de l’attitude de son fils. Elle essayait de nous protéger, sincèrement. Je l’ai vue si souvent engueuler Antonin, devant nous ! Mais cela ne faisait qu’empirer les choses. Bref, elle s’était dit que Kevin pourrait aller au conservatoire. Je ne sais pas s’il aurait été pris, le niveau est quand même très relevé, mais le pauvre n’aura pas eu l’occasion d’essayer. La veille de son audition, Antonin l’a projeté très violemment dans les escaliers en pierre du jardin. Kevin s’est bousillé deux doigts, le coude et l’épaule droite. Plâtre pendant trois semaines. Rééducation pendant trois semaines. Adieu le conservatoire. Kevin était déprimé. Madame Watten était dans tous ses états. Monsieur Watten a protégé son fils, surtout, que cette histoire ne rejaillisse pas sur lui, il était sous pression en terminale. Il s’est engueulé avec sa femme, très violemment. Il voulait qu’on disparaisse, être une famille d’accueil c’était n’importe quoi, qu’est-ce qu’il lui avait pris d’avoir accepté ça ! L’avantage, c’est qu’on a été tranquille pendant quelques temps ensuite. Kevin s’est remis au violon mais il n’y avait plus le goût. La maison est devenu une prison silencieuse peu à peu. Et un jour, monsieur Watten n’est pas rentré dormir. On a compris que les Watten allaient se séparer, c’était inévitable. Cela nous inquiétait vivement. On avait douze ans, et notre famille, toute dysfonctionnelle qu’elle soit était en train de s’autodétruire. Flippant pour des enfants déjà bien perdus. Encore plus flippant pour Antonin. Il nous a martyrisés comme jamais, disant que c’était de notre faute si ses parents divorçaient. Il n’avait pas complètement tort. Il nous frappait avec une latte de sommier, parfois il rentrait dans notre chambre, au milieu de la nuit, et jetait un seau d’eau sur nos couettes. Ou pire, l'enfoiré. Je t’épargne les détails. Il agissait en sournois, comme d’habitude, jamais pris sur le fait, et toujours avec une allure avenante après ses mauvais coups. A table, il était très sympa avec nous, se comportant comme un grand frère. Tu parles ! Et le truc, c’est qu’on grandissait nous aussi. Et il l’avait un peu oublié si bien qu’un jour Kevin lui a fichu un coup de poing en plein gueule. Antonin est tombé à la renverse, plus de surprise que par la force du coup. Première fois que Kevin se rebellait. Quand Antonin s’est relevé, il m’a dit de dégager, qu’il avait un truc à régler avec Kevin. Il m’a fait sortir de notre chambre. Je suis descendu au jardin. Il n’y avait pas de cris, pas de bruits, pendant quelques minutes. Puis un grand choc. Le choc d’un corps qui se fracasse par terre. J’ai couru dans la direction du bruit et j’ai vu Kevin, devant le garage, le crâne en sang. Il avait fait une chute de sept mètres sur le dallage de pierres. Et le visage ahuri d’Antonin à la fenêtre, ce visage que je n’oublierai pas jusqu’à la fin de mes jours. Je suis resté bloqué là. Jusqu’à ce que quelqu’un m’emmène à l’intérieur, je ne sais plus qui c’était. On m’a dit de faire ma valise, et on m’a emmené dans un foyer. Je ne suis plus jamais retourné chez les Watten ensuite. Je n’ai plus revu Antonin. J’ai mis des semaines à comprendre que je ne reverrais plus Kevin. Que j’étais absolument seul. Et ça m’a fait souffrir longtemps. Quand tu penses que je ne sais même pas où est enterré Kevin. J’espère qu’il n’est pas allé à la fosse commune. Pauvre Kevin, mon pauvre ami...

- Tu m’avais raconté cette histoire à l’époque… Je m’en souviens bien même si j’ignorais la partie sur le violon. On avait passé une après-midi à glander au gymnase. Le soleil nous canardait sur la piste. Le goudron de la cour faisait des petites bulles. Le prof nous avait dit de rentrer chez nous, qu’on pouvait rien faire avec cette canicule. Sur le chemin du retour, tu m’as tout raconté. Cela faisait quatre ans, jour pour jour, que c’était arrivé, tu avais la haine encore. T’as vidé ton sac d’une traite, comme une vomissure et après, on n’en a plus jamais parlé. Plus jamais.

- Le 12 juin. Tous les ans, cette date me fait frissonner.

- Et pourquoi t’as rien dit à la police ?

- Que voulais tu que je dise ? Pour eux, Kevin avait sauté, c’était un suicide. Antonin a dit qu’il avait voulu l’aider, le rattraper, mais trop tard.

- Il a menti ?

- Evidemment. Il n’allait pas avouer qu’il martyrisait deux enfants placés. En tout cas, madame Watten a perdu immédiatement l’agrément.

- Tu penses que Kevin s’est vraiment suicidé ?

- J’ai longtemps pensé qu’Antonin l’avait poussé, l’avait volontairement défenestré. Mais je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, je doute qu’il ait essayé de retenir Kevin. Au contraire, il a dû l’inciter à sauter. Pour moi, il a acculé Kevin au suicide, et c’est pareil qu’un meurtre. On avait douze ans, bordel. Mon Dieu que je l’ai détesté ce type pour tout le mal qui nous a fait. Puis, le temps a passé, mes désirs de vengeance se sont émoussés. J’ai arrêté d’y penser. Tout simplement. A part le jour anniversaire, mais sans la haine, juste avec la compassion.

- Je comprends. T’as eu raison. C’était la bonne manière de faire.

- Le truc, c’est que de le savoir assassiné, ça a fait rejaillir quelque chose en moi. C’est bizarre hein ?

- Non, non, j’imagine que c’est une réaction normale. Comme une sorte de reviviscence, c’est ça ? C’est typique du syndrome post traumatique.

- Ouais, peut-être bien. »

Chris se tut mais on sentait qu’il voulait parler, qu’il voulait palabrer sur son état d’âme. Il regardait Géry pour voir sa disposition d’esprit, et comme Géry était sans doute la seule personne à le connaître assez, il se risqua à des confidences.

« Au fond, j’aurais aimé le tuer. Je suis frustré que quelqu’un ait tué mon propre ennemi. Qui a pu vouloir tuer ce type plus que moi ? Tu vois, c’est ça que je ne comprends pas dans ce meurtre.

- Tu veux porter plainte contre X pour lèse-crime ?

- Ha ha ! Enfin, tu vois, le gars est chirurgien, marié, sans enfant, il a sans doute une jolie maison, un compte en banque qui doit pas faire rigoler un banquier, et j’ai cru comprendre qu’il était respecté dans son domaine, bref, il a refait sa vie, peut-être que ce type a réussi à devenir un mec bien, qu’il a décidé de se consacrer aux autres, perclus de remords quant à ses actes adolescents. C’est pour ça que je me disais que je devais lui pardonner. Mais…

- Tu étais prêt à lui pardonner ? Ou bien tu étais prêt à oublier, par lâcheté.

- J’avoue, y avait un peu de lâcheté. Un petit côté malsain aussi. Mais tu vois, si le gars s’était bien comporté, il ne se serait pas fait assassiner. Le mec, pendant vingt-cinq ans, s’est peut-être très mal tenu. J’en sais rien, je dis ça, parce que j’y pense sans cesse en ce moment.

- Toi, t’es du genre à avoir lu tout ce que la presse a sorti sur le meurtre.

- Ouais. J’ai fait ça. Pour comprendre. Il s’est fait poignarder dans le parking sous-terrain de la clinique où il bossait. Plus ou moins sa clinique d’ailleurs. Un jeudi à 12h30, alors qu’il allait au restaurant retrouver un confrère de Paris. Il avait deux cents euros en liquide, une montre qui valait plus de 10 000€ au poignet, sa bagnole elle même coûtait 50 000€, mais l’assassin n’y a pas touché. Un coup de poignard dans le coeur. Net. Un seul coup, pas d’acharnement, propre.

- J’ai lu que la police patine. Pas d’empreinte, pas de suspect, rien.

- Ouais, enfin, le meurtrier a poignardé Antonin dans le parking sous-terrain et les caméras de surveillance de la zone avaient grillé deux semaines auparavant. Il fallait soit qu’il soit au courant, soit qu’il ait du bol.

- Au courant ? Peu de gens devaient l’être. C’est pas le genre d’information qui circule.

- Apparemment, seuls sa femme et lui le savaient dans la clinique. Et le prestataire en charge de la maintenance des caméras.

- La police a interrogé le prestataire ?

- Avoue que ça serait bizarre que ça soit un technicien venu réparer les caméras qui se fait son petit meurtre, sans aucun mobile apparent. Ou alors un technicien qui aurait été opéré par Watten et qui s’en serait plaint ? Mais parmi tous les patients de Watten, personne n’a jamais porté plainte. J’ai beau le détester, visiblement, c’était un très bon professionnel.

- Ouais, j’ai eu les mêmes échos. Bon pro. Hautain mais pro.

- Donc, il a fait du tort à quelqu’un en dehors de la sphère professionnelle. Cela peut être n’importe qui…

- Te bile pas, la police enquête.

- Elle sait pas bien fouiller. Je crois que je vais prendre contact avec le journaliste qui couvre l’affaire. Je vais lui parler d’Antonin.

- Non, mais ça va pas la tête ! Tu vas rien faire du tout : imagine s’ils te soupçonnent ! Je te rappelle que tu vas te marier, c’est peut-être pas le meilleur moment pour s’immiscer dans une affaire criminelle, si ? Personne ne t’a rien demandé en plus. Reste en dehors de tout ça, c’est le mieux !

- Oui… tu as raison… Allez, parlons d’autre chose ! »

Géry voit bien que Chris n’est pas calmé, il voit clairement que dès qu’il aura foutu les pieds hors du pub, il ira prendre contact avec ce petit fouineur de Charles Lemonier, le journaliste de la Voix du Nord qui suit l’affaire. Ils ne se disent rien de plus que des banalités. Y a du bruit dans le bar, la musique est devenue plus forte d’un coup, et les amateurs de rugby ont fait place aux fêtards. Vers vingt heures, après leur deuxième pinte, ils se séparent dans une accolade. Géry lance, taquin, à Chris « et tu me raconteras ce que Lemonier te dira ! » Ils se sourient et chacun rentre chez lui précipitamment parce que le givre a déjà recouvert une partie des trottoirs.

                                                                                                             **

Un petit café

Ce jeudi soir, Géry est claqué par les 24h de garde à l’hosto. En plus, Patricia était à la bourre pour le remplacer. Il ne lui en veut pas, elle arrive de Tourcoing, ça a dû bouchonner au niveau de l’échangeur nord, c’est sûr. Il a reçu un SMS de Christophe qui lui propose de prendre un café ce soir. Il a du nouveau, qu’il dit. Comment refuser un café offert de si bon coeur ? Il se rend au square Morisson où Chris l’attend, à la même table du fond, près du radiateur. Il converse avec une serveuse, peut-être la même que la dernière fois, impossible de se souvenir à quoi elle ressemblait. Géry s’assoit en face de son ami, se défait de son lourd manteau et retire son bonnet. Il passe la main dans ses cheveux aplatis. La serveuse est toujours là. Ils commandent deux grands cafés. Elle se retire dans un sourire. Trou au niveau de la prémolaire. C’est la même fille.

« Alors comme ça tu as du nouveau ? »

En face, il jubile. L’excitation est palpable.

« J’ai parlé avec Charles Lemonier hier soir, pendant deux heures. Je lui ai raconté mon histoire, le passé d’Antonin quoi. Il l’ignorait totalement. Eh bien, ça l’a captivé.

- Tu m’étonnes, ça offre un nouvel angle à l’enquête. Mais à moins que tu n’aies avoué le crime, ça paraît être un angle mort. Définitivement.

- Bah, ça peut pas être moi, déconne pas, c’est arrivé un jour où j’étais en banque d’accueil à la bibliothèque, j’ai plein de témoins. Et puis je savais pas du tout ce qu’il était devenu, surtout, donc j’avais un mobile mais aucune information me permettant de le réaliser.

- Pas faux. Il va écrire un papier sur cette histoire ?

- Je crois qu’il a très envie d’écrire dessus.

- Tu sais que la police va te convoquer si c’est le cas. Tu vas avoir des problèmes.

- Ne sois pas à ce point pessimiste. Qu’est-ce que la police va me faire ? Je suis méga clean je te dis. Et surtout, la piste la plus sérieuse n’est pas du tout ma personne. »

Il guette l’attention de Géry. Les cafés arrivent, fumant. « Je vous apporte les sucres »

« La police creuse autour de ses proches. Deux pistes, intimement liées. La première, c’est celle du mari jaloux. Parce que visiblement Antonin avait la réputation de courir après tout ce qui bouge. Jamais de plainte contre lui, mais des claques de la part de jeunes femmes. Il avait eu des liaisons avec une ou deux femmes mariées. Le problème c’est qu’elles ont toute un alibi ainsi que leur mari. Ils cherchent encore dans cette voie. Antonin, planté par un cocu, ha ha, j’y aurais pas pensé à vrai dire. Tellement classique.

- Oui, c’est tristement classique. Et l’autre piste ?

- Ce serait sa femme.

- Sa femme ? »

Chris hausse les épaules et fait la moue.

« Elle s’appelle Justine. La police vérifie si elle a un amant. Mais aucun coup de fil bizarre, et personne n’a suspecté un amant dans sa vie. Elle est secrétaire de direction à la clinique. Plus jeune qu’Antonin, bien entendu. Très jolie d’après ce que Charles a rapporté. Il ne doute pas qu’elle ait profité de ses charmes pour épouser le patron de la clinique, si tu vois ce que je veux dire… Y avait plus du business que de l’amour dans ce couple. Il s’est bien fait avoir !

- Je ne crois pas, non.

- Quoi ?

- Justine Watten, je vois qui c’est.

- Ah bon ? Elle venait à l’hôpital des fois ?

- Hélas oui.

- Hélas, hélas, comment ça, hélas ? C’était une peau de vache ? Elle ressemblait à son mari ?

- Pas vraiment. Ecoute, ça reste entre nous ? Tu diras rien à ton fouineur ? Secret médical, tu la fermes, hein ?

- Promis… Je te jure, Géry.

- Bon. Elle venait parfois à l’hôpital, c’est vrai, parce que… parce que… tu sais, je bosse aux urgences, moi. Les gens qui viennent là ont des problèmes. Ben, elle avait des problèmes. Tu comprends ?

- Pas sûr de bien saisir, non.

- Ton vieux camarade la battait.

- Oh putain.

- Voilà. Ne le répète pas. De toute façon, si elle devait être inquiétée, il serait assez facile de vérifier où elle était le jour de sa mort.

- Elle était à l’hôpital ?

- Oui, deux côtes fêlées. Apparemment, c’est sa spécialité. Elle est repartie dans l’après-midi.

- Quel salaud, putain.

- Comme tu dis.

- C’est arrivé souvent ?

- Une douzaine de fois.

- Tu n’as pas fait de signalement ?

- C’est pas si simple. Bien sûr qu’on l’a signalé, le médecin a signalé le problème, mais c’est la femme d’un confrère, et comme elle porte pas plainte, tu peux voir les limites de nos actions. L’hôpital n’est pas là pour rendre justice. On répare les corps, on ne juge pas les hommes. Même si vraiment, quand tu sais ce que certains mecs font, tu as envie de les planter quand tu les croises.

- Je trouve quand même dégueulasse que cette ordure soit présentée comme un saint à sa mort, comme une foutue victime, alors qu’en réalité c’était un bourreau.

- Et demain, y a la marche blanche organisée par ses parents et avec tout un tas de personnels soignants. Les gens vont défiler en hommage à Antonin Watten, victime exemplaire des crimes impunis commis contre le personnel médical.

- Ses parents n’ont pas divorcé, alors.

- J’en sais rien. Ils sont ensemble sur les photos. Je crois que dans ces familles, les gens ne divorcent pas.

- Tu vas défiler, toi ? Tu vas aller dans la rue pour rendre un dernier hommage à ce type ?

- Non. J’ai envoyé paître les deux syndicalistes à la con qui voulait m’embrigader là-dedans. Pour eux, c’est l’occasion de faire passer des messages sur la précarité du service de santé, le manque de sécurité, la hausse des incivilités, le manque de reconnaissance, et la revalorisation des salaires. Il faut utiliser l’appareil médiatique autour de cette triste histoire pour faire entendre nos voix.

- Sérieux ? Vous en êtes vraiment rendus là ?

- J’exagère à peine. Sauf que ce crime n’est pas lié à nos conditions de travail.

- Ouais, ça brouille un peu le truc. La personnalité de Watten était trop clivante pour que vous y mêliez vos revendications. Bref, tout ça ne nous dit pas qui a pu faire le coup. Tu en penses quoi ?

- Dans 90 % des affaires criminelles, c’est toujours l’amant ou la maîtresse. Les couples à trois finissent mal en général.

- Tu crois que la petite Justine avait un amant alors ? Un amant invisible !

- Ce sont les stats qui parlent.

- Bah, ça semble plus être un mari jaloux. Au vu de sa réputation. La police va ratisser large dans cette direction.

- C’est ce que t’a raconté le journaleux ?

- Ouais, pour lui, c’est la piste la plus probable. La police doit juste vérifier quelques éléments factuels du côté de la femme, mais je pense que si elle était battue, ils le sauront, ils comprendront pourquoi elle était à l’hôpital et n’a retrouvé le corps de son époux qu’en rentrant dans l’après-midi, et ils excluront cette voie.

- Ben je leur souhaite bien du courage pour chercher le mari jaloux. C’est un peu con que les caméras de surveillance n’aient pas fonctionné dans le parking. Ça aurait réglé l’affaire direct.

- Pour sûr. Mais à mon avis, on saura bientôt qui a fait le coup. Et tu sais quoi ? Je crois que j’ai besoin de savoir qui c’est. Pour en finir avec cette histoire, avec les Watten, avec tout ça. Peu importe qui est le tueur, quelque part, il m’a soulagé d’un poids. Oui, au fond, je me sens comme libéré de cette emprise.

- Tu disais que tu l’avais oublié avec le temps.

- Oublié, mais il était toujours là. Malgré tout. Tu vois ce que je veux dire.

- Ouais, comme quand tu ranges tes vieux Playboys dans un carton dans la cave. Tu les as oubliés, mais tu sais qu’ils sont encore quelque part.

- Ha ha, je sais pas si je peux accepter cette comparaison mais y a cette même part de gêne on va dire !

- Ben, voyons le bon côté des choses alors : ta Némésis est morte, tu vas te marier et tu vas être papa. Si c’est pas une grande année, ça !

- Oui, tu as raison. Tu prends un autre café pour fêter ça ?

- Non, je dois vraiment dormir. Je vais rentrer. Mais on peut se retrouver la semaine prochaine si tu veux. Après, il va falloir que je m’occupe de mon déménagement plus sérieusement. Le temps passe, mec. »

Ils aspirent la toute dernière goutte de café. Chris laisse trois pièces de deux euros dans la petite sous-tasse où la facturette se gondole. Ils s’emmitouflent dans leurs manteaux, écharpes et bonnets puis sortent dans le froid de cette fin de mois de février.

                                                                                                                     **

Dernière bière

Bientôt le printemps, pense la nature, qui bourgeonne déjà par endroit. Mars est là, temps clair, il n’a pas plu depuis dix jours et le soleil s’étend de tout son long sur la journée. Les gens ont toujours leurs cache-nez mais c’est plus par habitude. Ce samedi après-midi, la rue de Béthune est noire de monde. Géry flâne. Il s’est pris une gaufre de Liège au chocolat. Il descend tranquillement jusqu’au Paon d’or. Chris le retrouve là, en terrasse. Il fait bon sous la grande tonnelle.

« Cela faisait un moment qu’on ne s’était pas vu, dis donc !

- Désolé, j’ai dû enchaîner pas mal de gardes ces dernières semaines. J’ai une collègue qui a eu des problèmes de santé et comme on est en sous-effectif, bref, j’étais au bord du burn out, là. Il est grand temps que je parte.

- Tu crois que tu auras un aussi beau soleil que celui là, à Toulon ?

- Ha ha, ouais, je crois bien ! »

Ils savent que c’est une des dernières fois qu’ils se voient à Lille. Peut-être la dernière avant le déménagement de Géry.

« Quelles sont les nouvelles, alors ? Jeanne va bien ?

- Grossesse super cool pour le moment. Le mariage est calé fin juin. T’as reçu l’invitation ?

- Oui, oui, j’ai reçu le carton la semaine dernière je pense.

- Nickel. Tout se goupille bien. Tu seras là, tu me le jures, hein ?

- Je suis ton témoin, bien sûr que je serai là. J’ai appelé le CHU pour leur dire que je serai de mariage le dernier week-end de juin, qu’ils me collent pas une garde. C’est bon, c’est carré de leur côté.

- Merci, Géry. »

Un serveur qui se la joue trop sympa avec une coupe de cheveux digne d’un footballeur arrive à leur table. Deux picons. Avec des cacahuètes.

« Sinon, tu as vu où en était l’affaire Watten ?

- Ah désolé, non, comme je te le disais, j’étais sous l’eau ces dernières semaines, je n’ai pas tout suivi.

- La veuve a été suspectée finalement.

- Ah bon ?

- La police a fait le lien avec ce que tu m’avais dit, le fait qu’elle se faisait taper dessus. Je sais pas qui a sorti l’info mais en tout cas, le secret médical en a pris un coup. Ils ont pensé qu’elle avait commandité le meurtre. Tu aurais dû entendre le père Watten dans les médias ! Il était fou de rage que sa belle-fille ait pu tuer son fils. Il a menacé de prendre un fusil et de se faire vengeance lui-même. Ah, ça, Antonin avait de qui tenir.

- Il l’a menacée ?

- Juste des mots, heureusement. D’autant qu’il n’a pas pu être prouvé qu’elle était à l’origine du meurtre de son mari. En plus, à l’hôpital, elle était arrivée sans son portable, donc même si elle avait voulu se venger sur le coup, ben elle aurait pas pu. Et puis, appeler qui ? Elle a bien un frère, mais il a un alibi en béton, puisqu’il est océanographe à Hyères. Il s’appelle François Costa, il intervient parfois au sujet de la pollution plastique de la mer.

- OK. François Costa, ça me parle. Et le père s’est calmé ?

- Faut croire. En tout cas, il ne s’est pas excusé. La pauvre n’ira certainement pas fêté Noël dans sa belle-famille. Cette Justine s’est montrée pourtant très digne, très classe dans ses rares déclarations. Très belle femme, très intelligente...

- Ouais mais femme d’une brute !

- C’est pas la première dans ce cas.

- Non, c’est vrai. Bref. Et l’autre piste ? Le mari jaloux?

- Ils le cherchent encore. L’affaire s’essouffle, ça fait plus d’un mois maintenant et aucune piste tangible n’est apparue. Aucun suspect. Que dalle.

- Ha ha, Charles Lemonier n’a pas débusqué de piste ?

- Bah, c’est qu’un charlot ce type… Il a fait un papier sur moi. C’était du grand n’importe quoi. Tellement tiré par les cheveux que la police ne m’a même pas appelé pour vérifier le fondement de l’article. Ça sentait trop le fake et le sensationnalisme. J’aurais quand même pas dû le laisser écrire ce truc.

- Du coup, l’enquête en reste là ?

- Je crois bien. Aux dernières nouvelles, Justine Wattel va vendre ses parts dans la clinique et retrouver son frère. Les parents Watten ont contacté un détective privé pour reprendre toute l’affaire. Mais y a rien. Tout ce qu’il va soulever c’est la merde qu’a laissé Antonin. Je lui souhaite bien du bonheur à remuer tout ça et à la donner aux parents Watten.

- T’es pas trop déçu ?

- Déçu qu’on n’ait pas retrouvé le meurtrier ? En fait, ça maintient cette zone d’ombre un peu désagréable dans un coin de ma tête, mais je peux vivre avec. Au fond, je suis un peu un survivant, le seul, de la famille. Kevin, Antonin et moi. Il ne reste que le petit Chris. C’est étonnant, pas vrai ? Au départ, j’aurais pas misé trop sur ma gueule. La vie est bizarrement fichue. J’ai fait les bons choix, saisi les bonnes opportunités, je suppose. Et j’ai eu des bons amis !

- Oui, c’est sans doute ça ! Sans blague, ça joue vachement.»

Le serveur apporte les deux picons sur le même ton enthousiaste que tout à l’heure. Il est en pilote automatique. Sans doute a-t-il servi vingt hectolitres de picons aujourd’hui. Géry paye sa tournée.

« Dans quelques temps, j’aurais quitté cette région. Je m’arrache vraiment du Nord, tu sais.

- Oh mais tu y reviendras. Regarde-moi, je suis parti dix ans. Et me revoilà.

- Tu as raison, nul ne sait de quoi l’avenir est fait.

- T’es bien courageux de te barrer si loin, comme ça. J’espère que tu vas pas galérer tout seul, dans cette terre hostile du sud !

- Ne t’inquiète pas, je ne serai pas seul.

- Ha ha, cachottier ! Tu as bien raison alors ! »

Chris et Géry trinquent bruyamment. Très vite, ils commandent une pinte de Triple Karmeliet, parce qu’il ne faut pas partir comme ça, dieu sait quant on se reverra.

« Bon, eh bien, mon frère, faudra que tu me donnes ton adresse à Toulon ! Et crois-moi, je viendrai te voir !

- J’espère bien !»

Et Géry note son adresse au dos de la facturette et la file à Chris qui la glisse à l’intérieur de son manteau. Ils ont trop bu, les neurones fonctionnent au ralenti. Le crépuscule les cueille au sortir du Paon d’or. Géry tapote l’épaule de son ami, ils s’embrassent une dernière fois et il lui dit « Bientôt, t’auras plus de zone grise dans le coin de ton cerveau ! » Chris regarde le grand corps de Géry partir en direction de la place de la République.

Chris sort la facturette de sa poche, pris d’un doute. « Ecris-moi chez François Costa, 12 rue des Plages, à Hyères. »

Ouais, il a un putain de bon ami, pense-t-il en serrant les poings.

                                                                                                             ***

 

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Bernard Ducosson
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