En mars, quand s’achève l’hiver,
Que la campagne renaissante
Ressemble à la convalescente
Dont le premier sourire est cher ;
.
Quand l’azur, tout frileux encore,
Est de neige éparse mêlé,
Et que midi, frais et voilé,
Revêt une blancheur d’aurore ;
.
Quand l’air doux dissout la torpeur
Des eaux qui se changeaient en marbres ;
Quand la feuille aux pointes des arbres
Suspend une verte vapeur ;
.
Et quand la femme est deux fois belle,
Belle de la candeur du jour,
Et du réveil de notre amour
Où sa pudeur se renouvelle,
.
Oh ! Ne devrais-je pas saisir
Dans leur vol ces rares journées
Qui sont les matins des années
Et la jeunesse du désir ?
.
Mais je les goûte avec tristesse ;
Tel un hibou, quand l’aube luit,
Roulant ses grands yeux pleins de nuit,
Craint la lumière qui les blesse,
.
Tel, sortant du deuil hivernal,
J’ouvre de grands yeux encore ivres
Du songe obscur et vain des livres,
Et la nature me fait mal.
de René-François Sully Prudhomme, (Les solitudes) - 1869
Retrouvez "Le masque brisé" du même auteur, son poème le plus abouti.
Le premier de chaque mois un texte "méconnu ou oublié" déniché par Bernard DUCOSSON