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« L’Europe sans rivages » et la circulation mondiale des idées (éditorial Lettre de l'OEP N°94)

« L’Europe sans rivages » et la circulation mondiale des idées (éditorial Lettre de l'OEP N°94)

Published Jan 9, 2023 Updated Jan 14, 2023 Culture
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« L’Europe sans rivages » et la circulation mondiale des idées (éditorial Lettre de l'OEP N°94)

Nous avons dans de précédents éditoriaux défendu le point de vue que les idées et les langues traversent les frontières politiques, non que les frontières politiques ne jouent pas de rôle, mais parce que les frontières n’ont jamais été étanches et que le pouvoir politique est un acteur important mais parmi d’autres.

Nous avons emprunté l’expression au titre d’un célèbre ouvrage publié en 1954 de l’économiste, historien et philosophe François Perroux (1903-1987) 1. La réflexion sur l’Europe, de cet héritier de Joseph Schumpeter (1883-1950), malgré l’évolution du contexte historique, reste parfaitement actuelle et se révèle prémonitoire à plus d’un titre.

On lui doit entre autres de mieux comprendre les influences asymétriques et irréversibles que les groupes humains, notamment les nations, exercent les uns sur les autres et d’avoir renouvelé les approches sur les espaces économiques, à distinguer des espaces géographiques et des espaces politiquement organisés. Il a particulièrement développé les concepts de « pôles de croissance » et des « pôles de développement » que Michaël Porter, célèbre professeur à Harvard, réinventera quarante ans plus tard sous le vocable de « cluster », mot passe-partout pour dire amas, paquet, ou agglomérat, etc. lequel a refait surface pendant la pandémie pour remplacer l’expression « foyer de contamination ».

Comme nous nous intéressons plus particulièrement aux phénomènes culturels et linguistiques, nous aurons recours plutôt au mot « foyer ». En effet, le foyer qui est dérivé de « feu » bénéficie d’une puissance symbolique trans-civilisationnelle infiniment supérieure à « cluster » qui nous ramène, s’il on en croit la dernière version du Dictionnaire historique de la langue française, au vieux français « cloître ». Mais la version 2016 du même DHLF fait remonter le terme au vieil anglais (avant 800) qui semble venir d'un °klutto (anglais moderne clot), du radical indo-européen °glod, °gloud, avec l'idée de masse agglomérée. Cloître et cluster auraient ainsi la même racine indo-européenne. Quoi qu’il en soit, le rapprochement avec cloître est séduisant et très certainement exact, mais rien qui justifie cependant l'élimination de mots français comme "foyer", "centre", "pôle", « conglomérat », "agglomération", "concentration", etc, qui ont toute leur légitimité. D'autant que le recours au mot « cluster » est l'expression de la double action normalisante des milieux scientifiques et des autorités de Bruxelles qui ont imposé le terme aux traducteurs dans les années 2000 dans le sens de « pôle de compétitivité ».

Donc, nous recourrons à la notion de « foyer » avec l’idée que dans le « feu » il y a son intensité, sa propagation et sa vitesse de propagation, potentiels dont le pauvre « cluster » est fort dépourvu.

Peut-être que le mot convient dans un certain nombre d’emplois techniques, mais sur le plan culturel, la notion de « foyer » peut nous donner la clé de nombreux phénomènes de circulation des savoirs et des idées auxquels nous allons consacrer la suite de cet article.

Le français, une langue non territorialisée et non ethnique

Une théorie qui circule encore aujourd’hui en forme de rengaine ou de dogme voudrait que le français tienne son origine du francien, que l’on suppose avoir été la langue parlée à Paris et dans les terres qui l’entourent, langue qui aurait été sélectionnée par le roi de France puis étendue à la France entière au gré de ses conquêtes aux dépens des langues régionales.

Comme les erreurs grossières ont parfois une part de vérité, cette idée complétée d’une boutade attribuée au sociolinguiste Max Weinreich « une langue est un dialecte avec une armée et une marine » 2, fait aujourd’hui florès et rejaillit sous des formes inattendues.

Ainsi pour requalifier la politique prônée par l’abbé Grégoire dans son célèbre rapport de 1794 à la Convention nationale, « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française », Michel Feltin-Palas, en amoureux de la langue française et des langues régionales, et dont nous publions souvent les chroniques, lâche cette formule : « Une politique qui porte un nom : « ethnocide », soit la destruction de la culture d’un groupe ethnique par un autre groupe ethnique, plus puissant. » 3

Pardonnons à Michel Feltin-Palas cette concession à l’esprit du temps où les excès de langage sont pain quotidien. Mais un tel raccourci pose un sérieux problème de définition.

Déjà, on pourrait demander aux habitants des ex-régions de Picardie ou du Languedoc-Roussillon s’ils ont le sentiment de constituer un groupe « ethnique ». S’agissant de la seconde occurrence, le groupe ethnique en question est-il constitué des habitants de Paris et des territoires qui l’entourent ou de l’ensemble des personnes qui parlaient ou écrivaient le français au 13e siècle. La question est importante car à cette époque autant qu’aujourd’hui, l’extension de la langue française ne coïncidait pas du tout avec les territoires inclus dans le Royaume de France. La Nouvelle Histoire de la langue française publiée en 1999 sous la direction de Jacques Chaurand, en donne la cartographie dans un chapitre intitulé « L’extension géographique du français et les frontières de la France » 4, ce qui permet de vérifier qu’il n’y a pas coïncidence, loin s’en faut, entre le rayonnement d’une langue et les frontières politiques, ce qui ne veut pas dire que ces variables soient indépendantes l’une de l’autre, mais elles ont leurs propres lois de développement. Et ce phénomène ne cessera jamais de s’étendre.

Il faut savoir aussi qu’à cette époque et jusqu’au 19e siècle, le français pouvait, selon les régions, ne pas être parlé par les couches inférieures de la société. Néanmoins le développement extrêmement rapide des documents juridiques et administratifs en français souvent mâtinés de traits locaux au cours du 13e siècle dans des territoires dans et hors du royaume de France, et jusque dans des terres lointaines, montre que sa diffusion était loin d’être marginale en tant que langue écrite, au demeurant encore peu standardisée.

Le français ne se confond donc pas avec la langue de Paris, et cette nouvelle koinè, comme le grec dans l’Antiquité, est avant tout une langue non territorialisée et non ethnique. La question restant de savoir quels ont été les foyers à l’origine de la diffusion du français 5. Nous renvoyons à une abondante littérature sur le sujet qui n’est pas unanime, mais dont aucun aspect ne confirme la baliverne qui traîne dans l’esprit de beaucoup de Français.

Quant à l’abbé Grégoire, c’est vraiment un autre sujet. Il aurait pu vouloir promouvoir, c’était apparemment son ambition, les Lumières dans le peuple français et l’ascension sociale des citoyens par le français, langue commune, et non un monolinguisme radical, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Le traiter quasiment de « génocidaire » rejoint les extrémismes idéologiques et langagiers qui fleurissent de toutes parts et sont une vraie nuisance pour nos sociétés.

Al-Andalus

Les Assises européennes du plurilinguisme que l’OEP a organisées à Cadix en collaboration avec l’université de Cadix sur le thème du « plurilinguisme entre diversité et universalité », ont eu lieu dans une région d’Europe que nous tenons pour une source exceptionnelle d’enseignements pour la période que nous vivons.

L’Andalousie a été une zone de tension entre religions, entre l’Islam et la Chrétienté, mais pas seulement. Elle a été zone de tension intellectuelle entre théologie et philosophie, entre religieux traditionalistes et religieux philosophes voulant concilier science et religion, au cours de débats qui ont eu leur pendant au 13e siècle dans la Chrétienté. Mais il y a plus. L’Andalousie avec pour capitale Cordoue du 10e siècle au 13e siècle a été un lieu d’échange tout à fait considérable entre l’Orient et l’Occident islamique, c’est-à-dire andalou, puis entre l’Occident islamique et la Chrétienté.

Alexandrie

Du 3e siècle avant J-C jusqu’au 5e siècle, c’est-à-dire pendant près de mille ans, Alexandrie, prenant la suite d’Athènes a été le pôle intellectuel majeur de l’espace méditerranéen. Elle a occupé le centre d’un vaste réseau de cités, parmi lesquelles Athènes, Pergame, Rhodes, Antioche et Éphèse auxquelles s’ajoutèrent plus tard Rome et Constantinople. Livres et érudits se déplaçaient facilement entre elles dans le florissant marché des idées 6. La bibliothèque et le musée, ont été plus que le symbole de ce rayonnement, sa pure concrétisation comme centre de conservation et foyer de création, sur une idée supposée d’Aristote. On estime grossièrement à plus de 800 000 manuscrits les œuvres déposées et réunies à la bibliothèque par une grande politique d’acquisition. Euclide (3e siècle av. J.-C.), Ptolémée (1er siècle ap. J.-C.) et Galien (2e siècle) en ont été résidents.

La période la plus brillante, est l’époque hellénique. Après la conquête romaine, la bibliothèque continue de rayonner, mais rentre dans une lente décadence avec la christianisation, le schisme et la chute de l’Empire romain d’Occident. Aux 5e et 6e siècles, la production de livres avait considérablement décliné, les bibliothèques et les écoles publiques s’étaient raréfiées. Ce qu’il restait des élites romaines ne parlait plus le grec et la traduction du grec vers le latin était devenue inexistante. Les philosophes étaient mal vus y compris à Constantinople, capitale de l’empire romain d’Orient. Événement significatif, en 529, l’empereur Justinien ferma l’Académie d’Athènes, centre de la philosophie néoplatonicienne et de la résistance païenne. Les philosophes se réfugièrent en Perse, emportant avec eux leurs livres et leurs enseignements 7. Pour l’Église l’enjeu était et restera, soit de détruire soit d’absorber la philosophie, la science et la littérature du monde antique. L’érudition n’avait pas pour autant disparu mais avait trouvé refuge dans des monastères où des moines ambitionnaient de concilier le salut des âmes et les progrès de l’esprit des hommes.

En Occident même, la disparition des structures politiques et administratives de l’empire est vue comme une des causes d’un appauvrissement généralisé , se traduisant par le déclin des villes et le repliement sur les campagnes, aggravé par les épidémies et par la diminution de la population.

La transmission et la circulation des idées non religieuses étaient rentrées dans une sorte de glaciation.

L’empire musulman

L’éclaircie vint de Mésopotamie, de l’héritage d’Alexandre, de Perse et des conquêtes arabes aux 7e et 8e siècles. Constitué en un siècle, le nouvel empire musulman s’étendait d’Afrique du Nord jusqu’à l’Himalaya sur plus de 12 millions de km 2, soit plus que l’empire romain à son apogée. En fait il recouvrait en grande partie l’empire d’Alexandre Legrand. Comme le souligne Violet Moller, c’était la première fois depuis mille ans que « les pays autrefois unis par Alexandre Legrand étaient à nouveau gouvernés par un même souverain ».

Comme les peuples barbares qui avaient déferlé sur l’empire romain, les Arabes n’étaient pas assez nombreux pour contrôler des peuples qu’ils avaient soumis, dont la civilisation était plus avancée et plus brillante que la leur, encore jeune et issue du désert. Ils n’avaient d’autre solution que de se retirer ou de se maintenir en composant avec les populations et les pouvoirs en place.

Et c’est l’intelligence exceptionnelle des premiers califes, omeyyades d’abord, puis, à partir de 750, abbassides, personnages aussi brutaux que visionnaires et éblouis par les cultures des peuples environnants, d’avoir su en quelques décennies marier commerce, richesse extrême, développement intellectuel et développement tout court. L’entreprise a eu son foyer fédérateur dans l’immense projet urbain de Bagdad qui, de petit village au confluent du Tigre et l’Euphrate, est devenu en quelques décennies une immense métropole, au carrefour de voies commerciales entre l’Orient et l’Occident, et qui pour se développer avait besoin de la science et de la technologie. Impossible de rentrer dans plus de détails, mais il convient de signaler quelques faits importants au plan linguistique.

- « Au VIIIe siècle, l’arabe s’uniformisa à partir d’un assemblage informe de traditions orales et donna naissance à une langue écrite officielle » 8.

- « Un immense programme de traduction se mit alors en place à partir du persan ou pahlavi (forme écrite du moyen persan) »

- Une nouvelle vague de traduction commença vers la fin du VIIIe siècle quand un proche conseiller du Calife, lui-même possédant le grec, commanda la traduction des Éléments d’Euclide. Le mouvement de traduction fut amplifié grâce au soutien de chrétiens nestoriens, nombreux sur le territoire de l’empire après avoir fui les persécutions des autorités byzantines.

- Les califes n’ont pas hésité à solliciter l’empereur byzantin pour lui demander de leur envoyer des textes scientifiques en vue de les traduire en arabe.

- Bagdad était devenu un foyer de culture intense qui attirait des savants du monde entier dans de nombreuses langues.

- En 771 fut introduit un ouvrage d’astronomie hindou intitulé le Brähmasphutasiddhänta du mathématicien Brahmagupta. C’est par la traduction de cet ouvrage que fut découvert à Bagdad le concept de la « notation positionnelle », base de notre numération décimale moderne, dont les fondements remontent à l’empire babylonien et qui mit encore 6 siècles pour s’imposer en Europe.

- A la fin du VIIIe siècle une autre innovation majeure a transformé à jamais l’univers des livres : l’arrivée du papier. « En 751, les Arabes avaient écrasé les Chinois au cours de la bataille de Talas, dans l’actuelle Kirghizistan, dans les profondeurs de l’Asie centrale. Deux des prisonniers ramenés à Samarcande révélèrent le secret de la production du papier à partir de chanvre et d’autres plantes ligneuses. Le premier moulin à papier du monde arabe fut construit à Samarcande et cette innovation se répandit ensuite progressivement le long des routes de la soie pour atteindre Bagdad en 793 » 9.

- Les califes savaient s’entourer de brillants savants et ingénieurs de toutes origines, pourvu qu’ils soient imaginatifs et entreprenants. Parmi ceux-là, les frères Banû Mûsâ, ont non seulement joué un rôle important dans la conduite des grands aménagements de Bagdad, mais ils ont aussi donné une impulsion décisive aux activités de traduction. Un des plus brillants traducteurs employés par les Banû Mûsâ, un jeune chrétien nestorien, du nom de Hunayn « révolutionna le processus de traduction : au lieu de se contenter de traduire mot à mot, il exploita sa connaissance approfondie du syriaque, du grec et de l’arabe pour rendre le sens exact de chaque phrase » 10. « L’autre grande innovation de Hunayn consista à rassembler le plus de versions possibles d’un même ouvrage (souvent dans différentes langues) et à les collationner pour produire une édition faisant autorité » 11.

L’empire abbasside entra en décadence au XIIe siècle et sa gloire prit fin avec l’invasion des Mongols qui détruisirent Bagdad en 1258.

Cordoue

Notre analyse du rayonnement de la ville de Cordoue du IXe au XIIIe siècle sera plus rapide, car avec l’émirat de Cordoue, fondé par le seul survivant de la dynastie omeyyade de Damas, balayée par les Abbassides en 750, la ville, beaucoup plus ancienne, va présenter beaucoup de points communs avec Bagdad, sa seule et unique rivale sur le plan culturel.

Deux points doivent être particulièrement soulignés.

La conquête de l’Afrique du Nord et du sud de l’Espagne par des tribus arabes et berbères s’est révélée beaucoup plus difficile qu’au Proche Orient. Néanmoins, les Arabes vainquirent rapidement le royaume wisigoth en raison de plusieurs facteurs favorables. Le royaume wisigoth était affaibli démographiquement par les épidémies, la sécheresse et les famines, politiquement par les divisions du royaume et les rébellions de la noblesse, socialement par les persécutions religieuses et particulièrement des juifs. Les conquérants ont donc pu bénéficier des divisions et luttes intestines et ont parfois été accueillis en libérateur. Violet Moller décrit la société du royaume wisigoth en des termes peu favorables à la culture et à la prospérité : « la réussite de cette société de guerriers dépendait de victoires régulières et donc de batailles propres à leur assurer butin et terres. Leur autorité sur les Ibères était celle d’une élite proportionnellement réduite qui, à la différence des Romains, ne s’assimila jamais vraiment et ne créa pas de nouvelle société. Des luttes intestines incessantes et une attitude de plus en plus oppressive à l’égard de leurs sujets (plus particulièrement envers l’importante communauté juive d’Ibérie) furent à l’origine d’une stagnation dans presque tous les domaines » 12. Rien donc à voir avec la conquête musulmane qui s’est accompagnée d’une relative tolérance religieuse et globalement, sur une durée de cinq siècles, d’une grande ouverture culturelle.

A cet égard, deuxième caractéristique, Cordoue s’est moins développée au plan culturel par la traduction que par le transfert depuis le Proche-Orient des œuvres de l’Antiquité déjà traduites vers l’arabe. Néanmoins, avant qu’elle ne soit partiellement détruite et ses ouvrages dispersés en 971, dans une vague d’intolérance religieuse, la bibliothèque de Cordoue comprenait, selon les témoignages autour de 400 000 ouvrages et Cordoue était la plus grande ville d’Occident et le restera jusqu’au milieu du XIIe siècle. C’était un foyer intellectuel de tout premier plan. Les savants, médecins et philosophes Maïmonide et Averroès (Ibn Rushd) natifs de Cordoue y exercèrent jusqu’à ce qu’ils soient eux-mêmes victimes des persécutions et de l’exil.

Tolède

A partir du milieu du XIIe siècle, après le durcissement islamiste sous la dynastie des almohades puis la chute de Cordoue en 1236 face à la Reconquista catholique et le repliement de l’émirat sur Grenade, le centre intellectuel se déporta vers Tolède. Retourné dans le giron chrétien en 1085, Tolède avait déjà accueilli beaucoup de réfugiés de Cordoue du fait des persécutions almohades .

La chute de Cordoue en 1236 et la destruction de Bagdad en 1258, événement quasi simultanés, marquent du point de vue de l’histoire de la pensée, la fin de la philosophie arabo-islamique d’Occident, laissant la place dans les siècles qui suivent à des courants dominés par le mysticisme 13.

A Tolède s’effectuera la majorité des traductions des œuvres de l’Antiquité de l’arabe vers le latin, ce qui fera de Tolède le principal centre de transmission des connaissances scientifiques du monde musulman au monde chrétien.

On remarquera que sur les territoires reconquis par la chrétienté « ne poussera aucune pensée qui puisse s’inscrire dans une histoire de la philosophie en Islam » 14. Mais il faut signaler la présence à Tolède d’un nouveau clergé constitué de moines bénédictins en provenance de l’abbaye de Cluny en Bourgogne. « Une ligne de communication et de voyage très fréquentée, souligne Violet Moller, s’ouvrit entre Tolède et la France, et plus particulièrement avec les écoles épiscopales de Paris et de Chartres » 15.

Dans ce vaste mouvement qui s’amorce, un personnage joue un rôle central en la personne de Gérard de Crémone qui traversa l’Italie et le sud de la France pour rejoindre Tolède à la recherche de l’Almageste de Ptolémée (100-168 ap. J.-C. à Canope, Basse-Egypte). Mais il trouva aussi Les Éléments d’Euclide et de très nombreux ouvrages scientifiques. Dans ce vaste mouvement de traductions qui s’étala sur les XIIe et XIIIe siècles, beaucoup d’ouvrages furent envoyés vers la France dans les monastères et écoles épiscopales pour être étudiés et recopiés, puis être diffusés à travers le vaste réseau bénédictin 16. Après Chartres, ce sont Paris, mais aussi Venise, qui pour des raisons différentes vont devenir les foyers principaux de la vie intellectuelle européenne.

Paris

Paris d’abord, parce que les XIe et XIIe siècles connaissent une forte croissance démographique, économique et urbaine. A la charnière, dans l’enceinte de Philippe Auguste construite entre 1189 et 1215, Paris compte 50 000 habitants. Un siècle plus tard on estime la population parisienne autour de 200 000.

La pensée chrétienne s’est transférée des monastères dans les villes autour des écoles épiscopales ou cathédrales.

Les débats se polarisent entre vérités religieuses et vérités païennes, entre foi et raison, entre philosophie et révélation, ce qui n’est pas sans similitude avec ceux qui ont animé la vie intellectuelle à Cordoue un siècle plus tôt. Ils se clôtureront pour un temps par la canonisation par l’Église de Thomas d’Aquin (1226-1274), nourri lui-même, à la fois de culture chrétienne et de culture classique, l’institutionnalisation d’Aristote et l’adoption du thomisme comme doctrine officielle de l’Église en 1323 17.

Venise et Florence

Mais Venise mérite une attention particulière avec au cœur de l’action Pétrarque (1304-1374) qui y séjourna de 1362 à 1367. Le grand dessein qui occupa toute sa vie, était de « retrouver le très riche enseignement des auteurs classiques dans toutes les disciplines et, à partir de cette somme de connaissances le plus souvent dispersées et oubliées, de relancer et de poursuivre la recherche que ces auteurs avaient engagée» 18. Pétrarque avait constitué au cours de ses voyages et rencontres un « réseau culturel », qui couvrait l'Europe et se prolongeait même en Orient. Pétrarque demanda à ses relations et amis qui partageaient le même idéal humaniste que lui de l'aider à retrouver dans leur pays, leur provinces, les textes latins des anciens que pouvaient posséder les bibliothèques des abbayes, des particuliers ou des villes » 19. Venise, qui totalisait autour de 120 000 habitants en 1300 était aussi une terre d’accueil pour marchands, intellectuels et aventuriers, avec une communauté grecque importante. Pétrarque y suscita des vocations, notamment celle Coluccio Salutati, qui, devenu chancelier de Florence, selon Violet Moller, « fit de Florence, le cœur de la vie intellectuelle de l’Italie au XIVe siècle et le plus grand marché de textes classiques ». En 1396, il invita le diplomate byzantin Manuel Chrysoloras à venir y enseigner le grec. « Les élèves de Chrysoloras furent des traducteurs prolifiques qui mobilisèrent leurs compétences linguistiques récemment acquises pour proposer de nouvelles éditions révisées de textes classiques, traduits directement à partir de l’original grec » 20. Cette période s’est avérée particulièrement féconde et a été marquée par des découvertes importantes, notamment celle des Lettres de Cicéron à ses amis Epistulae ad familiares, et celle du manuscrit du De rerum natura de Lucrèce (99-55 av. J.-C.). Mais l’événement le plus considérable géopolitiquement et culturellement a été la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Cette chute de l’Empire byzantin a provoqué l’une des dispersions de manuscrits les plus importantes de l’histoire. « Des milliers de textes restés jusque-là à l’abri dans les antiques bibliothèques de la ville de la Corne d’Or furent sortis de leurs étagères et emballés dans des caisses de bois, puis transportés laborieusement en charrette jusqu’au port et chargés sur des navires qui conduisirent leurs propriétaires en exil en Europe. Des érudits humanistes les attendaient à leur arrivée en Italie, plume à la main, prêts à les copier, à les traduire et à les corriger pour produire les meilleures et les plus exactes versions » 21.

Les « renaissances » italiennes et françaises n’étaient pas loin.

L’histoire s’arrête provisoirement là.

Partout où nous sommes passés, nous avons vu des populations plurilingues. Les foyers de culture ont toujours été en ville, parce que c’est en ville que se crée l’échange, mais les érudits ont toujours circulé de ville en ville. Le voyage et la rencontre reste un attribut essentiel de l’érudit, du savant, du penseur, de l’homme éclairé tout simplement. Ce n’est pas la mobilité qui est créatrice, mais le réseau. Le réseau n’a pas attendu internet pour exister. Nous avons vu aussi les effets de l’intolérance, des dogmatismes, des identitarismes avant l’heure, et des persécutions. Généralement les sociétés quand elles sont affectées de ces maux se replient sur elles-mêmes et entrent en décadence, et les renouveaux viennent de l’extérieur.

Comprendre son temps est le premier de tous les impératifs.


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1 L’Europe sans rivages, François Perroux, PUF, 1954

2 Une langue est un dialecte avec une armée et une marine - A language is a dialect with an army and navy

3 Chronique dans lexpress.fr de Michel Feltin-Palas « L'abbé Grégoire a-t-il sa place au Panthéon ? » du 29 novembre 2022

4 Nouvelle histoire de la langue française, dir. Jacques Chaurand, Seuil, 1999, p.98-102

5 Par exemple, outre la référence précédente, Anthony Lodge, « « Francien » et « français de Paris » », Linx [En ligne], 12 | 2002, mis en ligne le 10 octobre 2012. URL : http://journals.openedition.org/linx/1296 ; DOI : 10.4000/linx.1296

6 Les sept cités du savoir, comment les plus grands manuscrits de l’Antiquité ont voyagé jusqu’à nous, Violet Moller, Payot, 2020, traduit de l’anglais par Odile Demange, p.47

7 Ibid. p. 32

8 Ibid. p. 86

9 Ibid. p. 84

10 Ibid. p. 101

11 Ibid. p.  102

12 Ibid. p. 114-115

13 Histoire mondiale de la philosophie, une histoire comparée des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations, Vincent Citot, PUF, 2022, p. 150

14 Ibid. Les sept cités du savoir, p. 149

15 Ibid. p. 154-155

16 Ibid. p. 169

17 Histoire mondiale de la philosophie, ibid. p. 172

18 https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9trarque

19 Ibid.

20 Ibid. Les sept cités du savoir, p. 247

21 Ibid. p 251

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