Juillet - 4
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Juillet - 4
Isidore pâlit. Il sua à grosses gouttes et regarda Hicham Hakim. C’était la deuxième moitié de la photo du Trocadéro. Les deux morceaux s’imbriquaient parfaitement et recomposaient l’image d’origine, vingt ans plus tard.
« Comment est-ce possible ? » bredouilla-t-il.
« Amal Tannoukhi était capable de tout..» souffla Hicham Hakim.
Il y eut un long silence. Les deux hommes avaient les yeux humides. Tous les deux avaient aimé la même femme dans des conditions et des lieux différents.
« Elle est morte il y a trois ans. Un 12 avril au matin. Une date idiote qui me rend profondément mélancolique.
- Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?
- Je ne vous connaissais pas, comment aurais-je fait? Et me voilà, aujourd’hui. J’aurais pu ne jamais vous rencontrer, monsieur Valois. »
Il dit ces mots avec un air énigmatique. Isidore ne savait que penser. Est-ce que cet Hicham Hakim agissait avec générosité en lui racontant tout cela ou bien était-ce par pure cruauté ? Et cette petite Rosa, rencontrée furtivement, qui était sa fille. Etait-ce bien le cas ? Il ne s’était pas reconnu dans ce visage d’enfant. Il n’avait pas cherché à se voir non plus. Il l’avait vue comme une adolescente normale, avec une indifférence polie. Mais, durant cette minute de présentation, un père et une fille se voyaient pour la première fois. Et sans doute aussi la dernière.
« Quel âge a Rosa ?
- Elle aura 19 ans le 29 août. »
L’esprit d’Isidore se brouilla. Il calcula l’âge et tenta de se souvenir de la date du départ d’Amal. Février 1998. Elle était enceinte de deux mois. Il n’avait rien vu et elle n’avait rien dit. Savait-elle qu’elle était enceinte en partant ? De toutes les questions qu’il aurait voulu lui poser, il n’avait jamais pensé à celle-ci. Hicham Hakim le tira de ses pensées.
« Je dois vous confier quelque chose. Oh, ce n’est du reste que broutilles, après tout ce que nous venons d’échanger. Mais les cartons d’archives que vous venez d’accepter ne sont bien entendu pas des vraies archives du temps du protectorat. Elles sont rédigées en français parce que même après le protectorat la justice était en français. C’est idiot, mais ce greffier qui m’a montré ces cartons ne parlait qu’arabe et un peu anglais, et sa haine des Français, pour des raisons obscures, l’a amené à vouloir rendre ces archives maudites. Comme je venais de découvrir, quelques jours plus tôt, votre nom dans l’enveloppe, et que je vous avais googlisé et savais donc que vous étiez encore aux archives du ministère de la justice, j’ai trouvé le prétexte assez bon pour vous approcher en toute discrétion. Et parce que vous m’avez paru être un honnête homme, je me suis permis de vous apprendre la vérité et de vous présenter ma fille. Il n’y a rien d’autre à savoir, monsieur Valois. »
Hicham Hakim se leva et alla payer au comptoir. Isidore était encore saisi. Tout cela l’avait chamboulé et il ne savait pas trop quoi répondre à cet homme qui parlait avec aplomb et naturel. Sans doute avait-il eu le temps de réfléchir à cette situation des dizaines de fois, alors qu’Isidore découvrait tout au fur et à mesure et se sentait trahi à la fois par Hakim et par la femme qu’il n’avait jamais cessé totalement d’aimer. Amal était morte et avec elle tout espoir de bonheur. Et avec elle, tout souvenir de bonheur. Quand Hicham Hakim revint, Isidore était encore assis. Les deux verres étaient à demi-plein. « Allons, vous allez rater votre avion, ressaisissez-vous ! »
Isidore tendit la main pour finir en quelques goulées son verre. Il regarda sa montre : il avait encore du temps. Il se leva et fit quelques pas à côté de Hicham Hakim.
« Tout de même, elle aurait pu répondre à une de mes lettres. Elle aurait pu me dire quelque chose. »
Hakim prit Isidore dans ses bras avec affection. « Je peux vous dire qu’elle n’a jamais aimé un autre homme que vous, monsieur Valois. Cela n’efface pas tout ce silence, je n’en doute pas. Mais elle vous a aimé jusqu’à la fin. Jusqu’à cette ultime lettre qu’elle a adressée à Rosa et que je ne lui donnerai pas. Ne m’en veuillez pas, Rosa n’a pas besoin de vous connaître. Elle est heureuse à Beyrouth, comme les jeunes filles de son âge, bien sûr. Elle étudie le droit à l’université. Ce n’est pas le moment de la perturber. »
Au carrefour, Isidore et Hicham devaient se séparer. « Je n’aurais pas pensé que vous aviez été si amoureux. Je n’avais pas imaginé que vous auriez gardé un si vif amour pour Amal, après toutes ces années. Pourquoi n’êtes-vous pas venu la rejoindre ? »
Isidore s’était posé mille fois la question. Pourquoi n’était-il pas parti la retrouver ? C’était compliqué. Il n’avait pas eu le courage d’aller seul dans ce pays, de le traverser et d’aller jusqu’à la maison d’Amal, en plein deuil, pour la récupérer elle, et la ramener à Paris. C’était peut-être romantique mais on ne voyait cela que dans les mélodrames hollywoodiens. Dans la réalité, les femmes qui partent et ne reviennent pas ne cherchent pas à être poursuivies par leur amant. Il y a toujours une autre raison. Elle échappait à Isidore et il n’avait pas eu la curiosité perverse de se rendre sur place pour la connaître. Il s’était dit qu’elle reviendrait, au moins chercher ses affaires. En vain. Combien de fois avait-il regardé sur Internet les photos d’Aley ? Il avait suivi les reportages sur la communauté druze, sur la guerre en Syrie, sur les voyages touristiques au Liban, sur les élections libanaises. Il avait googlisé son nom dès qu’il avait pu. Mais rien, rien de rien. Il n’était pas parti. Il avait soigneusement évité tout voyage dans cette partie du globe.
« Il n’était pas si évidemment de se rendre au Liban, à l’époque, pour un jeune Français qui n’avait pas quitté l’Europe. J’avais peur de la voir heureuse avec un autre. J’avais peur de la voir malheureuse et d’être impuissant. J’avais peur de la retrouver. Alors j’ai accepté de la laisser partir. Vous comprenez ce que je veux dire ? J’ai accepté qu’elle ne soit plus là. Mais quelque part, je n’ai pas pardonné à la vie ce mauvais tour. Pourtant, monsieur Hakim, vous devez me trouver bien résigné, je me trompe ? Mais j’ai haï toute votre communauté. J’ai voulu grimper dans vos montagnes pour l’enlever et la ramener à Paris. J’ai rêvé de brûler vos cèdres. J’ai prié pour que la guerre reprenne et qu’elle me revienne. Voilà ce que furent mes sentiments pendant les premières années. Ensuite, j’ai cessé d’y penser. Seul son souvenir comptait. Et maintenant, elle est hors de ma vie. Je l’avais oubliée jusqu’à ce que votre arrivée il y a un mois. Je l’avais effacée de ma mémoire depuis quelques années. Je n’en veux plus ni à Amal ni aux Druzes, ni à la vie. C’est fini. Et la savoir morte m’attriste, c’est vrai. Mais pour moi, elle était déjà morte. C’est un peu bête de dire cela, c’est la stricte vérité pourtant. Quant à Rosa, je ne la connais pas. Ce que je vous disais la dernière fois est tout à fait vrai : vous êtes son père et je n’ai aucun droit sur elle. Soyez sans crainte, je ne la réclamerai pas. »
Les deux hommes se faisaient face dans le tumulte du carrefour. Ils se serrèrent la main avec une émotion difficile à cerner.
« Bon voyage monsieur Valois.
- Bon retour monsieur Hakim. »
Isidore tourna les talons et fit quelques pas quand il entendit Hakim le héler. Il pensa immédiatement à son passeport, peut-être l’avait-il fait tomber ? Il mit la main dans sa poche intérieure de veste et tâta avec soulagement le bord cartonné du document qui lui permettrait de prendre l’avion dans deux heures et demie.
« Qu’y a-t-il ? »
Hakim tendit une enveloppe à Isidore.
« Plutôt que de la détruire, vu que je ne la donnerai jamais à Rosa, je crois au fond, que cette ultime lettre vous est destinée. »
Isidore la prit. Hakim frotta une larme au coin de ses yeux. Puis il salua Isidore et partit. Sa mission était finie. La parenthèse parisienne était close. Maintenant, il pouvait retrouver sa fille et son Michel, il pouvait vivre sa vie sans le poids de cette lettre qu’il venait de transmettre à Isidore.