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Cellule

Cellule

Published Aug 16, 2022 Updated Aug 20, 2022 Culture
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Cellule

 

— Non ! Non, Gabrielle ! Je t’en supplie, non ! Ne pars pas… Reste avec moi. Tu t’es habituée à moi non ? Gabrielle, s’il te plaît. Ne fais pas ça. J’ai besoin de toi ! Je ne peux pas survivre sans toi. Où vais-je aller ? Comment retrouver quelqu’un comme toi ? Tu étais parfaite pour moi. Non ! Non, ce n’est pas possible. Je ne te laisserai pas partir. Je te vois t’éloigner, ton corps s’éclipse. Non, ne me laisse pas seul. Tu ne peux pas disparaître de ma vie, Gabrielle, je t’en prie ! Non…

Elle est partie.

Je suis perdu.

De nouveau seul. Sans quiconque, sans elle. J’ai besoin de temps, je dois me reconstruire. Retrouver quelqu’un pour m’accompagner dans la vie. Il y a tant de gens, tant de mouvements ; ici, là, en haut, en bas, à droite, à gauche, même de travers ; ça bouge, remue, circule, prolifère, subsiste dans tous les sens ; capharnaüm urbain, pollution sonore, cellule de béton, peu d’oxygène, c'en est trop. Emporté par la frénésie, je cherche mon moment, mon accalmie.

Stop.

Inspiration. 

À cet instant, le monde se fige.

Les discussions, les sons, et la circulation se sont tus. Pause sur le vinyle de l’instant. Sans un ressenti, plus rien n’a bougé. Sur la place recouverte d’herbe verte, plus aucun groupe ne bouge, les poussettes ne roulent plus, le jet de la fontaine est figé en l’air, l’écureuil plane entre deux branches, et une file d’attente n’avance toujours pas. 

Silence.

Un mutisme pur fait rage dehors. Plaisir sonore inégalé qu’est celui du rien absolu.

J’entends. J’attends.

Que faire d’autre ? Je me promène dans ce temps suspendu et m’aventure. Je m’approche d’un homme d’une mine grisonnante malgré son jeune âge avachi sur un banc, les yeux immergés dans un news feed quelconque : 

// Famille : un senior décédé par foyer en moyenne / Londres : les survivants du Tsunami Elia racontent leurs traumatismes en chanson / Gagnez un billet pour Mars ! Cliquez ICI / Une paix en préparation ? / Les Jeux Olympiques d’Hiver commencent cette semaine sur la banquise / Peut-on vendre ses enfants ? / Canicule sur tout l’hémisphère Nord / Vie éternelle ! Cliquez ICI //

Sous un arbre, une famille assise rit aux éclats, cheveux au vent figés. Non loin d’eux, une femme et ses deux maris croquent vigoureusement dans leurs sandwichs, ils ressemblent à une publicité. 

Le temps passe.

J’ai comme un sentiment, d’étirement. Mouvement de forces invisibles aux regards circonspects. Le jogger semble avoir le pied au sol à présent. Le chien a la langue plus pendue. Les maris ont enfin croqué leur déjeuner. Le pigeon commence à amorcer un nouveau battement d’ailes. Le temps se dilue, il m’en reste peu, il faut que je m’approche de quelqu’un.

Il me faut quelqu’un. Je l’ai choisi.

Personne ne s’en est rendu compte, lui, y compris.  Je m’incruste sur son banc.

Je me transforme à la rencontre d’Erwin, jeune étudiant en architecture. Elle me plaît cette personne. Je m’accroche à lui sur ce banc, on passe un bon moment tous les deux. Je ne le quitte plus cet Erwin.

Ensemble on regarde la place, et on écoute les gens qui passent. Il veut s’en aller. 

Ah non !

Non, il ne va pas me laisser lui aussi. Je ne peux et ne veux plus être abandonné. Je veux partir avec lui. C’est trop dur. Je refuse. Je déteste être perdu. Je ne sais pas où aller. Avec lui, tout me va. Emmène-moi, je serais sage, tu verras.

                                                                                          ***

— Alors moi je ne connais personne. Je suis avec Erwin. Tu ne te dis pas ces derniers temps que plus rien n’a de sens ? J’essaie d’en profiter au maximum. Sans vraiment le faire non plus. 

—  Enchanté. Vous parlez travail ? Pour moi, le travail, il faut le fuir. Tu t’es enfui récemment ?

—  On est chez toi ? J’adore la déco. Merci de m’accueillir. Y’a plein de gens dis-donc ! Tu as du succès, fin, ta soirée en tout cas.

— Et si on s’ennuyait ensemble ? Viens, on écoute des bribes de conversations des gens. Rien de plus vrai que des échantillons de vie brute : 

// Alors je lui dis : tu crois vraiment que je vais remplir ton formulaire, comme s’il voulait m’avoir ! / Le nouvel album de X6 c’est du génie ! Je l’ai vu en intra-show la semaine dernière / Tu me plais beaucoup, ton corps c’est un original ? / Qui veut un shoooooooot ! / Non mardi matin je ne peux pas, j’ai cours de réseaux sociaux // 

Je tourne sur moi-même.

Impossible de tous leur parler. 

Qui choisir ? Choisis quelqu’un vite ! 

Trop de monde. Trop de choix. Trop de choses.

Une petite voix me dit que rien ne va, personne ne me veut. Tais-toi !

Je peux prendre une décision, et la bonne.  Lui. Non elle. Elle c’est mieux.

C’était quoi son prénom déjà ? Aaron ; Alia ; Alice ; Ambre ; Anaïs ; Anita ; Annie ; Bob ; Boris ; Brenda ; Caren;Carole ; Charline ; Dyla ; Elia ; Eliot ; Erwin ; Flo ; Gaspard ; Germain ; Gus ; Hédi ; Jeanne ; JM ; Joana ; John ; Léa ; Léna ; Manon ; Marc ; Mathieu ; Mounir ; Morgane ; Nadir ; Namir ; Nathan ; Paul ; Philippe ; Pomme ; Quentin ; Rafaël ; Rémi ; Rosie ; Satan ; Shin ; Thibault ; Trishia ; Valentin ; Yann;...

Ça n’arrête plus. Taisez-vous !

Stop.

Expiration.

Les lumières ont arrêté de clignoter.

Les invités immobiles dans leurs élans, posant comme des poupées de cire. Autour de moi, l’humain, figé dans ce laps de temps, ralenti. J’observe. Les spécimens présents sont groupés, rangés, casés, fagotés comme un vendredi soir. Triste espèce. Toujours dans l’indécision, j’ère à travers la pièce. Le flux temporel reprend son cours. Les visages rient moins, les gens s’écartent les uns des autres. Mais tous me regardent.

J’ai pris trop de temps !

On commence à m’éviter, à me fuir. De loin on parle de moi, je les entends murmurer. De près on m’observe, je les révulse. J’essaie de m’approcher, de créer un contact, mais on me rejette. Il n’y a plus d’embrassade, d’accolade ou de rigolade.

Je suis exclu. C’est ma fin. Je ne sers à rien. Je dois être avec quelqu’un.

Et non ! Non, je ne suis pas un parasite. Je n’ai pas choisi mon existence. C’est rude dehors.

Je me replie sur moi-même. C’en est trop. Bien trop dur d’être un virus.

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