Motif en couches successives
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Motif en couches successives
La route nous en sépare d'un ultime croisement ; un chemin de terre, descendant secrètement vers l'est, nous y conduira. C'est un petit champ cerclé d'arbre où l'on ne voit jamais personne. De la route qui le longe on peut apercevoir, par une percée dans les feuillages, en contrebas, ce petit cercle de terre d'une vingtaine de mètres de rayon. La moitié ouest est séparée des routes par une haie de feuillue et, sur une brève distance, par le discret chemin de terre qui en descend. Des herbes en friche y dansent la moitié de l'année.
L'autre moitié est couverte de petits arbres fruitiers, moins hauts que deux hommes, et descend vers l'est en une pente qui s'accentue. Au nord monte une forêt qui, embrassant la courbure du champ, tombe sous les arbres pour se perdre dans des horizons touffus. Une lisière de ronces court le long de la forêt, s'épaississant en été pour former des buissons épineux et impénétrables. La nuit, quand un vent glacé souffle et se mêle aux cris des chouettes, dans ce havre de paix, dans les fonds bleutés de ce creuset couvert de toute part, rien ne bouge, et la lune coule patiemment sa douce lueur d'albâtre.
Une fois l'hiver installé, tout le champ est figé dans un silence tenace qui dure jusqu'au printemps. L'épaisse nappe immaculée étouffe les bruits, quelques mésanges charbonnières font danser l'or de leurs éclatantes poitrines et on voit, à l'absence de pas, que le lieu est resté inviolé. Mais bientôt, alors que la neige n'a pas encore fini de fondre, on peut voir poindre de timides signes de vie sous l'ataraxie des mois écoulés. Le champ de terre mouillée tirant vers l'amarante, verdit, les arbres prennent des couleurs de jeunesse et, à leurs branches, on voit éclore une myriade de fleurs d'un rose si pâle, si subtil, qu'il réussit, en gardant sa joie rose et riante, à faire sienne toute la noblesse du blanc. Les fourrés épineux tirent à eux un vert plus profond, et les ombres changeantes de la forêt font naître en leurs profondeurs des mystères d'émeraudes.
Alors que le soleil estival se fait, semaine après semaine, plus pesant, des couloirs de pénombre se forment sous les arbres ; quand le vent vient agiter les branches, de petites flaques de lumières tremblent sur l'herbe fraîche comme une myriade de reflets sur la mer en mouvement. Les blés jaunissent, leurs épis durcissent et les tiges infléchies se mettent à crisser. Mais déjà les premières pluies mouillent la terre, les feuilles roussies de la forêt environnante passent par un subit éclat de braise avant de se dissoudre sur le tapis automnal. On voit pousser des mousserons sous l'ocre de cette couche au pieds des arbres décharnés, et la forêt entière exhale des odeurs humides de mousse, de champignon, et de décrépitude.
Tout au long de l'année on voit ce lieu gardé des hommes qui change incessamment, comme traversé par une houle de pétrole dont l'écume et les vagues font danser les couleurs.
Si l'on descend par ce chemin, on sentira l'odeur forte de terre et d'herbe fraîche qui marque l'adieu aux villes. On pourra alors caresser les blés, les faire carillonner et s'emplir de ces parfums chauds de vieille grange qu'ils libèrent. Sous les arbres fruitiers, en s'adossant aux écorces rugueuses, on pourra se perdre dans des senteurs qui se mêlent ; la légèreté si fraîche des fleurs de pommier que viennent souligner de leurs ombres les notes humides et boisées de la forêt, si proche ; l'herbe tendre et le sucre des résines ambrées qui coulent le long des troncs blessés ; l'exotisme de quelques fleurs des champs et la macération puissantes de quelques fruits qui s'affaissent déjà près des racines.
Je ne crois pas avoir jamais vu, dans cet aquarium en pleine mer, dans ce trésor de vie dissimulé et protégé d'autres richesses, qui que ce soit d'autre que moi. Parfois, la nuit, je décide d'emprunter ce chemin, comme on ferait jouer en pensée un souvenir ancien et rassurant afin de s'endormir, comme une méditation familière pour plonger en soi-même.
La terre y est fertile et les arbres hospitaliers, on peut y venir déposer tout ce qu'on a de trop comme on peut y venir chercher ce qui nous manque le plus. On y entend, susurrés par les sous-bois, des mots entendus il y a si longtemps – alors qu'on ne pouvait les comprendre – qu’on pourrait croire que leur mémoire nous vient d'une existence passée. Vaisseau de souvenir qui vogue sur les parfums et les saisons comme sur les flots et les tempêtes, vaisseau du plus grand des voyages à la marche immobile, au périple profond plus vieux que l'homme. Frêle esquif embarqué de peu de confiance et de beaucoup de cœur pour fendre les nuits d'encre et les brumes d'oubli, navire qui ne s'affrète que pour un départ sans retour. Barque cachée près d'une trêve céleste, passant le Styx pour nous mener au cœur porté des nuits humaines.