Juin - 4
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Juin - 4
« Vous avez des enfants monsieur Valois ?
- Non… Non, je n’ai pas d’enfants. Je n’en ai pas voulu. Et maintenant il est trop tard.
- Il n’est jamais trop tard pour les hommes, n’est-ce pas ?
- C’est-à-dire que je n’y tiens pas plus que cela. Et Véronique n’a pas de désir de maternité exacerbé, c’est le moins que l’on puisse dire.
- Je sens poindre comme un regret…
- Un demi regret seulement. Plus jeune je n’en voulais pas. Je voulais vivre ma vie sans avoir à m’embarrasser de l’éducation d’un enfant. Ce n’était pas que je ne me sentais pas prêt, c’est que je n’y avais pas le goût. Le monde était en pleine révolution, la chute du mur de Berlin, les massacres en Algérie, le génocide du Rwanda, la guerre dans les Balkans, je ne voyais pas ce monde comme l’écrin idéal où des enfants pourraient s’épanouir. C’était mon raisonnement de l’époque. Aujourd’hui, je me dis, avec le recul, que je n’ai rien fait de particulier pendant toutes ces années, en tout cas rien qui nécessitât un total renoncement à la vie familiale. Mes excuses n’étaient pas complètement justifiées. Il devait y avoir un fond de peur. Avoir un enfant est un pari sur l’avenir, vous en conviendrez. Je ne suis pas de ce genre d’homme qui aime parier. Alors en effet, je regrette un peu de m’être menti mais je ne regrette pas tant que cela le chemin parcouru.
- Vous avez raison, les regrets ne servent à rien si ce n’est à servir de fondations à la rancoeur. »
Un deuxième bip résonna dans la poche d’Isidore. Il sortit son portable. Véro, bien sûr. « Ne m’attends pas, je mange avec Noémie. » Et là : « Tu peux te joindre à nous aux Tuileries. Love ». Il ne répondit pas.
« Rien de grave ?
- Non, non, désolé… C’est pour un rendez-vous à déjeuner, avec Véronique…
- Vous ne déjeunez pas avec nous ?
- Eh bien, le secrétaire général et le directeur de cabinet préféraient un repas de travail plus accès politique internationale qu’archives institutionnelles, voyez-vous. Je n’étais donc pas crucial dans le plan de table.
- C’est dommage, vraiment. Vous n’aurez pas rencontré Michel, mon adjoint. Un garçon brillant. Il a fait ses études à Berkeley.
- Lui aussi est issu d’une grande famille ?
- Il est apparenté aux Chehab. Une puissante famille maronite. Je ne sais pas si vous connaissez la réputation de cette famille.
- Oh si, le nom m’est familier.
- Dans ce cas, peut-être connaissez-vous aussi la famille Arslan ?
- Cela m’évoque des princes druzes, je me trompe ?
- Votre science m’impressionne ! Cette famille règne moralement sur notre communauté depuis plusieurs siècles. Je pense que c’est la plus ancienne famille druze encore vivante.
- Cela me revient… oui, il y avait les Arslan et les Junblat, deux familles ennemies qui se défient politiquement depuis trois siècles. Ce sont les Capulet et Montaigu, les Bonaparte et les Pozzo di Borgo du Liban ! C’est du moins ainsi que j’ai retenu leurs noms.
- C’est très exactement et tragiquement le cas. Ils ont précipité le Liban dans la guerre et se sont fait manipuler, voire assassiner, par pur orgueil. Et, je le dis avec d’autant plus de froideur que je suis lié à cette famille...»
La chaleur rendait sa bouche pâteuse aussi il avala d’un trait la moitié de son verre de coca. Isidore l’écoutait en sirotant son panaché. Le soleil avait fait son apparition dans le dos d’Hicham Hakim qui décala sa siège pour rester à l’ombre. Le serveur surgit à ce moment avec un parasol qu’il planta dans un socle de béton et ouvrit en tirant brusquement sur une cordelette usée. Aussitôt l’ombre s’étendit sur une moitié du trottoir et protégea le dos de l’archiviste libanais. Isidore profita de la venue expresse du serveur pour régler la note. La toile tendue au-dessus de leurs têtes rendait le lieu plus intime, alors même qu’ils étaient dans un lieu ouvert, à deux pas de la place de l’Opéra et des grands boulevards. Les deux hommes s’étaient rapprochés et se confiaient l’un à l’autre avec beaucoup de naturel. Isidore sentait que Hicham Hakim avait besoin de parler et cela ne l’ennuyait nullement de l’écouter.